C'est de lui que Plutarque dit, dans la Vie de Brutus, qu'on s'ouvrit à lui de la conjuration, «non qu'il fût autrement homme à la main, ou vaillant de sa personne, mais parce qu'il pouvoit beaucoup à cause d'un grand nombre de serfs escrimans à oultrance qu'il nourrissoit pour donner au peuple le passe-temps de les voir combattre ; joint aussi qu'il avoit crédit alentour de César.» Il dit ailleurs que César avait tant de confiance en ce Décimus Brutus qu'il l'avait nommé son second héritier. Ce fut lui qui, le jour de sa mort, alla le chercher et le décida à se rendre au sénat, malgré Calphurnia et les augures.]
METELLUS CIMBER,
CINNA.
FLAVIUS,
MARULLUS,
LUCILIUS,
TITINIUS,
MESSALA,
Le jeune CATON,
VOLUMNIUS,
ARTEMIDORE, sophiste ou
rhéteur de Guide.
Un devin.
CINNA, poète.
Un autre Poète.
VARRON,
CLITUS,
CLAUDIUS,
STRATON,
LUCIUS,
DARDANIUS,
PINDARUS, esclave de Cassius.
CALPHURNIA, femme de César.
PORCIA, femme de Brutus.
SÉNATEURS, CITOYENS, GARDES ET SUITE.
La scène, pendant la plus grande partie de la pièce, est à Rome, ensuite à Sardes et près de Philippes.
ACTE PREMIER - SCÈNE I
Rome.—Une rue.
Entrent FLAVIUS ET MARULLUS, et une multitude de citoyens des basses classes.
FLAVIUS.—Hors d'ici, rentrez, fainéans ; rentrez chez vous. Est-ce aujourd'hui fête ? Quoi ! ne savez-vous pas que vous autres artisans vous ne devez circuler dans les rues les jours ouvrables qu'avec les signes de votre profession ?—Parle, quel est ton métier ?
PREMIER CITOYEN.—Moi, monsieur ? charpentier.
MARULLUS.—Où sont ton tablier de cuir et ta règle ? Que fais-tu ici avec ton habit des jours de fêtes ?—Et vous, s'il vous plaît, quel est votre métier ?
SECOND CITOYEN.—Pour dire vrai, monsieur, en fait d'ouvrage fin, je ne suis pas autre chose que comme qui dirait un savetier.
MARULLUS.—Mais quel est ton métier ? Réponds-moi tout de suite.
SECOND CITOYEN.—Un métier, monsieur, que je crois pouvoir faire en sûreté de conscience : je remets en état les âmes [Soals, semelles ; dans l'ancienne édition, souls, âmes. Ces deux mots se prononcent de même, et c'est là-dessus que roule la plaisanterie du savetier ; la correction faite dans les éditions subséquentes ne me paraît pas heureuse, car si le cordonnier disait que son métier est de raccommoder les mauvaises semelles ; bad soals, il serait étrange que Marullus ne le comprît pas sur-le-champ. Le mot souls m'aurait donc paru plus convenable à laisser dans le texte. Quant à la traduction, il s'est trouvé, par un bonheur qui n'est pas commun lorsqu'il s'agit de rendre un calembour, que, dans l'argot du cordonnier, une partie de la botte s'appelle âme ; ce qui a donné le moyen de rendre ce jeu de mots avec une fidélité qu'il n'est pas possible de promettre toujours.] qui ne valent rien.
MARULLUS.—Quel est ton métier, maraud, mauvais drôle, ton métier ?
SECOND CITOYEN.—Monsieur, je vous en prie, que je ne vous fasse pas ainsi sortir de votre caractère [Be not out with me, yet if you be out.—To be out signifie également être de mauvaise humeur et avoir un vêtement déchiré.]. Cependant, si vous en sortiez par quelque bout, monsieur, je pourrais vous remettre en état.
MARULLUS.—Qu'entends-tu par là ? Me remettre en état, insolent ?
SECOND CITOYEN.—Sans difficulté, monsieur, vous resaveter.
MARULLUS.—Tu es donc savetier ? L'es-tu ?
