La France a besoin d’environ six mille juges ; aucune génération n’a six mille grands hommes à son service, à plus forte raison ne peut-elle les trouver pour sa magistrature. Popinot était au milieu de la civilisation parisienne un très-habile cadi, qui par la nature de son esprit et à force d’avoir frotté la lettre de la loi dans l’esprit des faits, avait reconnu le défaut des applications spontanées et violentes. Aidé par sa seconde vue judiciaire, il perçait l’enveloppe du double mensonge sous lequel les plaideurs cachent l’intérieur des procès. Juge comme l’illustre Desplein était chirurgien, il pénétrait les consciences comme ce savant pénétrait les corps. Sa vie et ses mœurs l’avaient conduit à l’appréciation exacte des pensées les plus secrètes par l’examen des faits. Il creusait un procès comme Cuvier fouillait l’humus du globe. Comme ce grand penseur, il allait de déductions en déductions avant de conclure, et reproduisait le passé de la conscience comme Cuvier reconstruisait un anoplothérium. A propos d’un rapport, il s’éveillait souvent la nuit, surpris par un filon de vérité qui brillait soudain dans sa pensée. Frappé des injustices profondes qui couronnaient ces luttes où tout dessert l’honnête homme, où tout profite aux fripons, il concluait souvent contre le droit en faveur de l’équité dans toutes les causes où il s’agissait de questions en quelque sorte divinatoires. Il passa donc parmi ses collègues pour un esprit peu pratique, ses raisons longuement déduites allongeaient d’ailleurs les délibérations ; quand Popinot remarqua leur répugnance à l’écouter, il donna son avis brièvement. On dit qu’il jugeait mal ces sortes d’affaires ; mais, comme son génie d’appréciation était frappant, que son jugement était lucide et sa pénétration profonde, il fut regardé comme possédant une aptitude spéciale pour les pénibles fonctions de Juge d’Instruction. Il demeura donc Juge d’Instruction pendant la plus grande partie de sa vie judiciaire. Quoique ses qualités le rendissent éminemment propre à cette carrière difficile, et qu’il eût la réputation d’être un profond criminaliste à qui ses fonctions plaisaient, la bonté de son cœur le mettait constamment à la torture, et il était pris entre sa conscience et sa pitié comme dans un étau. Quoique mieux rétribuées que celles de Juge civil, les fonctions de Juge d’Instruction ne tentent personne ; elles sont trop assujettissantes. Popinot, homme de modestie et de vertueux savoir, sans ambition, travailleur infatigable, ne se plaignit pas de sa destination : il fit au bien public le sacrifice de ses goûts, de sa compatissance, et se laissa déporter dans les lagunes de l’Instruction criminelle, où il sut être à la fois sévère et bienfaisant. Parfois, son greffier remettait au prévenu de l’argent pour acheter du tabac, ou pour avoir un vêtement chaud en hiver, en le reconduisant du cabinet du juge à la Souricière, prison temporaire où l’on tient les prévenus à la disposition de l’instructeur. Il savait être juge inflexible et homme charitable. Aussi nul n’obtenait-il plus facilement que lui des aveux sans recourir aux ruses judiciaires. Il avait d’ailleurs la finesse de l’observateur. Cet homme, d’une bonté niaise en apparence, simple et distrait, devinait les ruses des Crispins du bagne, déjouait les filles les plus astucieuses, et faisait fléchir les scélérats. Des circonstances peu communes avaient aiguisé sa perspicacité ; mais pour les dire, besoin est de pénétrer dans sa vie intime : car le juge était en lui le côté social ; un autre homme plus grand et moins connu se trouvait en lui.

Douze ans avant le jour où cette histoire commence, en 1816, par cette terrible disette qui coïncida fatalement avec le séjour des alliés en France, Popinot fut nommé président de la commission extraordinaire instituée pour distribuer des secours aux indigents de son quartier au moment où il projetait d’abandonner la rue du Fouarre, dont l’habitation ne lui déplaisait pas moins qu’à sa femme. Ce grand jurisconsulte, ce profond criminaliste, de qui la supériorité paraissait à ses collègues une aberration, avait depuis cinq ans aperçu les résultats judiciaires sans en voir les causes. En montant dans les greniers, en apercevant les misères, en étudiant les nécessités cruelles qui conduisent graduellement les pauvres à des actions blâmables, en mesurant enfin leurs longues luttes, il fut saisi de compassion. Ce juge devint alors le saint Vincent-de-Paul de ces grands enfants, de ces ouvriers souffrants. Sa transformation ne fut pas tout à coup complète. La bienfaisance a son entraînement comme les vices ont le leur. La charité dévore la bourse d’un saint comme la roulette mange les biens du joueur, graduellement. Popinot alla d’infortune en infortune, d’aumône en aumône ; puis, quand il eut soulevé tous les haillons qui forment à cette misère publique comme un appareil sous lequel s’envenime une plaie fiévreuse, il devint, au bout d’un an, la providence de son quartier. Il fut membre du comité de bienfaisance et du bureau de charité. Partout où des fonctions gratuites étaient à exercer, il acceptait et agissait sans emphase, à la manière de l’homme au petit manteau qui passe sa vie à porter des soupes dans les marchés et dans les endroits où sont les gens affamés.