Une procession d’ombres mouvantes se déroula sur les parois assombries. Je n’osais plus abaisser ma paupière, craignant de perdre le moindre atome de cette clarté fugitive ! À chaque instant il me semblait qu’elle allait s’évanouir et que « le noir » m’envahissait.
Enfin, une dernière lueur trembla dans la lampe. Je la suivis, je l’aspirai du regard, je concentrai sur elle toute la puissance de mes yeux, comme sur la dernière sensation de lumière qu’il leur fût donné d’éprouver, et je demeurai plongé dans les ténèbres immenses.
Quel cri terrible m’échappa ! Sur terre au milieu des plus profondes nuits, la lumière n’abandonne jamais entièrement ses droits ! Elle est diffuse, elle est subtile ; mais, si peu qu’il en reste, la rétine de l’œil finit par la percevoir ! Ici, rien. L’ombre absolue faisait de moi un aveugle dans toute l’acception du mot.
Alors ma tête se perdit. Je me relevai, les bras en avant, essayant les tâtonnements les plus douloureux ; je me pris à fuir, précipitant mes pas au hasard dans cet inextricable labyrinthe, descendant toujours, courant à travers la croûte terrestre, comme un habitant des failles souterraines, appelant, criant, hurlant, bientôt meurtri aux saillies des rocs, tombant et me relevant ensanglanté, cherchant à boire ce sang qui m’inondait le visage, et attendant toujours que quelque muraille imprévue vint offrir à ma tête un obstacle pour s’y briser !
Où me conduisit cette course insensée ? Je l’ignorerai toujours. Après plusieurs heures, sans doute à bout de forces, je tombai comme une masse inerte le long de la paroi, et je perdis tout sentiment d’existence !
(Chap. XXVI-XXVII)
SUR LE TOIT DU MONDE
(Voyages et Aventures du capitaine Hatteras, 1864)
Ils étaient dix-huit hommes, et un chien, à partir de Liverpool pour aller – sans le savoir, sauf leur capitaine à la conquête du pôle ; ils sont cinq, dont un Américain Recueilli au passage, et le chien, à y parvenir. Des conditions climatiques inhumaines, la révolte de la quasi-totalité de l’équipage contre un maître impitoyable, avaient fait leur œuvre. Des cinq, seul Hatteras, accompagné de son inséparable double, se réserve le droit sinon d’habiter du moins d’atteindre l’espace inhabitable par excellence, le « point mathématique où se réunissent tous les méridiens du globe ».
Ce point, Verne le décrit dès 1863-64, date de composition du roman ; il ne cessera, par la suite, d’y revenir. Car c’est celui où s’entrecroisent trois grands thèmes obsessionnels de son œuvre : le pôle, le volcan, la folie. C’est, en même temps, celui vers lequel convergent tous les désirs, toutes les pulsions de l’homme selon Verne : volonté de puissance – Hatteras « croyait grandir avec la montagne elle-même » ; pulsion « scopique », puisqu’il se donne manifestement en spectacle ; désir d’autodestruction, par laquelle il ne se réalise qu’à travers la mort. Nulle part ailleurs qu’en ce point culminant du globe, et du récit, la « géographie » vernienne n’apparaît mieux comme ce qu’elle est : le révélateur de l’homme. Ici la folie humaine se dévoile à elle-même, aux spectateurs, au lecteur ; et elle va jusqu’au bout. En franchissant le « fleuve de lave », Hatteras fait le grand saut ; bien entendu, il n’en revient pas. Dans la version primitive, refusée par Hetzel, il disparaissait dans le volcan, seul tombeau digne de lui. La nouvelle « chute » – celle du récit – n’est pas moins belle peut-être : seul dans le parc d’une maison de santé, pantin téléguidé par une « force magnétique », « le capitaine Hatteras marchait invariablement vers le Nord ».
Lorsque Bell, Johnson, Altamont et le docteur se réveillèrent, ils ne trouvèrent plus Hatteras auprès d’eux. Inquiets, ils quittèrent la grotte, et ils aperçurent le capitaine debout sur un roc. Son regard demeurait invariablement fixé sur le sommet du volcan. Il tenait à la main ses instruments ; il venait évidemment de faire le relevé exact de la montagne.
Le docteur alla vers lui et lui adressa plusieurs fois la parole avant de le tirer de sa contemplation. Enfin, le capitaine parut le comprendre.
— En route ! lui dit le docteur, qui l’examinait d’un œil attentif, en route ; allons faire le tour de notre île ; nous voilà prêts pour notre dernière excursion.
— La dernière, fit Hatteras avec cette intonation de la voix des gens qui rêvent tout haut ; oui, la dernière, en effet. Mais aussi, reprit-il avec une grande animation, la plus merveilleuse !
Il parlait ainsi, en passant ses deux mains sur son front pour en calmer les bouillonnements intérieurs.
