de Wolmar auroit d’abord remarqué que ta lettre entiere est employée à parler de notre ami & n’auroit point vu l’apostille où tu n’en dis pas un mot. Si tu avais écrit cette apostille, il y a dix ans, mon enfant, je ne sais comment tu aurais fait, mais [53] l’ami y seroit toujours rentré par quelque coin, d’autant plus que le mari ne la devoit point voir.
M. de Wolmar auroit encore observé l’attention que tu as mise à examiner son hôte & le plaisir que tu prends à le décrire; mais il mangeroit Aristote & Platon avant de savoir qu’on regarde son amant & qu’on ne l’examine pas. Tout examen exige un sang-froid qu’on n’a jamais en voyant ce qu’on aime.
Enfin il s’imagineroit que tous ces changemens que tu as observés seroient échappés à une autre; & moi j’ai bien peur au contraire d’en trouver qui te seront échappés. Quelque différent que ton hôte soit de ce qu’il était, il changeroit davantage encore, que, si ton coeur n’avoit point changé, tu le verrais toujours le même. Quoi qu’il en soit, tu détournes les yeux quand il te regarde: c’est encore un fort bon signe. Tu les détournes, cousine? Tu ne les baisses donc plus? Car suremen tu n’as pas pris un mot pour l’autre. Crois-tu que notre sage eût aussi remarqué cela?
Une autre chose tres capable d’inquiéter un mari, c’est je ne sais quoi de touchant & d’affectueux qui reste dans ton langage au sujet de ce qui te fut cher. En te lisant, en t’entendant parler, on a besoin de te bien connoître pour ne pas se tromper à tes sentiments; on a besoin de savoir que c’est seulement d’un ami que tu parles, ou que tu parles ainsi de tous tes amis; mais quant à cela, c’est un effet naturel de ton caractere, que ton mari connaît trop bien pour s’en alarmer. Le moyen que dans un coeur si tendre la pure amitié n’ait pas encore un peu l’air de l’amour? Ecoute, [54] cousine: tout ce que je te dis doit bien te donner du courage, mais non de la témérité. Tes progres sont sensibles & c’est beaucoup. Je ne comptais que sur ta vertu & je commence à compter aussi sur ta raison: je regarde à présent ta guérison sinon comme parfaite, au moins comme facile & tu en as précisément assez fait pour te rendre inexcusable si tu n’acheves pas.
Avant d’être à ton apostille, j’avais déjà remarqué le petit article que tu as eu la franchise de ne pas supprimer ou modifier en songeant qu’il seroit vu de ton mari. Je suis sûre qu’en le lisant il eût, s’il se pouvait, redoublé pour toi d’estime; mais il n’en eût pas été plus content de l’article. En général, ta lettre étoit tres propre à lui donner beaucoup de confiance en ta conduite, & beaucoup d’inquiétude sur ton penchant. Je t’avoue que ces marques de petite vérole, que tu regardes tant, me font peur; & jamais l’amour ne s’avisa d’un plus dangereux fard. Je sais que ceci ne seroit rien pour une autre; mais, cousine, souviens-t’en toujours, celle que la jeunesse & la figure d’un amant n’avoient pu séduire se perdit en pensant aux maux qu’il avoit soufferts pour elle. Sans doute le Ciel a voulu qu’il lui restât des marques de cette maladie pour exercer ta vertu & qu’il ne t’en restât pas pour exercer la sienne.
Je reviens au principal sujet de ta lettre: tu sais qu’à celle de notre ami j’ai volé; le cas étoit grave. Mais à présent si tu savois dans quel embarras m’a mis cette courte absence & combien j’ai d’affaires à la fois, tu sentirais l’impossibilité où je suis de quitter derechef ma maison, sans m’y donner [55] de nouvelles entraves & me mettre dans la nécessité d’y passer encore cet hiver, ce qui n’est pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il pas mieux nous priver de nous voir deux ou trois jours à la hâte & nous rejoindre six mois plus tôt? Je pense aussi qu’il ne sera pas inutile que je cause en particulier & un peu à loisir avec notre philosophe, soit pour sonder & raffermir son coeur, soit pour lui donner quelques avis utiles sur la maniere dont il doit se conduire avec ton mari & même avec toi; car je n’imagine pas que tu puisses lui parler bien librement là-dessus & je vois par ta lettre même qu’il a besoin de conseil. Nous avons pris une si grande habitude de le gouverner, que nous sommes un peu responsables de lui à notre propre conscience; & jusqu’à ce que sa raison soit entierement libre, nous y devons suppléer. Pour moi, c’est un soin que je prendrai toujours avec plaisir; car il a eu pour mes avis des déférences coûteuses que je n’oublierai jamais & il n’y a point d’homme au monde, depuis que le mien n’est plus, que j’estime & que j’aime autant que lui. Je lui réserve aussi pour son compte le plaisir de me rendre ici quelques services.
J’ai beaucoup de papiers mal en ordre qu’il m’aidera à débrouiller & quelques affaires épineuses où j’aurai besoin à mon tour de ses lumieres & de ses soins. Au reste, je compte ne le garder que cinq ou six jours tout au plus & peut-être te le renverrai-je des le lendemain; car j’ai trop de vanité pour attendre que l’impatience de s’en retourner le prenne & l’oeil trop bon pour m’y tromper.
Ne manque donc pas, sitôt qu’il sera remis, de me l’envoyer, [56] c’est-à-dire de le laisser venir, ou je n’entendrai pas raillerie. Tu sais bien que si je ris quand je pleure & n’en suis pas moins affligée, je ris aussi quand je gronde & n’en suis pas moins en colere. Si tu es bien sage & que tu fasses les choses de bonne grâce, je te promets de t’envoyer avec lui un joli petit présent qui te fera plaisir & tres grand plaisir; mais si tu me fais languir, je t’avertis que tu n’auras rien.
P.S. A propos, dis-moi, notre marin fume-t-il? Jure-t-il? Boit-il de l’eau-de-vie? Porte-t-il un grand sabre? A-t-il la mine d’un flibustier? Mon Dieu! que je suis curieuse de voir l’air qu’on a quand on revient des antipodes!
LETTRE IX.
DE MDE. D’ORBE A MDE. DE WOLMAR
Tiens, cousine, voilà ton esclave que je te renvoie. J’en ai fait le mien durant ces huit jours & il a porté ses fers de si bon coeur qu’on voit qu’il est tout fait pour servir. Rends-moi grâce de ne l’avoir pas gardé huit autres jours encore; car, ne t’en déplaise, si j’avais attendu qu’il fût prêt à s’ennuyer avec moi, j’aurais pu ne pas le renvoyer sitôt.
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