Or, la doctrine de Saint-Simon y était alors particulièrement prise en haine et vilipendée ; mais comme on prend en haine, comme on vilipende en Touraine, avec un dédain et une supériorité de plaisanterie digne du pays des bons contes et des tours joués aux voisins, esprit qui s’en va de jour en jour devant ce que lord Byron a nommé le cant anglais.
Pour son malheur, après avoir débarqué au Soleil-d’Or, auberge tenue par Mitouflet, un ancien grenadier de la Garde impériale, qui avait épousé une riche vigneronne, et auquel il confia solennellement son cheval, Gaudissart alla chez le malin de Vouvray, le boute-en-train du bourg, le loustic obligé par son rôle et par sa nature à maintenir son endroit en liesse. Ce Figaro campagnard, ancien teinturier, jouissait de sept à huit mille livres de rente, d’une jolie maison assise sur le coteau, d’une petite femme grassouillette, d’une santé robuste. Depuis dix ans, il n’avait plus que son jardin et sa femme à soigner, sa fille à marier, sa partie à faire le soir, à connaître de toutes les médisances qui relevaient de sa juridiction, à entraver les élections, guerroyer avec les gros propriétaires et organiser de bons dîners ; à trotter sur la levée, aller voir ce qui se passait à Tours et tracasser le curé ; enfin, pour tout drame, attendre la vente d’un morceau de terre enclavé dans ses vignes. Bref, il menait la vie tourangelle, la vie de petite ville à la campagne. Il était d’ailleurs la notabilité la plus imposante de la bourgeoisie, le chef de la petite propriété jalouse, envieuse, ruminant et colportant contre l’aristocratie les médisances, les calomnies avec bonheur, rabaissant tout à son niveau, ennemie de toutes les supériorités, les méprisant même avec le calme admirable de l’ignorance. Monsieur Vernier, ainsi se nommait ce petit grand personnage du bourg, achevait de déjeuner, entre sa femme et sa fille, lorsque Gaudissart se présenta dans la salle par les fenêtres de laquelle se voyaient la Loire et le Cher, une des plus gaies salles à manger du pays.
— Est-ce à monsieur Vernier lui-même... dit le Voyageur en pliant avec tant de grâce sa colonne vertébrale qu’elle semblait élastique.
— Oui, monsieur, répondit le malin teinturier en l’interrompant et lui jetant un regard scrutateur par lequel il reconnut aussitôt le genre d’homme auquel il avait affaire.
— Je viens, monsieur, reprit Gaudissart, réclamer le concours de vos lumières pour me diriger dans ce canton où Mitouflet m’a dit que vous exerciez la plus grande influence. Monsieur, je suis envoyé dans les départements pour une entreprise de la plus haute importance, formée par des banquiers qui veulent...
— Qui veulent nous tirer des carottes, dit en riant Vernier habitué jadis à traiter avec le Commis-Voyageur et à le voir venir.
— Positivement, répondit avec insolence l’Illustre Gaudissart. Mais vous devez savoir, monsieur, puisque vous avez un tact si fin, qu’on ne peut tirer de carottes aux gens qu’autant qu’ils trouvent quelque intérêt à se les laisser tirer. Je vous prie donc de ne pas me confondre avec les vulgaires Voyageurs qui fondent leur succès sur la ruse ou sur l’importunité. Je ne suis plus Voyageur, je le fus, monsieur, je m’en fais gloire. Mais aujourd’hui j’ai une mission de la plus haute importance et qui doit me faire considérer par les esprits supérieurs, comme un homme qui se dévoue à éclairer son pays. Daignez m’écouter, monsieur, et vous verrez que vous aurez gagné beaucoup dans la demi-heure de conversation que j’ai l’honneur de vous prier de m’accorder. Les plus célèbres banquiers de Paris ne se sont pas mis fictivement dans cette affaire comme dans quelques-unes de ces honteuses spéculations que je nomme, moi, des ratières ; non, non, ce n’est plus cela ; je ne me chargerais pas, moi, de colporter de semblables attrape-nigauds. Non, monsieur, les meilleures et les plus respectables maisons de Paris sont dans l’entreprise, et comme intéressées et comme garantie...