En ce moment, Altamont, Johnson et Bell le rejoignirent ; Hatteras parut alors sortir de son état d’hallucination.
— Mes amis, dit-il d’une voix émue, merci pour votre courage, merci pour votre persévérance, merci pour vos efforts surhumains qui nous ont permis de mettre le pied sur cette terre !
— Capitaine, dit Johnson, nous n’avons fait qu’obéir, et c’est à vous seul qu’en revient l’honneur.
— Non ! non ! reprit Hatteras avec une violente effusion, à vous tous comme à moi ! à Altamont comme à nous tous ! comme au docteur lui-même ! Oh ! laissez mon cœur faire explosion entre vos mains ! Il ne peut plus contenir sa joie et sa reconnaissance !
Hatteras serrait dans ses mains celles des braves compagnons qui l’entouraient. Il allait, il venait, il n’était plus maître de lui.
— Nous n’avons fait que notre devoir d’Anglais, disait Bell.
— Notre devoir d’amis, répondit le docteur.
— Oui, reprit Hatteras, mais ce devoir, tous n’ont pas su le remplir. Quelques-uns ont succombé ! Pourtant, il faut leur pardonner, à ceux qui ont trahi comme à ceux qui se sont laissés entraîner à la trahison ! Pauvres gens ! je leur pardonne. Vous m’entendez, docteur !
— Oui, répondit le docteur, que l’exaltation d’Hatteras inquiétait sérieusement.
— Aussi, reprit le capitaine, je ne veux pas que cette petite fortune qu’ils étaient venus chercher si loin, ils la perdent. Non ! rien ne sera changé à mes dispositions, et ils seront riches… s’ils revoient jamais l’Angleterre !
Il eût été difficile de ne pas être ému de l’accent avec lequel Hatteras prononça ces paroles.
— Mais, capitaine, dit Johnson en essayant de plaisanter, on dirait que vous faites votre testament.
— Peut-être, répondit gravement Hatteras.
— Cependant, vous avez devant vous une belle et longue existence de gloire, reprit le vieux marin.
— Qui sait ? fit Hatteras.
Ces mots furent suivis d’un assez long silence. Le docteur n’osait interpréter le sens de ces dernières paroles.
Mais Hatteras se fit bientôt comprendre, car d’une voix précipitée, qu’il contenait à peine, il reprit :
— Mes amis, écoutez-moi. Nous avons fait beaucoup jusqu’ici, et cependant il reste beaucoup à faire.
Les compagnons du capitaine se regardèrent avec un profond étonnement.
— Oui, nous sommes à la terre du pôle, mais nous ne sommes pas au pôle même !
— Comment cela ? fit Altamont.
— Par exemple ! s’écria le docteur, qui craignait de deviner.
— Oui ! reprit Hatteras avec force, j’ai dit qu’un Anglais mettrait le pied sur le pôle du monde ; je l’ai dit, et un Anglais le fera.
— Quoi ?… répondit le docteur.
— Nous sommes encore à quarante-cinq secondes du point inconnu, reprit Hatteras avec une animation croissante, et là où il est, j’irai !
— Mais c’est le sommet de ce volcan ! dit le docteur.
— J’irai.
— C’est un cône inaccessible !
— J’irai.
— C’est un cratère béant, enflammé !
— J’irai.
L’énergique conviction avec laquelle Hatteras prononça ces derniers mots ne peut se rendre. Ses amis étaient stupéfaits ; ils regardaient avec terreur la montagne qui balançait dans l’air son panache de flammes.
Le docteur reprit alors la parole ; il insista ; il pressa Hatteras de renoncer à son projet ; il dit tout ce que son cœur put imaginer, depuis l’humble prière jusqu’aux menaces amicales ; mais il n’obtint rien sur l’âme nerveuse du capitaine, pris d’une sorte de folie qu’on pourrait nommer « la folie polaire ».
Il n’y avait plus que les moyens violents pour arrêter cet insensé, qui courait à sa perte. Mais, prévoyant qu’ils amèneraient des désordres graves, le docteur ne voulut les employer qu’à la dernière extrémité.
Il espérait d’ailleurs que des impossibilités physiques, des obstacles infranchissables, arrêteraient Hatteras dans l’exécution de son projet.
— Puisqu’il en est ainsi, dit-il, nous vous suivrons.
— Oui, répondit le capitaine, jusqu’à mi-côte de la montagne ! Pas plus loin ! Ne faut-il pas que vous rapportiez en Angleterre le double du procès-verbal qui atteste notre découverte, si… ?
— Pourtant !…
— C’est décidé, répondit Hatteras d’un ton inébranlable, et, puisque les prières de l’ami ne suffisent pas, le capitaine commande.
Le docteur ne voulut pas insister plus longtemps, et quelques instants après, la petite troupe, équipée pour une ascension difficile, et précédée de Duk, se mit en marche.
Le ciel resplendissait. Le thermomètre marquait cinquante-deux degrés (+ 11°centigrades).
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