Croyez que je n’en suis pas moins bon protestant pour avoir accepté, par politique, l’honneur que m’a fait l’Espagne en me conférant son premier ordre de chevalier. D’ailleurs, à proprement parler, il appartient à la Flandre : d’Egmont, Orange, et plusieurs autres, sont fiers de le voir sur le cœur d’un Anglais.
– Vous savez ce que vous devez faire, milord. Et cet autre collier, ce beau bijou, à quel pays appartient-il ?
– Au plus pauvre de tous : c’est l’ordre de Saint-André d’Écosse, rétabli par le feu roi Jacques ; il me fut donné quand on croyait que la jeune veuve Marie, reine d’Écosse, épouserait avec plaisir un baron anglais ; mais la couronne{27} d’un baron libre, d’un baron anglais, vaut mieux qu’une couronne matrimoniale qu’on tiendrait de l’humeur fantasque d’une femme qui ne règne que sur les rochers et les marais de l’Écosse.
La comtesse garda le silence, comme si ce que le comte venait de dire eût éveillé en elle quelques idées pénibles. Son époux reprit la parole :
– Maintenant, mon amour, vos désirs sont satisfaits. Vous avez vu votre vassal sous le costume le plus brillant qu’il pouvait prendre en voyage, car les robes d’apparat ne peuvent se porter qu’à la cour et en cérémonie.
– Eh bien, dit la comtesse, suivant l’usage, un désir satisfait en fait naître un autre.
– Et que pourrais-tu désirer que je ne sois disposé à t’accorder ? lui demanda le comte en la regardant avec tendresse.
– Je désirais voir mon époux venir dans cette retraite obscure, revêtu de toute sa splendeur ; maintenant je voudrais me trouver dans un de ses plus beaux palais, et l’y voir entrer couvert de la redingote brune qu’il portait quand il gagna le cœur de la pauvre Amy Robsart.
– C’est un désir facile à satisfaire ; demain je reprendrai la redingote brune.
– Mais irai-je avec vous dans un de vos châteaux pour voir comment la magnificence de votre demeure s’accordera avec de si simples vêtemens ?
– Comment ! Amy, dit le comte en jetant les yeux autour de lui, ces appartemens ne sont-ils donc pas décorés avec assez de splendeur ? J’avais donné ordre qu’ils le fussent d’une manière digne de vous et de moi ; il me semble effectivement qu’on aurait pu mieux faire ; mais dites-moi quels changemens vous désirez, et ils seront effectués sur-le-champ.
– Vous voulez rire, milord ; la magnificence de cet appartement est au-dessus de mon imagination comme de mon mérite. Mais votre épouse ne sera-t-elle pas un jour revêtue de l’éclat qui ne résulte ni du travail des ouvriers qui décorent ces appartemens, ni des riches étoffes et des joyaux dont votre libéralité se plaît à la parer ? Je veux parler de celui qui s’attache au rang qu’elle doit tenir parmi les dames anglaises, comme épouse du plus noble comte du royaume.
– Un jour, oui, Amy ; oui, mon amour ! ce jour arrivera bien certainement, et tu ne peux désirer ce jour plus ardemment que moi. Avec quel plaisir j’abandonnerais les soins de l’état, les soucis et les inquiétudes de l’ambition, pour passer honorablement ma vie dans mes domaines, avec toi pour amie et pour compagne ! Mais, Amy, cela est impossible, et ces entrevues dérobées, ces instans si précieux, sont tout ce que je puis donner à la femme la plus aimable et la plus aimée.
– Mais pourquoi cela est-il impossible ? dit la comtesse du ton le plus persuasif ; pourquoi cette union plus parfaite, cette union non interrompue que vous prétendez désirer, union prescrite par la loi de Dieu et par celles des hommes, ne peut-elle avoir lieu sur-le-champ ? Ah ! si vous le désiriez seulement la moitié autant que vous le dites, avec la puissance et le crédit dont vous jouissez, quel motif, quelle personne pourraient vous empêcher de vous satisfaire ?
Le front du comte se rembrunit.
– Amy, dit-il, vous parlez de ce que vous ne pouvez comprendre. Nous autres qui vivons à la cour, nous ressemblons à un voyageur qui gravit une montagne de sable mouvant. Nous n’osons nous arrêter que lorsque quelque pointe de rocher nous offre un terrain solide ; si nous voulons faire une pause plus tôt, nous tombons entraînés par notre poids, et nous devenons l’objet d’une dérision universelle. Je suis arrivé à un point élevé ; mais je n’y suis pas encore assez fermement établi pour n’écouter que mon inclination. Déclarer mon mariage, ce serait travailler à ma ruine. Mais, croyez-moi, j’atteindrai un lieu de sûreté ; je l’atteindrai promptement, et je ferai alors ce qu’exige la justice pour vous comme pour moi. En attendant, n’empoisonnez pas le bonheur dont nous jouissons, en désirant ce qui est impossible encore. Dites-moi plutôt si tout se passe ici au gré de vos désirs. Comment Foster se conduit-il envers vous ? J’espère qu’il vous témoigne tout le respect qu’il vous doit ; sans quoi le drôle le paierait bien cher !