SECOND CITOYEN.—Bien vrai, monsieur, je n'ai pour vivre que mon alêne. Je n'entre pas, moi, dans les affaires de commerce, dans les affaires de femmes ; je n'entre qu'avec mon alêne [I meddle with no tradesman's matters, nor women's matters, but with awl, with all ou withal, jeu de mots qu'on n'a pu rendre, mais qu'on a tâché de suppléer, parce qu'il est dans le caractère du personnage.] Au fait, monsieur, je suis un chirurgien de vieux souliers : quand ils sont presque perdus, je les recouvre [When they are in great danger I recover them. Recover, recouvrir, recover, guérir, sauver, recouvrer.] ; et on a vu bien des gens, je dis des meilleurs qui aient jamais marché sur peau de bête, faire leur chemin sur de l'ouvrage de ma façon [Cette dernière phrase est omise dans la traduction qu'a faite Voltaire des trois premiers actes de Jules César. Voltaire ayant donné cette traduction comme exacte, on relèvera quelques-unes de ses nombreuses inexactitudes.].
FLAVIUS.—Mais pourquoi n'es-tu pas dans ta boutique aujourd'hui ? pourquoi mènes-tu tous ces gens-là courir les rues ?
SECOND CITOYEN.—Vraiment, monsieur, pour user leurs souliers, afin de me procurer plus d'ouvrage.—Mais sérieusement, monsieur, nous nous sommes mis en fête pour voir César, et nous réjouir de son triomphe.
MARULLUS.—Vous réjouir ! et de quoi ? quelles conquêtes vient-il vous rapporter ? Quels nouveaux tributaires le suivent à Rome pour orner, enchaînés, les roues de son char ? Bûches, pierres que vous êtes, vous êtes pires que les choses insensibles ! O coeurs durs, cruels enfants de Rome, n'avez-vous point connu Pompée ? Bien des fois, bien souvent, n'êtes-vous pas montés sur les murailles et les créneaux, sur les fenêtres et les tours, jusque sur le haut des cheminées, vos enfants dans vos bras ; et là, patiemment assis, n'attendiez-vous pas tout le long du jour pour voir le grand Pompée traverser les rues de Rome ; et de si loin que vous voyiez paraître son char, le cri universel de vos acclamations ne faisait-il pas trembler le Tibre au plus profond de son lit, de l'écho de vos voix répété sous ses rivages caverneux ? Et aujourd'hui vous prenez vos plus beaux vêtements, et vous choisissez ce jour pour un jour de fête ! et aujourd'hui vous semez de fleurs le passage de l'homme qui vient à vous triomphant du sang de Pompée ! [Après la victoire remportée en Espagne sur les enfants de Pompée. C'était la première fois que Rome voyait triompher d'une victoire remportée sur des Romains, et ce fut ce qui commença à indisposer fortement contre César. Shakspeare place ce triomphe le jour de cette fête des Lupercales, où Antoine offrit la couronne à César, ce qui n'eut lieu que plus d'un an après. Il fait de même des Lupercales la veille des ides de mars, quoique les Lupercales se célébrassent vers le milieu de février et que les ides fussent le 15 mars.
Voltaire n'a pas bien compris ce passage, et a cru que César triomphait de la bataille de Pharsale.].
—Allez-vous-en.—Courez à vos maisons, tombez à genoux, priez les dieux de suspendre l'inévitable fléau près d'éclater sur cette ingratitude.
Quoi vous couvrez de fleurs le chemin d'un coupable,
Du vainqueur de Pompée encor teint de son sang !
FLAVIUS.—Allez, allez, bons compatriotes ; et pour expier votre faute, assemblez tous les pauvres gens de votre sorte, conduisez-les au bord du Tibre ; et là, pleurez dans son canal tout ce que vous avez de larmes, jusqu'à ce que ses eaux, à l'endroit le plus enfoncé de son cours, caressent le point le plus élevé de son rivage. (Les citoyens sortent.) Voyez si cette matière grossière n'a pas été émue : ils disparaissent la langue enchaînée par le sentiment de leur tort.—Vous, descendez cette rue qui mène au Capitole ; moi, je vais suivre ce chemin. Dépouillez les statues si vous les trouvez parées d'ornements de fête.
MARULLUS.—Le pouvons-nous ? Vous savez que c'est aujourd'hui la fête des Lupercales.
FLAVIUS.—N'importe, ne souffrons pas qu'aucune statue porte les trophées de César [Ce ne fut point à ce moment, mais après que la couronne eût été offerte à César, que Flavius et Marullus dépouillèrent ses statues non pas d'ornements triomphaux, mais des diadèmes dont quelques-unes avaient été couronnées.]. Je vais parcourir ces quartiers et chasser le peuple des rues ; faites-en de même partout où vous le trouverez attroupé. Ces plumes naissantes arrachées de l'aile de César ne le laisseront voler qu'à la hauteur ordinaire ; autrement dans son essor, il s'élèverait trop haut pour être vu des hommes, et nous tiendrait tous dans un servile effroi.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Toujours à Rome.—Une place publique.