Là Gaudissart déploya la rubannerie de ses phrases, et monsieur Vernier le laissa continuer en l’écoutant avec un apparent intérêt qui trompa Gaudissart. Mais, au seul mot de garantie, Vernier avait cessé de faire attention à la rhétorique du Voyageur, il pensait à lui jouer quelque bon tour, afin de délivrer de ces espèces de chenilles parisiennes, un pays à juste titre nommé barbare par les spéculateurs qui ne peuvent y mordre.
En haut d’une délicieuse vallée, nommée la Vallée Coquette, à cause de ses sinuosités, de ses courbes qui renaissent à chaque pas, et paraissent plus belles à mesure que l’on s’y avance, soit qu’on en monte ou qu’on en descende le joyeux cours, demeurait dans une petite maison entourée d’un clos de vignes, un homme à peu près fou, nommé Margaritis. D’origine italienne, Margaritis était marié, n’avait point d’enfant, et sa femme le soignait avec un courage généralement apprécié. Madame Margaritis courait certainement des dangers près d’un homme qui, entre autres manies, voulait porter sur lui deux couteaux à longue lame, avec lesquels il la menaçait parfois. Mais qui ne connaît l’admirable dévouement avec lequel les gens de province se consacrent aux êtres souffrants, peut-être à cause du déshonneur qui attend une bourgeoise si elle abandonne son enfant ou son mari aux soins publics de l’hôpital ? Puis, qui ne connaît aussi la répugnance qu’ont les gens de province à payer la pension de cent louis ou de mille écus exigée à Charenton, ou par les Maisons de Santé ? Si quelqu’un parlait à madame Margaritis des docteurs Dubuisson, Esquirol, Blanche ou autres, elle préférait avec une noble indignation garder ses trois mille francs en gardant le bonhomme. Les incompréhensibles volontés que dictait la folie à ce bonhomme se trouvant liées au dénoûment de cette aventure, il est nécessaire d’indiquer les plus saillantes. Margaritis sortait aussitôt qu’il pleuvait à verse, et se promenait, la tête nue, dans ses vignes. Au logis, il demandait à tout moment le journal ; pour le contenter, sa femme ou sa servante lui donnaient un vieux journal d’Indre-et-Loire ; et, depuis sept ans, il ne s’était point encore aperçu qu’il lisait toujours le même numéro. Peut-être un médecin n’eût-il pas observé, sans intérêt, le rapport qui existait entre la recrudescence des demandes de journal et les variations atmosphériques. La plus constante occupation de ce fou consistait à vérifier l’état du ciel, relativement à ses effets sur la vigne. Ordinairement, quand sa femme avait du monde, ce qui arrivait presque tous les soirs, les voisins ayant pitié de sa situation, venaient jouer chez elle au boston ; Margaritis restait silencieux, se mettait dans un coin, et n’en bougeait point ; mais quand dix heures sonnaient à son horloge enfermée dans une grande armoire oblongue, il se levait au dernier coup avec la précision mécanique des figures mises en mouvement par un ressort dans les châsses des joujoux [joujous] allemands, il s’avançait lentement jusqu’aux joueurs, leur jetait un regard assez semblable au regard automatique des Grecs et des Turcs exposés sur le boulevard du Temple à Paris, et leur disait : — Allez-vous-en ! A certaines époques, cet homme recouvrait son ancien esprit, et donnait alors à sa femme d’excellents conseils pour la vente de ses vins ; mais alors il devenait extrêmement tourmentant, il volait dans les armoires des friandises et les dévorait en cachette. Quelquefois, quand les habitués de la maison entraient, il répondait à leurs demandes avec civilité, mais le plus souvent il leur disait les choses les plus incohérentes. Ainsi, à une dame qui lui demandait : — Comment vous sentez-vous aujourd’hui, monsieur Margaritis ? — Je me suis fait la barbe, et vous ?... lui répondait-il. — Êtes-vous mieux, monsieur ? lui demandait une autre. — Jérusalem ! Jérusalem ! répondait-il.
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