Embrassez votre soeur & votre amie; traitez-la toujours comme telle; plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. Mais vivez dans le tête-à-tête comme si j’étois présent, ou devant moi comme si je n’y étois pas: voilà tout ce que je vous demande. Si vous préférez le dernier parti, vous le pouvez sans inquiétude; car, comme je me réserve le droit de vous avertir de tout ce qui me déplaira, tant que je ne dirai rien vous serez sûr de ne m’avoir point déplu.

Il y avoit deux heures que ce discours m’auroit fort embarrassé; mais M. de Wolmar commençoit à prendre une si grande autorité sur moi, que j’y étois déjà presque accoutumé. Nous [41] recommençâmes à causer paisiblement tous trois & chaque fois que je parlois à Julie je ne manquois point de l’appeller Madame. Parlez-moi franchement, dit enfin son mari en m’interrompant; dans l’entretien de tout à l’heure disiez-vous Madame? Non, dis-je un peu déconcerté; mais la bienséance... la bienséance, reprit-il, n’est que le masque du vice; où la vertu regne, elle est inutile; je n’en veux point. Appellez ma femmeJulie en ma présence, ou Madame en particulier; cela m’est indifférent. Je commençai de connoître alors à quel homme j’avois à faire & je résolus bien de tenir toujours mon coeur en état d’être vu de lui.

Mon corps épuisé de fatigue avoit grand besoin de nourriture & mon esprit de repos; je trouvai l’un & l’autre à table. Après tant d’années d’absence & de douleurs, après de si longues courses, je me disois dans une sorte de ravissement, je suis avec Julie, je la vois, je lui parle; je suis à table avec elle, elle me voit sans inquiétude, elle me reçoit sans crainte, rien ne trouble le plaisir que nous avons d’être ensemble. Douce & précieuse innocence, je n’avois point goûté tes charmes & ce n’est que d’aujourd’hui que je commence d’exister sans souffrir.

Le soir en me retirant je passai devant la chambre des maîtres de la maison; je les y vis entrer ensemble; je gagnai tristement la mienne & ce moment ne fut pas pour moi le plus agréable de la journée.

Voilà, Milord, comment s’est passée cette premiere entrevue, désirée si passionnément & si cruellement redoutée. J’ai tâché de me recueillir depuis que je suis seul; je me [42] suis efforcé de sonder mon coeur; mais l’agitation de la journée précédente s’y prolonge encore & il m’est impossible de juger si tôt de mon véritable état. Tout ce que je sais tres certainement, c’est que si mes sentimens pour elle n’ont pas changé d’espece, ils ont au moins bien changé de forme; que j’aspire toujours à voir un tiers entre nous & que je crains autant le tête-à-tête que je le désirois autrefois.

Je compte aller dans deux ou trois jours à Lausanne. Je n’ai vu Julie encore qu’à demi quand je n’ai pas vu sa cousine, cette aimable & chére amie à qui je dois tant, qui partagera sans cesse avec vous mon amitié, mes soins, ma reconnaissance & tous les sentimens dont mon coeur est resté le maître. A mon retour, je ne tarderai pas à vous en dire davantage. J’ai besoin de vos avis & je veux m’observer de près. Je sais mon devoir & le remplirai. Quelque doux qu’il me soit d’habiter cette maison, je l’ai résolu, je le jure: si je m’aperçois jamais que je m’y plais trop, j’en sortirai dans l’instant.

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LETTRE VII.
DE MDE. DE WOLMAR A MDE. D’ORBE

Si tu nous avois accordé le délai que nous te demandions, tu aurois eu le plaisir avant ton départ d’embrasser ton protégé. Il arriva avant-hier & vouloit t’aller voir aujourd’hui; mais une espece de courbature, fruit de la fatigue & du voyage, le retient dans sa chambre & il a été saigné * [*Pourquoi saigné? Est-ce aussi la mode en Suisse?] ce matin. D’ailleurs, j’avois bien résolu, pour te punir, de ne le pas laisser partir sitôt; & tu n’as qu’à le venir voir ici, ou je promets que tu ne le verras de long-tems. Vraiment cela seroit bien imaginé qu’il vît séparément les inséparables!

En vérité, ma cousine, je ne sais quelles vaines terreurs m’avoient fasciné l’esprit sur ce voyage & j’ai honte de m’y être opposée avec tant d’obstination. Plus je craignois de le revoir, plus je serois fâchée aujourd’hui de ne l’avoir pas vu; car sa présence a détruit des craintes qui m’inquiétoient encore & qui pouvoient devenir légitimes à force de m’occuper de lui. Loin que l’attachement que je sens pour lui m’effraye, je crois que s’il m’étoit moins cher je me défierois plus de moi; mais je l’aime aussi tendrement que jamais, sans l’aimer de la même maniere. C’est de la comparaison de ce que j’éprouve à sa vue & de ce que j’éprouvois jadis que je tire la sécurité de mon état présent & [44] dans des sentimens si divers la différence se fait sentir à proportion de leur vivacité.

Quant à lui, quoique je l’aie reconnu du premier instant, je l’ai trouvé fort changé; & ce qu’autrefois je n’aurois guere imaginé possible, à bien des égards il me paroit changé en mieux. Le premier jour il donna quelques signes d’embarras & j’eus moi-même bien de la peine à lui cacher le mien; mais il ne tarda pas à prendre le ton ferme & l’air ouvert qui convient à son caractere. Je l’avois toujours vu timide & craintif; la frayeur de me déplaire & peut-être la secrete honte d’un rôle peu digne d’un honnête homme, lui donnoient devant moi je ne sois quelle contenance servile & basse dont tu t’es plus d’une fois moquée avec raison. Au lieu de la soumission d’un esclave, il a maintenant le respect d’un ami qui honorer ce qu’il estime; il tient avec assurance des propos honnêtes; il n’a pas peur que ses maximes de vertu contrarient ses intérêts; il ne craint ni de se faire tort, ni de me faire affront, en louant les choses louables; & l’on sent dans tout ce qu’il dit la confiance d’un homme droit & sûr de lui-même, qui tire de son propre coeur l’approbation qu’il ne cherchoit autrefois que dans mes regards. Je trouve aussi que l’usage du monde & l’expérience lui ont ôté ce ton dogmatique & tranchant qu’on prend dans le cabinet; qu’il est moins prompt à juger les hommes depuis qu’il en a beaucoup observé, moins pressé d’établir des propositions universelles depuis qu’il a tant vu d’exceptions & qu’en général l’amour de la vérité l’a guéri de l’esprit de systeme; de sorte qu’il est devenu [45] moins brillant & plus raisonnable & qu’on s’instruit beaucoup mieux avec lui depuis qu’il n’est plus si savant.

Sa figure est changée aussi & n’est pas moins bien; sa démarche est plus assurée; sa contenance est plus libre, son port est plus fier: il a rapporté de ses campagnes un certain air martial qui lui sied d’autant mieux, que son geste, vif & prompt quand il s’anime, est d’ailleurs plus grave & plus posé qu’autrefois.