Entrent en procession et avec la musique CÉSAR, ANTOINE
préparé pour la course ; CALPHURNIA, PORCIA, DÉCIUS,
CICÉRON, BRUTUS, CASSIUS, CASCA.—Ils
sont suivis d'une grande multitude dans laquelle se trouve
un devin.
CÉSAR.—Calphurnia !
CASCA.—Holà ! silence ! César parle [Voltaire, paix, messieurs ; le mot messieurs, qu'il attribue ici à César, n'a aucun équivalent dans l'original. Voltaire traduit aussi constamment le my lord par mylord, qui n'en est point la traduction. Mylord n'est qu'une application particulière que les Anglais font du mot de lord à la dignité de pair, et qui n'affecte en rien la signification générale de ce mot, consacré en anglais à exprimer toutes les sortes de dominations et de dignités, en sorte qu'à moins qu'il ne s'applique à des pairs d'Angleterre, il doit être traduit, comme tous les autres mots de la langue, par un équivalent français.].
(La musique cesse.)
CÉSAR.—Calphurnia !
CALPHURNIA.—Me voici, mon seigneur.
CÉSAR.—Ayez soin de vous tenir sur le passage d'Antoine, quand il courra.—Antoine !
ANTOINE.—César, mon seigneur.
CÉSAR.—N'oubliez pas en courant, Antoine, de toucher Calphurnia ; car nos anciens disent que les femmes infécondes, en se faisant toucher dans cette sainte course, secouent la malédiction qui les rendait stériles.
ANTOINE.—Je m'en souviendrai. Quand César dit : Faites cela, cela est fait.
CÉSAR.—Partez, et n'omettez aucune cérémonie.
(Musique.)
LE DEVIN.—César !
CÉSAR.—Ha ! qui m'appelle ?
CASCA, s'adressant à ceux qui l'environnent.—Commandez que tout bruit cesse. Encore une fois, silence !
(La musique s'arrête.)
CÉSAR.—Qui est-ce, dans la foule, qui m'appelle ainsi ? J'entends une voix, plus perçante que tous les instruments de musique crier César ! Parle, César se tourne pour entendre.
LE DEVIN.—Prends garde aux ides de mars.
CÉSAR.—Quel est cet homme ?
BRUTUS.—Un devin qui vous avertit de prendre garde aux ides de mars.
CÉSAR.—Amenez-le devant moi, que je voie son visage.
CASCA.—Mon ami, sors de la foule, regarde César.
CÉSAR.—Qu'as-tu à me dire maintenant ? Répète encore.
LE DEVIN.—Prends garde aux ides de mars.
CÉSAR.—C'est un visionnaire ; laissons-le, passons.
(Les musiciens exécutent un morceau.)
(Tous sortent, excepté Brutus et Cassius.)
CASSIUS.—Irez-vous voir l'ordre de la course ?
BRUTUS.—Moi ? non.
CASSIUS.—Je vous en prie, allez-y.
BRUTUS.—Je ne suis point un homme de divertissements ; je n'ai pas tout à fait la vivacité d'Antoine. Que je ne vous empêche pas, Cassius, de suivre votre intention ; je vais vous laisser.
CASSIUS.—Brutus, je vous observe depuis quelque temps : je ne reçois plus de vos yeux ces regards de douceur, ces signes d'affection que j'avais coutume d'en recevoir. Vous tenez envers votre ami, qui vous aime, une conduite trop froide et trop peu cordiale.
BRUTUS.—Ne vous y trompez point, Cassius : si mon regard s'est voilé, ce trouble de mon maintien ne porte que sur moi-même. Je suis tourmenté depuis quelque temps de sentiments qui se contrarient, d'idées qui ne concernent que moi, et donnent peut-être quelque bizarrerie à mes manières : mais que mes bons amis, au nombre desquels je vous compte, Cassius, n'en soient donc pas affligés, et ne voient rien de plus dans cette négligence, sinon que ce pauvre Brutus, en guerre avec lui-même, oublie de donner aux autres des témoignages de son amitié [Traduction de Voltaire :
Vous vous êtes trompé : quelques ennuis secrets,
Des chagrins peu connus, ont changé mon visage ;
Ils me regardent seul et non pas mes amis.
Non, n'imaginez point que Brutus vous néglige :
Plaignez plutôt Brutus en guerre avec lui-même :
J'ai l'air indifférent, mais mon coeur ne l'est pas.].
