Muet et pâle, il reçoit ce camouflet en pleine assemblée, mais dans son for intérieur il est résolu à se venger et à rendre la pareille.

Pendant quelques jours, quelques semaines, on n’entend plus parler de lui. Robespierre pense qu’il est fini et que son coup de pied a sans doute suffi à châtier cet impudent. Mais, si l’on ne voit et n’entend Fouché, c’est parce qu’il travaille opiniâtrement, méthodiquement, souterrainement, comme une taupe. Il fait des visites aux membres des comités ; il cherche des connaissances parmi les députés ; il est aimable, obligeant et s’efforce de plaire à chacun. Il se donne surtout du mal auprès des Jacobins, là où la parole souple et habile a beaucoup de poids et où ce qu’il a fait à Lyon lui a valu de la considération. Personne ne sait nettement ce que veut, projette et vise cet homme sans apparence, si occupé, qui se promène partout et partout ourdit le fil de ses intrigues.

Et soudain, tout devient clair, grâce à un événement imprévu de tous et surtout de Robespierre, car, le 18 Prairial, Joseph Fouché est élu, à une grande majorité, président du Club des Jacobins.

 

Robespierre tressaille : ni lui ni personne ne s’attendait à cela. Ce n’est que maintenant qu’il reconnaît quel adversaire plein d’astuce et d’audace est Fouché. Depuis deux ans il ne lui était plus arrivé de voir un homme ouvertement attaqué par lui oser encore lui résister. Tous avaient aussitôt disparu, à peine son regard les avait-il atteints ; un Danton s’était réfugié dans sa maison de campagne ; les Girondins s’étaient sauvés en province ; les autres restaient dans leurs demeures et ne faisaient plus parler d’eux. Et celui-ci, cet impertinent, que son doigt tendu a marqué comme impur en pleine Assemblée nationale, s’insinue dans le sanctuaire, dans le saint des saints de la Révolution, au Club des Jacobins, et y obtient par ses intrigues la plus haute dignité qui puisse être conférée à un patriote ! Car il ne faut pas oublier quelle énorme puissance morale possède ce club précisément dans la dernière année de la Révolution. L’épreuve la plus décisive et la plus authentique qui garantisse la qualité de patriote, c’est d’être admis au Club des Jacobins et, si l’on en est exclu et chassé, c’est, au contraire, se faire marquer pour la guillotine. Généraux, chefs populaires, hommes politiques, tous inclinent la tête devant ce tribunal, comme devant la plus haute instance, instance presque religieuse, de l’esprit bourgeois. Ce club représente, en quelque sorte, les prétoriens de la Révolution, la garde du corps et la garde sacrée du sanctuaire. Et voilà que ces prétoriens, les plus stricts, les plus sincères et les plus inflexibles des républicains, ont choisi pour chef un Joseph Fouché ! La colère de Robespierre est sans mesure. Car, en plein jour, ce coquin s’est introduit frauduleusement dans son royaume, dans son domaine à l’endroit précis où lui-même accuse ses ennemis et trempe sa propre force dans le cercle des éprouvés ; maintenant, lorsqu’il voudra prononcer un discours, il faudra donc qu’il en demande l’autorisation à Joseph Fouché ! Lui, Maximilien Robespierre, obligé de se soumettre au caprice ou à la mauvaise humeur d’un Joseph Fouché !

Aussitôt il concentre toutes ses forces. Il faut qu’il venge dans le sang cette défaite. Il faut immédiatement chasser cet homme, non seulement de la présidence, mais même de la société des patriotes. Vite il lance à ses trousses quelques citoyens de Lyon qui le mettent en accusation. Et lorsque Fouché, surpris et toujours décontenancé dans une lutte oratoire à découvert, se défend maladroitement, Robespierre lui-même intervient et engage les Jacobins à « ne pas se laisser duper par des trompeurs ». Il réussit presque, par ce premier coup, à renverser Fouché. Mais Fouché a encore dans ses mains la présidence et par là le moyen de clore les débats prématurément. Il met fin à la discussion d’une manière peu brillante et il se réfugie dans l’obscurité pour préparer une nouvelle attaque contre Robespierre.

Mais, maintenant, celui-ci est averti. Il a reconnu la tactique de Fouché ; il sait que cet homme n’accepte pas de combat singulier, mais qu’il bat toujours en retraite afin de méditer secrètement dans l’ombre ses coups perfides. Il ne suffit pas de fustiger cet intrigant opiniâtre et de le vaincre ; il faut le poursuivre jusque dans ses derniers retranchements, l’écraser du pied, l’obliger à exhaler son dernier souffle ; il faut, une fois pour toutes, le rendre inoffensif.

C’est pourquoi Robespierre l’attaque de nouveau. Il renouvelle, aux Jacobins, son accusation publique et demande que Fouché vienne à la prochaine séance pour se justifier. Naturellement, Fouché s’en garde bien. Il connaît sa force et sa faiblesse ; il ne veut pas donner à Robespierre l’occasion d’un triomphe public, il ne veut pas être humilié par lui, face à face, sous les yeux de trois mille hommes. Mieux vaut rester dans l’ombre, mieux vaut se laisser vaincre et gagner du temps, un temps précieux ! C’est pourquoi il écrit avec politesse aux Jacobins que, malheureusement, il est obligé de refuser de présenter sa défense en public ; avant que les deux comités se soient prononcés au sujet de sa conduite, il prie les Jacobins d’ajourner leur jugement sur son compte.

Robespierre bondit sur cette lettre comme sur une proie. Maintenant c’est le moment de le saisir, c’est le moment de l’écraser définitivement. Le discours qu’il prononce alors, le 23 Messidor (11 juillet), contre Joseph Fouché est l’attaque la plus acharnée, la plus violente et la plus bilieuse que Robespierre ait jamais dirigée contre un adversaire.

Dès le premier mot on sent déjà qu’il veut non seulement frapper son ennemi, mais bien l’atteindre mortellement, non seulement l’humilier, mais encore l’exterminer.