C’est que ton coeur vivifie tous ceux qui l’environnent & leur donne pour ainsi dire un nouvel être dont ils sont forcés de lui faire hommage, puisqu’ils ne l’auroient point eu sans lui. Je t’ai rendu d’importans services, j’en conviens; tu m’en fais souvenir si souvent qu’il n’y a pas moyen de l’oublier. Je ne le nie point; sans moi tu étois perdue Mais qu’ai-je fait que te rendre ce que j’avois reçu de toi? Est-il possible de te voir long-tems sans se sentir pénétrer l’ame des charmes de la vertu & des douceurs de l’amitié? Ne sais-tu pas que tout ce qui t’approche est par toi-même armé pour ta défense & que je n’ai par-dessus les autres que l’avantage des gardes de Sésostris, d’être de ton âge & de ton sexe & d’avoir été élevée avec toi? Quoi qu’il en soit, Claire se console de [19] valoir moins que Julie, en ce que sans Julie elle vaudroit bien moins encore; & puis à te dire la vérité, je crois que nous avions grand besoin l’une de l’autre & que chacune des deux y perdroit beaucoup si le sort nous eût séparées.

Ce qui me fâche le plus dans les affaires qui me retiennent encore ici, c’est le risque de ton secret, toujours prêt à s’échapper de ta bouche. Considere, je t’en conjure, que ce qui te porte à le garder est une raison forte & solide & que ce qui te porte à le révéler n’est qu’un sentiment aveugle. Nos soupçons même que ce secret n’en est plus un pour celui qu’il intéresse, nous sont une raison de plus pour ne le lui déclarer qu’avec la plus grande circonspection. Peut-être la réserve de ton mari est-elle un exemple & une leçon pour nous: car en de pareilles matieres il y a souvent une grande différence entre ce qu’on feint d’ignorer & ce qu’on est forcé de savoir. Attends donc, je l’exige, que nous en délibérions encore une fois. Si tes pressentimens étoient fondés & que ton déplorable ami ne fût plus, le meilleur parti qui resteroit à prendre seroit de laisser son histoire & tes malheurs ensevelis avec lui. S’il vit, comme je l’espere, le cas peut devenir différent; mais encore faut-il que ce cas se présente. En tout état de cause crois-tu ne devoir aucun égard aux derniers conseils d’un infortuné dont tous les maux sont ton ouvrage?

A l’égard des dangers de la solitude, je conçois & j’approuve tes alarmes, quoique je les sache très-mal fondées. Tes fautes passées te rendent craintive; j’en augure d’autant [20] mieux du présent & tu le serois bien moins s’il te restoit plus de sujet de l’être. Mais je ne puis te passer ton effroi sur le sort de notre pauvre ami. A présent que tes affections ont changé d’espece, crois qu’il ne m’est pas moins cher qu’à toi. Cependant j’ai des pressentimens tout contraires aux tiens & mieux d’accord avec la raison. Milord Edouard a reçu deux fois de ses nouvelles & m’a écrit à la seconde qu’il étoit dans la mer du Sud, ayant déjà passé les dangers dont tu parles. Tu sais cela aussi bien que moi & tu t’affliges comme si tu n’en savois rien. Mais ce que tu ne sais pas & qu’il faut t’apprendre, c’est que le vaisseau sur lequel il est a été vu il y a deux mois à la hauteur des Canaries, faisant voile en Europe. Voilà ce qu’on écrit de Hollande à mon pere & dont il n’a pas manqué de me faire part, selon sa coutume de m’instruire des affaires publiques beaucoup plus exactement que des siennes. Le coeur me dit, à moi, que nous ne serons pas long-tems sans recevoir des nouvelles de notre philosophe & que tu en seras pour tes larmes, à moins qu’après l’avoir pleuré mort, tu ne pleures de ce qu’il est en vie. Mais, Dieu merci, tu n’en es plus là.

Deh! fosse or qui quel miser pur un poco,

Ch’é già di piangere e di viver lasso la!*

[* Eh! Que n’est-il un moment ici ce pauvre malheureux déjà las de souffrir & de vivre!]

Voilà ce que j’avois à te répondre. Celle qui t’aime t’offre & partage la douce espérance d’une éternelle réunion. Tu vois que tu n’en as formé le projet ni seule ni la premiere & [21] que l’exécution en est plus avancée que tu ne pensois. Prends donc patience encore cet été, ma douce amie: il vaut mieux tarder à se rejoindre que d’avoir encore à se séparer.

Hé bien! belle Madame, ai-je tenu parole & mon triomphe est-il complet? Allons, qu’on se jette à genoux, qu’on baise avec respect cette lettre & qu’on reconnoisse humblement qu’au moins une fois en la vie Julie de Wolmar a été vaincue en amitié.* [* Que cette bonne Suissesse est heureuse d’être gaie, quand elle est gaie sans esprit, sans naiveté, sans finesse! Elle ne se doute pas apprêts qu’il faut parmi nous pour faire passer la bonne humeur. Elle ne fait pas qu’on n’a point cette bonne humeur pour foi mais pour les autres & qu’on ne rit pas pour rire, mais pour être applaudi.]

LETTRE III.
DE L’AMANT DE JULIE A MDE. D’ORBE

Ma cousine, ma bienfaitrice, mon amie; j’arrive des extrémités de la terre & j’en rapporte un coeur tout plein de vous. J’ai passé quatre fois la ligne; j’ai parcouru les deux hémispheres; j’ai vu les quatre parties du monde; j’en ai mis le diametre entre nous; j’ai fait le tour entier du globe & n’ai pu vous échapper un moment. On a beau fuir ce qui nous est cher, son image, plus vite que la mer & les vents, nous suit au bout de l’univers & par-tout où l’on se porte, avec soi l’on y porte ce qui nous fait vivre. J’ai beaucoup [22] souffert; j’ai vu souffrir davantage. Que d’infortunés j’ai vus mourir! Hélas! ils mettoient un si grand prix à la vie! & moi je leur ai survécu!... Peut-être étois-je en effet moins à plaindre; les miseres de mes compagnons m’étoient plus sensibles que les miennes; je les voyois tout entiers à leurs peines; ils devoient souffrir plus que moi.