Enfin me voilà.
Le juge resta tout ébahi à l’aspect de cette prétendue maréchale d’Ancre. Madame Jeanrenaud avait une figure percée d’une infinité de trous, très-colorée, à front bas, un nez retroussé, une figure ronde comme une boule ; car chez la bonne femme tout était rond. Elle avait les yeux vifs d’une campagnarde, l’air franc, la parole joviale, des cheveux châtains retenus par un faux bonnet sous un chapeau vert orné d’un vieux bouquet d’oreilles-d’ours. Ses seins volumineux excitaient le rire en faisant craindre une grotesque explosion à chaque tousserie. Ses grosses iambes étaient de celles qui font dire d’une femme, par les gamins de Paris, qu’elle est bâtie sur pilotis. La veuve avait une robe verte garnie de chinchilla, qui lui allait comme une tache de cambouis sur le voile d’une mariée. Enfin chez elle tout était d’accord avec son dernier mot : — Me voilà.
— Madame, lui dit Popinot, vous êtes soupçonnée d’avoir employé la séduction sur monsieur le marquis d’Espard pour vous faire attribuer des sommes considérables.
— De quoi, de quoi ? dit-elle, la séduction ! mais, mon cher monsieur, vous êtes un homme respectable, et d’ailleurs, comme magistrat, vous devez avoir du bon sens, regardez-moi ? Dites-moi si je suis femme à séduire quelqu’un. Je ne peux pas nouer les cordons de mes souliers ni me baisser. Voilà vingt ans que, Dieu merci, je ne peux pas mettre de corset sous peine de mort violente. J’étais mince comme une asperge à dix-sept ans, et jolie, je peux vous le dire aujourd’hui. J’ai donc épousé Jeanrenaud, un brave homme, conducteur des bateaux de sel. J’ai eu mon fils, qui est un beau garçon : il est ma gloire ; et, sans me mépriser, c’est mon plus bel ouvrage. Mon petit Jeanrenaud était un soldat flatteur pour Napoléon et l’a servi dans la garde impériale. Hélas ! la mort de mon homme, qui a péri noyé, m’a fait une révolution : j’ai eu la petite vérole, je suis restée deux ans dans ma chambre sans bouger, et j’en suis sortie grosse comme vous voyez, laide à perpétuité et malheureuse comme les pierres... Voilà mes séductions !
— Mais, madame, quels sont donc alors les motifs que peut avoir monsieur d’Espard pour vous avoir donné des sommes ?...
— Inmenses, monsieur, dites le mot, je le veux bien ; mais quant aux motifs, je ne suis pas autorisée à les déclarer.
— Vous auriez tort. En ce moment sa famille, justement inquiète, va le poursuivre...
— Dieu de Dieu ! dit la bonne femme en se levant avec vivacité, serait-il donc susceptible d’être tourmenté à mon égard ? le roi des hommes, un homme qui n’a pas son pareil ! Plutôt qu’il lui arrive le moindre chagrin, et j’oserais dire un cheveu de moins sur la tête, nous rendrons tout, monsieur le juge. Mettez cela sur vos papiers. Dieu de Dieu ! je cours dire à Jeanrenaud ce qu’il en est. Ah ! voilà du propre !
Et la petite vieille se leva, sortit, roula par les escaliers, et disparut.
— Elle ne ment pas, celle-là, se dit le juge. Allons, je saurai tout demain, car demain j’irai chez le marquis d’Espard.
Les gens qui ont dépassé l’âge auquel l’homme dépense sa vie à tort et à travers connaissent l’influence exercée sur les événements majeurs par des actes en apparence indifférents, et ne s’étonneront pas de l’importance attachée au petit fait que voici. Le lendemain Popinot eut un coryza, maladie sans danger, connue sous le nom impropre et ridicule de rhume de cerveau. Incapable de soupçonner la gravité d’un délai, le juge, qui se sentit un peu de fièvre, garda la chambre et n’alla pas interroger le marquis d’Espard. Cette journée perdue fut, dans cette affaire, ce que fut, à la journée des Dupes, le bouillon pris par Marie de Médicis, qui, retardant sa conférence avec Louis XIII, permit à Richelieu d’arriver le premier à Saint-Germain et de ressaisir son royal captif. Avant de suivre le magistrat et son greffier chez le marquis d’Espard, peut-être est-il nécessaire de jeter un coup d’œil sur la maison, sur l’intérieur et les affaires de ce père de famille représenté comme un fou dans la requête de sa femme.
Il se rencontre çà et là dans les vieux quartiers de Paris plusieurs bâtiments où l’archéologue reconnaît un certain désir d’orner la ville, et cet amour de la propriété qui porte à donner de la durée aux constructions. La maison où demeurait alors monsieur d’Espard, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, était un de ces antiques monuments bâtis en pierre de taille, et qui ne manquaient pas d’une certaine richesse dans l’architecture ; mais le temps avait noirci la pierre, et les révolutions de la ville en avaient altéré le dehors et le dedans. Les hauts personnages, qui jadis habitaient le quartier de l’Université, s’en étant allés avec les grandes institutions ecclésiastiques, cette demeure avait abrité des industries et des habitants auxquels elle ne fut jamais destinée. Dans le dernier siècle, une imprimerie en avait dégradé les parquets, sali les boiseries, noirci les murailles, et détruit les principales dispositions intérieures. Autrefois l’hôtel d’un cardinal, cette noble maison était aujourd’hui livrée à d’obscurs locataires. Le caractère de son architecture indiquait qu’elle avait été bâtie durant les règnes de Henri III, de Henri IV et de Louis XIII, à l’époque où se construisaient aux environs les hôtels Mignon, Serpente, le palais de la princesse Palatine et la Sorbonne. Un vieillard se souvenait de l’avoir entendu, dans le dernier siècle, nommer l’hôtel Duperron.
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