Eh bien, laissons aller les choses ; il travaillera à ma grandeur, ou je travaillerai à ma félicité ; et quant à cette charmante comtesse, si elle ne parle pas de son entrevue avec Tressilian, et elle n’osera en parler, il faudra qu’elle fasse cause commune avec moi, que nous ayons nos secrets, et que nous nous soutenions mutuellement, en dépit du mépris qu’elle me témoigne. Allons à l’écurie. Je vais ordonner vos chevaux, milord ; le temps viendra peut-être bientôt où mon écuyer ordonnera les miens.

À ces mots il sortit de l’appartement.

Cependant le comte était rentré dans la chambre à coucher pour prendre congé à la hâte de l’aimable comtesse, quoique osant à peine s’exposer à entendre de nouveau une demande qu’il lui coûtait de refuser, mais que la conversation qu’il venait d’avoir avec son premier écuyer l’avait déterminé à ne pas accepter.

Il la trouva revêtue d’une simarre de soie blanche doublée de fourrure, son petit pied introduit à la hâte dans d’élégantes pantoufles, sans s’être donné le temps de mettre ses bas, ses longs cheveux s’échappant de sa coiffe de nuit, et presque sans autre parure que ses charmes, que semblait rehausser encore le chagrin d’une séparation prochaine.

– Adieu, Amy, adieu, mon amour, lui dit le comte pouvant à peine s’arracher à ses embrassemens, et revenant à elle à plusieurs reprises pour la serrer de nouveau dans ses bras. Le soleil se montre sur l’horizon ; je n’ose rester davantage. – Je devrais déjà être à dix milles d’ici.

C’est par ces mots qu’il voulut enfin annoncer le moment des adieux.

– Vous ne m’accorderez donc pas ma demande ? lui dit la comtesse en souriant. Ah ! chevalier déloyal, quel chevalier courtois a jamais refusé d’octroyer à sa dame le don qu’elle lui demande, les pieds nus dans ses pantoufles ?

– Demandez-moi tout ce que vous voudrez, Amy, et je vous l’accorderai. Je n’en excepte que ce qui pourrait nous perdre tous deux.

– Eh bien, je ne vous demande plus de me reconnaître sur-le-champ pour ce qui me rendrait l’envie de toute l’Angleterre, pour l’épouse du plus noble, du plus brave, du plus tendrement chéri des barons anglais ; mais permettez-moi de partager ce secret avec mon père, et de mettre fin à la douleur que je lui ai causée. On dit qu’il est dangereusement malade.

– On dit ? répéta vivement le comte : qui vous a dit cela ? Varney n’a-t-il pas fait dire à votre père tout ce dont nous pouvons l’instruire en ce moment, c’est-à-dire que vous êtes heureuse et bien portante ? Ne vous a-t-il pas dit qu’on avait trouvé le bon vieillard se livrant avec gaieté à son exercice favori ? Qui a osé faire naître d’autres idées dans votre esprit ?

– Personne, milord, personne, répondit la comtesse alarmée du ton dont il faisait cette question. Cependant, milord, je désirerais beaucoup m’assurer par mes propres yeux que mon père est en bonne santé.

– Cela est impossible, Amy. Vous ne pouvez avoir en ce moment aucune communication avec votre père ni avec sa maison. Ce serait un beau trait de politique que de prendre pour confidens d’un pareil secret plus de personnes qu’il n’est indispensable d’en avoir ! D’ailleurs cet homme de Cornouailles, ce Trevaillon, Tressilian, n’importe son nom, n’est-il pas sans cesse chez votre père, et ne doit-il pas savoir tout ce qu’on y fait ?

– Mon père, milord, est connu depuis long-temps pour un homme prudent et respectable ; et quant à Tressilian, je gagerais la couronne de comtesse que je dois porter un jour publiquement, que, si nous pouvons nous pardonner le mal que nous lui avons fait, il est incapable de rendre le mal pour le mal.

– Je ne m’y fierai pourtant point, Amy : je ne me fierai point à lui. J’aimerais mieux que le diable se mêlât de nos affaires que ce Tressilian.

– Et pourquoi, milord ? lui demanda la comtesse, quoiqu’elle tremblât intérieurement du ton déterminé avec lequel il s’exprimait ; pourquoi avez-vous de Tressilian une opinion si défavorable ?

– Madame, répondit le comte, ma volonté doit être pour vous une raison suffisante. Mais si vous désirez en savoir davantage, considérez avec qui ce Tressilian est ligué : il est l’ami, le protégé de ce Ratcliffe, de ce Sussex, contre lequel ce n’est pas sans peine que je maintiens mon terrain dans les bonnes grâces d’une maîtresse soupçonneuse. S’il obtenait sur moi l’avantage d’être instruit de notre mariage avant qu’Élisabeth fût convenablement disposée à l’apprendre, je serais à jamais disgracié ; peut-être même deviendrais-je victime de son ressentiment, car elle a quelque chose du caractère de son père Henry.

