Mon front a été couvert de compresses, imbibées d’eau de mer, par les soins de miss Herbey, mais je sens que je n’ai plus que peu de temps à vivre !

Aujourd’hui, 22, scène affreuse. Le nègre Jynxtrop, subitement pris d’un accès de folie furieuse, parcourt le radeau en poussant des hurlements. Robert Kurtis veut le contenir, mais en vain ! Il se jette sur nous pour nous dévorer ! Il faut se défendre contre les attaques de cette bête féroce. Jynxtrop a saisi un anspect, et il est difficile de parer ses coups.

Mais soudain, par un revirement qu’une attaque de folie seule explique, sa rage se tourne contre lui-même. Il se déchire de ses dents, de ses ongles, nous jetant son sang à la figure et criant :

— Buvez ! Buvez !

Pendant quelques minutes, il se démène ainsi, et se dirige vers l’avant du radeau, criant toujours :

— Buvez ! Buvez ! Puis, il s’élance, et j’entends son corps tomber à la mer. Le bosseman, Falsten, Daoulas se précipitent à l’avant du radeau pour reprendre ce corps, mais ils ne voient plus qu’un large cercle rouge, au milieu duquel se débattent des requins monstrueux !

(Chap. XLVI à XLIX)

AU FOND DE L’AMAZONE
(La Jangada, 1881)

On n’a pas encore fait, chez Verne, l’inventaire des monstres. Nul d’entre eux ne relève, comme chez Rosny ou Wells, de la pure création : ils sont répertoriés dans les dictionnaires ; parfois, déjà évoqués par la littérature (Les Travailleurs de la mer, etc.) ou la légende. Ils n’en sont pas moins, toujours, des figures de l’Autre. Et les plus inquiétants sont ceux qui, à la manière de Lovecraft, surgissent des fantasmes, voire d’un nœud de fantasmes.

Véritable « jardin flottant », l’immense radeau de la Jangada. Huit Cents Lieues sur l’Amazone (1881) est une sorte de paradis terrestre, où se cache un serpent ; mais tout change, lorsqu’il s’agit de pénétrer dans le « lit de l’Amazone »… Le héros Benito y descend en scaphandre, pour récupérer le corps du misérable qu’il vient d’imprudemment supprimer – et avec lui, la preuve de l’innocence de son père injustement inculpé ! Il y fera de bien étranges rencontres. Là, en effet, les règnes s’interpénétrent : le réel et le cauchemar, le machinique et le vivant, la Vie-dans-la-Mort et la Mort-dans-la-Vie. Affronter à la fois l’asphyxie, l’étreinte d’une entité qui « se frottait lentement contre son corps et l’enlaçait de ses replis », et le double terrible et accusateur du Père, c’est beaucoup pour un seul homme… Sous la surface des eaux, du texte et des êtres, règnent les monstres, c’est-à-dire l’Angoisse : elle aussi a ses limites, celles du tolérable.

 

 

Benito fut descendu très doucement et retrouva le sol ferme. Lorsque ses semelles foulèrent le sable du lit, on put juger, à la longueur de la corde de halage, qu’il se trouvait par une profondeur de soixante-cinq à soixante-dix pieds. Il y avait donc là une excavation considérable, creusée bien au-dessous du niveau normal.

Le milieu liquide était plus obscur alors, mais la limpidité de ces eaux transparentes laissait pénétrer encore assez de lumière pour que Benito pût distinguer suffisamment les objets épars sur le fond du fleuve et se diriger avec quelque sûreté. D’ailleurs le sable, semé de mica, semblait former une sorte de réflecteur, et l’on aurait pu en compter les grains, qui miroitaient comme une poussière lumineuse.

Benito allait, regardait, sondait les moindres cavités avec son épieu. Il continuait à s’enfoncer lentement. On lui filait de la corde à la demande, et comme les tuyaux qui servaient à l’aspiration et à l’expiration de l’air n’étaient jamais raidis, le fonctionnement de la pompe s’opérait dans de bonnes conditions.

Benito s’écarta ainsi, de manière à atteindre le milieu du lit de l’Amazone, là où se trouvait la plus forte dépression.

Quelquefois une profonde obscurité s’épaississait autour de lui, et il ne pouvait plus rien voir alors, même dans un rayon très restreint. Phénomène purement passager : c’était le radeau qui, se déplaçant au-dessus de sa tête, interceptait complètement les rayons solaires et faisait la nuit à la place du jour. Mais, un instant après, la grande ombre s’était dissipée et la réflexion du sable reprenait toute sa valeur.

Benito descendait toujours. Il le sentait surtout à l’accroissement de la pression qu’imposait à son corps la masse liquide. Sa respiration était moins facile, la rétractibilité de ses organes ne s’opérait plus, à sa volonté, avec autant d’aisance que dans un milieu atmosphérique convenablement équilibré. Dans ces conditions, il se trouvait sous l’action d’effets physiologiques dont il n’avait pas l’habitude. Le bourdonnement s’accentuait dans ses oreilles ; mais, comme sa pensée était toujours lucide, comme il sentait le raisonnement se faire dans son cerveau avec une netteté parfaite, – même un peu extranaturelle –, il ne voulut point donner le signal de halage et continua à descendre plus profondément.

Un instant, dans la pénombre où il se trouvait, une masse confuse attira son attention. Cela lui paraissait avoir la forme d’un corps engagé sous un paquet d’herbes aquatiques.

Une vive émotion le prit. Il s’avança dans cette direction. De son bâton il remua cette masse.

Ce n’était que le cadavre d’un énorme caïman, déjà réduit à l’état de squelette, et que le courant du rio Negro avait entraîné jusque dans le lit de l’Amazone.

Benito recula, et, en dépit des assertions du pilote, la pensée lui vint que quelque caïman vivant pourrait bien s’être engagé dans les profondes couches du bassin de Frias !…

Mais il repoussa cette idée et continua sa marche, de manière à atteindre le fond même de la dépression.

Il devait être alors parvenu à une profondeur de quatre-vingt-dix à cent pieds, et, conséquemment, il était soumis à une pression de trois atmosphères. Si donc cette cavité s’accusait encore davantage, il serait bientôt obligé d’arrêter ses recherches.

Les expériences ont démontré en effet que, dans les profondeurs inférieures à cent vingt on cent trente pieds, se trouve l’extrême limite qu’il est dangereux de franchir en excursion sous-marine : non seulement l’organisme humain ne se prête pas à fonctionner convenablement sous de telles pressions, mais les appareils ne fournissent plus l’air respirable avec une régularité suffisante.

Et cependant Benito était résolu à aller tant que la force morale et l’énergie physique ne lui feraient pas défaut. Par un inexplicable pressentiment, il se sentait attiré vers cet abîme ; il lui semblait que le corps avait dû rouler jusqu’au fond de cette cavité, que peut-être Torrès, s’il était chargé d’objets pesants, tels qu’une ceinture contenant de l’argent, de l’or ou des armes, avait pu se maintenir à ces grandes profondeurs.

Tout d’un coup, dans une sombre excavation, il aperçut un cadavre ! oui ! un cadavre, habillé encore, étendu comme eût été un homme endormi, les bras repliés sous la tête !

Était-ce Torrès ? Dans l’obscurité, très opaque alors, il était malaisé de le reconnaître ; mais c’était bien un corps humain qui gisait là, à moins de dix pas, dans une immobilité absolue !

Une poignante émotion saisit Benito. Son cœur cessa de battre un instant.