– Il me rappelle quelquefois la nécessité de ma solitude, répondit la comtesse en soupirant ; mais c’est me rappeler vos désirs, et je suis plus portée à lui en savoir gré qu’à l’en blâmer.
– Je vous ai informée de cette nécessité indispensable. J’avoue que je trouve à Foster une humeur bourrue ; mais Varney me garantit sa fidélité et son dévouement. Si pourtant vous avez à vous plaindre le moins du monde de la manière dont il remplit ses devoirs, il en sera puni.
– Oh ! je n’aurai jamais à m’en plaindre tant qu’il s’acquittera fidèlement de vos ordres. D’ailleurs sa fille Jeannette est la compagne de ma solitude, et je l’aime infiniment. Son petit air de précision lui sied à ravir.
– Vraiment ? Celle qui peut vous plaire ne doit pas rester sans récompense. Approchez, Jeannette.
– Approche donc de milord, répéta la comtesse.
Jeannette, qui, comme nous l’avons dit, s’était retirée par discrétion à quelque distance, pour ne pas gêner le comte et la comtesse dans leur conversation, s’approcha alors en faisant sa révérence respectueuse, et le comte ne put s’empêcher de sourire du contraste que l’extrême simplicité de ses vêtemens et son air sérieux offraient avec une jolie figure et deux yeux noirs qui pétillaient de vivacité en dépit de tous ses efforts pour paraître grave.
– Je vous dois de la reconnaissance, ma belle enfant, lui dit-il, puisque cette dame est contente de vos services. Et, ôtant de son doigt une bague de quelque prix, il la lui présenta, en ajoutant : – Portez ceci pour l’amour d’elle et de moi.
– Je suis charmée, milord, répondit Jeannette d’un air froid, que le peu que je puis faire ait satisfait une dame dont personne ne peut approcher sans désirer de lui plaire ; mais dans la congrégation du digne M. Holdforth nous ne nous permettons pas, comme les filles du monde, de porter de l’or autour de nos doigts, ni de parer notre cou de pierres précieuses comme les filles de Tyr et de Sidon.
– Ah ! ah ! vous appartenez donc à la grave confrérie des Précisions, et je crois bien sincèrement que votre père est membre de la même congrégation. Je ne vous en aime que mieux l’un et l’autre ; car je sais qu’on a prié pour moi dans vos assemblées, et que vous me voulez du bien. D’ailleurs, miss Jeannette, vous pouvez fort bien vous passer de ces ornemens, parce que vos doigts sont déliés et votre cou blanc comme le lis. Mais je vous donnerai en place ce que ni Papiste, ni Protestant, ni Latitudinaire, ni Précisien n’a jamais refusé.
Et en même temps il lui mit en main cinq pièces d’or au coin de Philippe et de Marie.
– Je n’accepterais pas davantage cet or, répondit Jeannette, si je n’espérais pouvoir m’en servir de manière à attirer la bénédiction du ciel sur vous, sur milady et sur moi.
– Faites-en ce qu’il vous plaira, Jeannette, ce sont vos affaires. Mais faites-nous servir notre collation.
– J’ai engagé M. Varney et Foster à souper avec nous, milord, dit la comtesse tandis que Jeannette sortait pour exécuter les ordres du comte ; daignerez-vous m’approuver ?
– J’approuve tout ce que vous faites, Amy, et je suis même charmé que vous leur ayez accordé cette marque d’égards, attendu que Richard Varney m’est tout dévoué ; c’est l’âme de mes conseils secrets : et quant à Foster, ce qu’il fait pour moi en ce moment exige qu’il ait ma confiance.
– Maintenant, milord, j’ai… j’ai une grâce à vous demander, et… et un secret à vous dire, dit la comtesse en hésitant.
– Gardez-les tous deux pour demain matin, mon amour, répondit le comte. J’entends ouvrir la porte de la salle à manger, et comme j’ai fait très vite une assez longue course, un verre de vin ne me sera pas inutile.
À ces mots il conduisit son épouse dans l’appartement voisin, où Varney et Foster les reçurent avec les plus profondes révérences, que le premier fit en courtisan, et le second avec la gravité d’un Précisien. Le comte leur rendit leurs politesses avec la nonchalance d’un homme accoutumé depuis long-temps à recevoir de pareils hommages, et la comtesse avec un air de cérémonie qui prouvait qu’elle n’y était pas encore aussi habituée.
Le festin répondait à la magnificence de l’appartement dans lequel il était servi ; mais aucun domestique ne parut, et Jeannette servit seule les quatre convives. D’ailleurs la table était si abondamment garnie de tout ce qui leur était nécessaire que sa peine ne fut pas bien grande. Le comte et son épouse occupèrent le haut bout de la table, tandis que Varney et Foster se placèrent en-dessous de la salière, côté toujours destiné aux personnes d’un rang inférieur. Foster, intimidé peut-être par une société à laquelle il était si peu accoutumé, ne prononça pas un seul mot pendant tout le repas.
1 comment