– Mais pourquoi, milord, avez-vous conçu une opinion si injurieuse d’un homme que vous connaissez si peu ? Vous ne connaissez Tressilian que par moi, et c’est moi qui vous assure que pour rien au monde il ne trahirait notre secret. Si je l’ai offensé par amour pour vous, je n’en dois que plus désirer de vous voir lui rendre justice. S’il suffit de vous parler de lui pour vous offenser, que diriez-vous donc si je l’avais vu ?

– Si vous l’aviez vu ! répéta le comte en fronçant le sourcil, vous feriez bien de tenir cette entrevue aussi secrète que ce dont on parle dans le confessionnal. Je ne désire la ruine de personne ; mais quiconque voudra, pénétrer mes secrets, fera bien de prendre garde à lui. Le sanglier ne souffre pas qu’on le traverse dans sa course terrible.

– Terrible en effet ! dit la comtesse à demi-voix, en pâlissant.

– Qu’avez-vous, mon amour ? lui dit le comte en la soutenant dans ses bras ; remettez-vous au lit ; vous l’avez quitté trop matin. Avez-vous quelque chose à me demander qui ne puisse compromettre ma fortune, ma vie et mon honneur ?

– Rien, milord, rien, répondit-elle d’une voix faible. Je désirais vous parler de quelque chose, mais votre colère me l’a fait oublier.

– Vous vous le rappellerez quand nous nous reverrons, mon amour, lui dit le comte en l’embrassant avec tendresse ; et excepté ces demandes que je ne puis ni n’ose vous accorder, il faudra que vos désirs soient au-dessus de tout ce que l’Angleterre et toutes ses dépendances peuvent fournir, s’ils ne sont pas accomplis à la lettre.

Il partit en prononçant ces mots. Au bas de l’escalier Varney lui donna un grand manteau de livrée et un chapeau rabattu, déguisement qui le rendait méconnaissable. Les chevaux étaient prêts dans la cour pour lui et pour Varney ; car deux domestiques, initiés jusqu’à un certain point dans le secret, c’est-à-dire croyant que leur maître avait en cet endroit une intrigue avec une belle dame, dont le nom et la qualité leur étaient inconnus, étaient déjà partis pendant la nuit.

Tony Foster lui-même tenait la bride du palefroi du comte, coursier aussi vigoureux qu’agile, tandis que son domestique présentait un cheval plus brillant et plus richement harnaché à Richard Varney, qui devait jouer le rôle de maître sur la route.

Cependant, en voyant le comte s’approcher, Varney s’avança pour tenir les rênes du cheval de son maître, et empêcha Foster de remplir cette fonction, la regardant sans doute comme un des privilèges de sa place. Foster parut mécontent de perdre l’occasion de faire sa cour à son patron ; mais il céda à Varney, sans oser lui faire aucune observation. Le comte monta à cheval d’un air distrait ; et, oubliant que son rôle de domestique devait le faire marcher derrière son prétendu maître, il sortit de la cour sans penser à Varney, faisant un signe de la main à la comtesse, qui lui adressait ses derniers adieux en agitant un mouchoir à une croisée.

Tandis que sa taille imposante s’effaçait sous la voûte sombre qui conduisait hors de la cour : – Voilà de la plus fine politique, dit Varney, le domestique qui passe avant le maître ! Et saisissant ce moment pour dire un mot à Foster : – Tu as l’air de me regarder avec humeur, Tony, lui dit-il ; si je t’ai privé d’un regard gracieux de milord, je l’ai engagé à te laisser une récompense de tes fidèles services qui ne te sera pas moins agréable. Voici une bourse d’aussi bon or que le pouce d’un avare en ait jamais compté. Prends cela, ajouta-t-il tandis que la figure de Foster s’épanouissait, et ajoute cet or à celui qu’il a donné la nuit dernière à Jeannette.

– Comment ! que dites-vous ? Il a donné de l’or à Jeannette ?

– Sans doute. Et pourquoi non ? Les services qu’elle rend à la comtesse ne méritent-ils pas une récompense ?

– Elle n’y touchera point ! Il faudra qu’elle le rende ! Je connais milord, il aime les nouveaux visages. Ses affections changent aussi souvent que la lune.

– As-tu perdu l’esprit, Foster ? Te flattes-tu d’avoir assez de bonheur pour que milord ait une fantaisie pour ta fille ? Qui diable s’amuse à écouter l’alouette tandis que le rossignol chante ?

– Alouette ou rossignol, tout est bon pour l’oiseleur ; et je sais, M. Varney, que vous savez parfaitement siffler avec l’appeau pour faire tomber les oiseaux dans ses filets. Du diable si je prétends que vous fassiez de Jeannette ce que vous avez fait de tant de pauvres filles ! Vous riez ! Je vous répète que je veux au moins sauver un membre de ma famille des griffes de Satan, et vous pouvez y compter. Elle rendra cet or.

– Ou elle te le donnera à garder, Tony, ce qui sera la même chose.