Ce grand homme incompris vient alors chez nous, nous le réputons grand homme, nous le saluons avec respect, nous l’écoutons et il nous dit : « Messieurs de l’Assurance sur les capitaux, ma vie vaut tant ; sur mes produits je vous donnerai tant pour cent !... » Eh ! bien, que faisons-nous ?... Immédiatement, sans jalousie, nous l’admettons au superbe festin de la civilisation comme un puissant convive...
— Il faut du vin alors... dit le fou.
— Comme un puissant convive. Il signe sa Police d’Assurance, il prend nos chiffons de papier, nos misérables chiffons, qui, vils chiffons, ont néanmoins plus de force que n’en avait son génie. En effet, s’il a besoin d’argent, tout le monde, sur le vu de sa charte, lui prête de l’argent. A la Bourse, chez les banquiers, partout, et même chez les usuriers, il trouve de l’argent parce qu’il offre des garanties. Eh ! bien, monsieur, n’était-ce pas une lacune à combler dans le système social ? Mais, monsieur, ceci n’est qu’une partie des opérations entreprises par la Société sur la vie. Nous assurons les débiteurs, moyennant un autre système de primes. Nous offrons des intérêts viagers à un taux gradué d’après l’âge, sur une échelle infiniment plus avantageuse que ne l’ont été jusqu’à présent les tontines, basées sur des tables de mortalité reconnues fausses. Notre Société opérant sur des masses, les rentiers viagers n’ont pas à redouter les pensées qui attristent leurs vieux jours, déjà si tristes par eux-mêmes ; pensées qui les attendent nécessairement quand un particulier leur a pris de l’argent à rente viagère. Vous le voyez, monsieur, chez nous la vie a été chiffrée dans tous les sens...
— Sucée par tous les bouts, dit le bonhomme ; mais, buvez un verre de vin, vous le méritez bien. Il faut vous mettre du velours sur l’estomac, si vous voulez entretenir convenablement votre margoulette. Monsieur, le vin de Vouvray, bien conservé, c’est un vrai velours.
— Que pensez-vous de cela ? dit Gaudissart en vidant son verre.
— Cela est très-beau, très-neuf, très-utile ; mais j’aime mieux les escomptes de valeurs territoriales qui se faisaient à ma banque de la rue des Fossés-Montmartre.
— Vous avez parfaitement raison, monsieur, répondit Gaudissart ; mais cela est pris, c’est repris, c’est fait et refait. Nous avons maintenant la Caisse Hypothécaire qui prête sur les propriétés et fait en grand le réméré. Mais n’est-ce pas une petite idée en comparaison de celle de solidifier les espérances ! solidifier les espérances, coaguler, financièrement parlant, les désirs de fortune de chacun, lui en assurer la réalisation ! Il a fallu notre époque, monsieur, époque de transition, de transition et de progrès tout à la fois !
— Oui, de progrès, dit le fou. J’aime le progrès, surtout celui que fait faire à la vigne un bon temps...
— Le temps, reprit Gaudissart sans entendre la phrase de Margaritis, le Temps, monsieur, mauvais journal. Si vous le lisez, je vous plains...
— Le journal ! dit Margaritis, je crois bien, je suis passionné pour les journaux. — Ma femme ! ma femme ! où est le journal ? cria-t-il en se tournant vers la chambre.
— Hé ! bien, monsieur, si vous vous intéressez aux journaux, nous sommes faits pour nous entendre.
— Oui ; mais avant d’entendre le journal, avouez-moi que vous trouvez ce vin...
— Délicieux, dit Gaudissart.
— Allons, achevons à nous deux la bouteille. Le fou se versa deux doigts de vin dans son verre et remplit celui de Gaudissart. — Hé ! bien, monsieur, j’ai deux pièces de ce vin-là. Si vous le trouvez bon et que vous vouliez vous en arranger...
— Précisément, dit Gaudissart, les Pères de la Foi Saint-Simonienne m’ont prié de leur expédier les denrées que je... Mais parlons de leur grand et beau journal ? Vous qui comprenez bien l’affaire des capitaux, et qui me donnerez votre aide pour la faire réussir dans ce canton...
— Volontiers, dit Margaritis, si...
— J’entends, si je prends votre vin. Mais il est très-bon, votre vin, monsieur, il est incisif.
— On en fait du vin de Champagne, il y a un monsieur, un Parisien qui vient en faire ici, à Tours.
— Je le crois, monsieur. Le Globe dont vous avez entendu parler...
— Je l’ai souvent parcouru, dit Margaritis.
— J’en étais sûr, dit Gaudissart. Monsieur, vous avez une tête puissante, une caboche que ces messieurs nomment la tête chevaline : il y a du cheval dans la tête de tous les grands hommes. Or, on peut être un beau génie et vivre ignoré. C’est une farce qui arrive assez généralement à ceux qui, malgré leurs moyens, restent obscurs, et qui a failli être le cas du grand Saint-Simon, et celui de M. Vico, homme fort qui commence à se pousser. Il va bien, Vico ! J’en suis content. Ici nous entrons dans la théorie et la formule nouvelle de l’Humanité..
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