Vico, homme fort qui commence à se pousser. Il va bien, Vico ! J’en suis content. Ici nous entrons dans la théorie et la formule nouvelle de l’Humanité.. Attention, monsieur...
— Attention, dit le fou.
— L’exploitation de l’homme par l’homme aurait dû cesser, monsieur, du jour où Christ, je ne dis pas Jésus-Christ, je dis Christ, est venu proclamer l’égalité des hommes devant Dieu. Mais cette égalité n’a-t-elle pas été jusqu’à présent la plus déplorable chimère. Or, Saint-Simon est le complément de Christ. Christ a fait son temps.
— Il est donc libéré ? dit Margaritis.
— Il a fait son temps comme le libéralisme. Maintenant, il y a quelque chose de plus fort en avant de nous, c’est la nouvelle foi, c’est la production libre, individuelle, une coordination sociale qui fasse que chacun reçoive équitablement son salaire social suivant son œuvre, et ne soit plus exploité par des individus qui, sans capacité, font travailler tous au profit d’un seul ; de là la doctrine...
— Que faites-vous des domestiques ? demanda Margaritis.
— Ils restent domestiques, monsieur, s’ils n’ont que la capacité d’être domestiques.
— Hé ! bien, à quoi bon la doctrine ?
— Oh ! pour en juger, monsieur, il faut vous mettre au point de vue très-élevé d’où vous pouvez embrasser clairement un aspect général de l’Humanité. Ici, nous entrons en plein Ballanche ! Connaissez-vous monsieur Ballanche ?
— Nous ne faisons que de ça ! dit le fou qui entendit de la planche.
— Bon, reprit Gaudissart. Eh ! bien, si le spectacle palingénésique des transformations successives du Globe spiritualisé vous touche, vous transporte, vous émeut ; eh ! bien, mon cher monsieur, le journal le Globe, bon nom qui en exprime nettement la mission, le Globe est le cicérone qui vous expliquera tous les matins les conditions nouvelles dans lesquelles s’accomplira, dans peu de temps, le changement politique et moral du monde.
— Quésaco ! dit le bonhomme.
— Je vais vous faire comprendre le raisonnement par une image, reprit Gaudissart. Si, enfants, nos bonnes nous ont menés chez Séraphin, ne faut-il pas, à nous vieillards, les tableaux de l’avenir ? Ces messieurs...
— Boivent-ils du vin ?
— Oui, monsieur. Leur maison est montée, je puis le dire, sur un excellent pied, un pied prophétique : beaux salons, toutes les sommités, grandes réceptions.
— Eh ! bien, dit le fou, les ouvriers qui démolissent ont bien autant besoin de vin que ceux qui bâtissent.
— A plus forte raison, monsieur, quand on démolit d’une main et qu’on reconstruit de l’autre, comme le font les apôtres du Globe.
— Alors il leur faut du vin, du vin de Vouvray, les deux pièces qui me restent, trois cent bouteilles, pour cent francs, bagatelle.
— A combien cela met-il la bouteille ? dit Gaudissart en calculant Voyons ? il y a le port, l’entrée, nous n’arrivons pas à sept sous ; mais ce serait une bonne affaire. Ils payent tous les autres vins plus cher. (Bon, je tiens mon homme, se dit Gaudissart ; tu veux me vendre du vin dont j’ai besoin, je vais te dominer.) — Eh ! bien, monsieur, reprit-il, des hommes qui disputent sont bien près de s’entendre. Parlons franchement, vous avez une grande influence sur ce canton ?
— Je le crois, dit le fou. Nous sommes la tête de Vouvray.
— Hé ! bien, vous avez parfaitement compris l’entreprise des capitaux intellectuels ?
— Parfaitement.
— Vous avez mesuré toute la portée du Globe ?
— Deux fois... à pied.
Gaudissart n’entendit pas, parce qu’il restait dans le milieu de ses pensées et s’écoutait lui-même en homme sûr de triompher.
— Or, eu égard à la situation où vous êtes, je comprends que vous n’ayez rien à assurer à l’âge où vous êtes arrivé. Mais, monsieur, vous pouvez faire assurer les personnes qui, dans le canton, soit par leur valeur personnelle, soit par la position précaire de leurs familles, voudraient se faire un sort. Donc, en prenant un abonnement au Globe, et en m’appuyant de votre autorité dans le Canton pour le placement des capitaux en rente viagère, car on affectionne le viager en province ; eh ! bien, nous pourrons nous entendre relativement aux deux pièces de vin. Prenez-vous le Globe ?
— Je vais sur le Globe.
— M’appuyez-vous près des personnes influentes du canton ?
— J’appuie...
— Et...
— Et...
— Et je... Mais vous prenez un abonnement au Globe.
— Le Globe, bon journal, dit le fou, journal viager.
— Viager, monsieur ?... Eh ! oui, vous avez raison, il est plein de vie, de force, de science, bourré de science, bien conditionné, bien imprimé, bon teint, feutré. Ah ! ce n’est pas de la camelote, du colifichet, du papillotage, de la soie qui se déchire quand on la regarde ; c’est foncé, c’est des raisonnements que l’on peut méditer à son aise et qui font passer le temps très-agréablement au fond d’une campagne.
— Cela me va, répondit le fou.
— Le Globe coûte une bagatelle, quatre-vingts francs.
— Cela ne me va plus, dit le bonhomme.
— Monsieur, dit Gaudissart, vous avez nécessairement des petits-entants ?
— Beaucoup, répondit Margaritis qui entendit, vous aimez au lieu de vous avez.
— Hé ! bien, le journal des Enfants, sept francs par an.
— Prenez mes deux pièces de vin, je vous prends un abonnement d’Enfants, ça me va, belle idée. Exploitation intellectuelle, l’enfant ?... n’est-ce pas l’homme par l’homme, hein ?
— Vous y êtes, monsieur, dit Gaudissart.
— J’y suis.
— Vous consentez donc à me piloter dans le canton ?
— Dans le canton.
— J’ai votre approbation ?
— Vous l’avez.
— Hé ! bien, monsieur, je prends vos deux pièces de vin, à cent francs...
— Non, non, cent dix.
— Monsieur, cent dix francs, soit, mais cent dix pour les capacités de la Doctrine, et cent francs pour moi. Je vous fais opérer une vente, vous me devez une commission.
— Portez-leur cent vingt. (Sans vin.)
— Joli calembour. Il est non-seulement très-fort, mais encore très-spirituel.
— Non, spiritueux, monsieur.
— De plus fort en plus fort, comme chez Nicolet.
— Je suis comme cela, dit le fou. Venez voir mon clos ?
— Volontiers, dit Gaudissart, ce vin porte singulièrement à la tête.
Et l’illustre Gaudissart sortit avec monsieur Margaritis qui le promena de provin en provin, de cep en cep, dans ses vignes. Les trois dames et monsieur Vernier purent alors rire à leur aise, en voyant de loin, le Voyageur et le fou discutant, gesticulant, s’arrêtant, reprenant leur marche, parlant avec feu.
— Pourquoi le bonhomme nous l’a-t-il donc emmené ? dit Vernier.
Enfin Margaritis revint avec le Commis-Voyageur, en marchant tous deux d’un pas accéléré comme des gens empressés de terminer une affaire.
— Le bonhomme a, fistre, bien enfoncé le Parisien !...
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