CASSIUS.—Alors je me suis bien trompé, Brutus, sur le sujet de vos peines, et cela m'a fait ensevelir dans mon sein des pensées d'un haut prix, d'honorables méditations.
Dites-moi, digne Brutus, pouvez-vous voir votre propre visage ?
BRUTUS.—Non, Cassius ; car l'oeil ne peut se voir lui-même, si ce n'est par réflexion, au moyen de quelque autre objet.
CASSIUS.—Cela est vrai, et l'on déplore beaucoup, Brutus, que vous n'ayez pas de miroirs qui puissent réfléchir à vos yeux votre mérite caché pour vous, qui vous fassent voir votre image. J'ai entendu plusieurs des citoyens les plus considérés de Rome (sauf l'immortel César) parler de Brutus ; et, gémissant sous le joug qui opprime notre génération, ils souhaitaient que le noble Brutus fît usage de ses yeux.
BRUTUS.—Dans quels périls prétendez-vous m'entraîner, Cassius, en me pressant de chercher en moi-même ce qui n'y est pas.
CASSIUS.—Brutus, préparez-vous à m'écouter ; et puisque vous savez que vous ne pouvez pas vous voir vous-même aussi bien que par la réflexion, moi, votre miroir, je vous découvrirai modestement les parties de vous-même que vous ne connaissez pas encore. Et ne vous méfiez pas de moi, excellent Brutus : si je suis un railleur de profession, si j'ai coutume de faire avec les serments ordinaires, étalage de mon amitié à tous ceux qui viennent me protester de la leur, si vous savez que je courtise les hommes et les étouffe de caresses pour les déchirer ensuite, ou que dans la chaleur des festins je fais des déclarations d'amitié à toute la salle, alors tenez-moi pour dangereux.
(On entend des trompettes et une acclamation.)
BRUTUS.—Qu'annonce cette acclamation ? Je crains que ce peuple n'adopte César pour roi.
CASSIUS.—Oui ? le craignez-vous ?—Je dois donc penser que vous ne voudriez pas qu'il le fût.
BRUTUS.—Je ne le voudrais pas, Cassius ; cependant je l'aime beaucoup.—Mais pourquoi me retenez-vous si longtemps ? de quoi désirez-vous me faire part ? Si c'est quelque chose qui tende au bien public, placez devant mes yeux l'honneur d'un côté, la mort de l'autre [Set honour in one eye, and death i' the other.
Voltaire a traduit :
La gloire dans un oeil, et le trépas dans l'autre.
Eye veut dire ici point de vue ; il est continuellement employé en anglais dans ce sens.], et je les regarderai tous deux indifféremment ; car je demande aux dieux de m'être aussi propices, qu'il est vrai que j'aime ce qui s'appelle honneur plus que je ne crains la mort.
CASSIUS.—Je vous connais cette vertu, Brutus, tout aussi bien que je connais le charme de vos manières. Eh bien ! l'honneur est le sujet de ce que j'ai à vous exposer. Je ne puis dire ce que vous et d'autres hommes pensent de cette vie ; mais pour moi, j'aimerais autant ne pas être que de vivre dans la crainte et le respect devant un être semblable à moi. Je suis né libre comme César ; vous aussi ; nous avons tous deux profité de même ; tous deux nous pouvons aussi bien que lui soutenir le froid de l'hiver.—Dans un jour brumeux et orageux où le Tibre agité s'irritait contre ses rivages, César me dit : «Oses-tu, Cassius, t'élancer avec moi dans ce courant furieux, et nager jusque là-bas ?»—À ce seul mot, vêtu comme j'étais, je plongeai dans le fleuve, en le sommant de me suivre. En effet, il me suivit : le torrent rugissait ; nous le battions de nos muscles nerveux, rejetant ses eaux des deux côtés et coupant le courant d'un coeur animé par la dispute.
Mais avant que nous eussions atteint le but marqué, César s'écrie : «Secours-moi, Cassius, ou je péris.» Moi, comme Énée notre grand ancêtre emporta sur son épaule le vieux Anchise hors des flammes de Troie, j'emportai hors des vagues du Tibre César épuisé : et cet homme aujourd'hui est devenu un dieu, et Cassius n'est qu'une misérable créature, et il faut que son corps se courbe si César daigne seulement le saluer d'un signe de tête négligent !—En Espagne, il eut la fièvre, et pendant l'accès je fus frappé de voir comme il tremblait.
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