C’était une belle femme, grande, brune, vive,
farouche, avec un fier port de tête et une lueur dans les yeux
comme l’étincelle d’un silex. Mais quand la petite Mary était là je
ne songeais guère à elle : je le jure avec autant de force que je
crois à la miséricorde de Dieu !
- 28 -
« J’avais remarqué quelquefois qu’elle aimait être seule avec
moi, ou qu’elle me demandait de la sortir, mais je n’avais jamais
pensé à autre chose. Un soir mes yeux s’ouvrirent. J’étais rentré
du bateau et ma femme était sortie ; Sarah se trouvait seule à la
maison. “Où est Mary ?” j’ai demandé. “Oh ! elle est sortie pour
régler quelques achats.” J’étais impatient, et je ne pouvais pas
tenir en place. “Vous ne pouvez donc pas être heureux cinq
minutes sans Mary, Jim ? me dit-elle. Ce n’est pas très gentil pour
moi que vous ne vous contentiez pas de ma compagnie pour si
peu de temps. – Très bien, ma fille !” je lui dis en lui tendant
gentiment une main ; aussitôt elle s’empara de ma main et la prit
entre les siennes ; elles étaient brûlantes comme si elle avait de la
fièvre. Alors je la regardai et dans ses yeux je lus tout. Il n’y avait
pas besoin de parler, ni l’un ni l’autre. Je fronçai le sourcil et
dégageai ma main. Elle se tint debout à côté de moi, sans rien
dire, puis posa sa main sur mon épaule. “Du calme, vieux Jim !”
me dit-elle. Et sur un rire moqueur, elle quitta la pièce en
courant.
- 29 -
« Eh bien, depuis ce jour, Sarah me voua une haine féroce. Et
je jure que c’est une femme qui peut haïr ! J’ai été stupide de
tolérer qu’elle continue à vivre avec nous. Oui, un imbécile ! Mais
je n’ai rien dit à Mary, pour ne pas lui faire de la peine. Les choses
ont continué comme par le passé, mais au bout d’un certain
temps j’ai noté que Mary changeait. Toujours elle avait été
confiante, naïve ; voilà qu’elle devenait bizarre, soupçonneuse :
elle voulait savoir où j’avais été, ce que j’avais fait, qui m’écrivait,
ce que j’avais dans mes poches, et mille autres bêtises. De jour en
jour elle se faisait plus irritable, plus étrange ; nous nous
disputions sans raison pour des riens. Je n’y comprenais goutte.
Sarah m’évitait maintenant, mais elle et Mary étaient
inséparables. Je me rends compte à présent qu’elle complotait
contre moi et qu’elle envenimait le caractère de ma femme, mais
j’étais tellement aveugle que je ne le supposais même pas. Puis, je
me suis remis à boire : cela, je crois que je ne l’aurais pas fait si
Mary était restée la même. Du coup elle trouva un motif de
reproche, et entre nous le fossé se creusa de plus en plus. Survint
alors cet Alec Fairbairn. Les choses se noircirent mille fois plus.
« C’était pour voir Sarah qu’il commença à nous faire visite :
mais il vint bientôt pour nous tous, car c’était un homme
séduisant et il se faisait des amis partout où il allait : beau garçon,
fanfaron, tiré à quatre épingles, frisé, il avait vu la moitié de
monde et il savait parler de ce qu’il avait vu. Il était agréable, je ne
le nie pas, et pour un marin il était extraordinairement poli, ce
qui me donnait à penser qu’autrefois il avait dû se tenir sur la
poupe et non sur la plage avant ; Pendant un bon mois il vint chez
moi à sa fantaisie ; jamais je ne pensai qu’un mal quelconque
pourrait naître de ses manières douces et insinuantes.
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