Conduisez-nous à un restaurant convenable, cocher. Nous allons déjeuner, après quoi nous irons retrouver l’ami Lestrade au commissariat de police. » Nous déjeunâmes fort agréablement tous les deux. Holmes ne parla pas d’autre chose que de violons, et il me conta avec beaucoup de verve comment il avait acheté son Stradivarius personnel qui valait au moins cinq cents guinées chez un brocanteur juif de Tootenham Court pour cinquante-cinq shillings. Ce qui le lança sur Paganini, et pendant une heure il multiplia les anecdotes sur cet homme extraordinaire. L’après- midi était fort avancé et l’ardeur du soleil légèrement tombée quand nous arrivâmes au commissariat. Lestrade nous attendait devant la porte. « Un télégramme pour vous, monsieur Holmes ! annonça-t-il. – Ah ! C’est la réponse... » Il l’ouvrit, y jeta un coup d’œil et l’enfouit dans sa poche. - 19 -

« … Tout va bien ! fit-il. – Avez vous découvert quelque chose ? – J’ai tout découvert ! – Quoi ? Vous plaisantez ? » Lestrade le considérait avec stupéfaction. « Je n’ai jamais été plus sérieux. Un crime ignoble a été commis, et je crois que j’en possède maintenant tous les détails. – Et le criminel ? » Holmes griffonna quelques mots au dos d’une de ses cartes de visite et la tendit à Lestrade. « Voilà le nom, dit-il. Vous ne pourrez pas effectuer l’arrestation avant demain soir au plus tôt. Je préférerais que vous ne mentionniez pas mon nom dans cette affaire, car je tiens à ne le voir associé qu’à des problèmes dont la solution présente des difficultés. Venez, Watson ! » Nous repartîmes ensemble vers la gare, tandis que Lestrade contemplait d’un air épanoui la carte que Holmes lui avait remise. « L’affaire, me dit Sherlock Holmes tandis que nous bavardions ce soir-là en fumant un cigare dans notre meublé de Baker Street, est l’une de celles où, comme pour les enquêtes que vous avez intitulées Étude en rouge ou Le Signe des Quatre, nous avons été contraints de raisonner en remontant des effets aux causes. J’ai écrit à Lestrade pour le prier de nous fournir les détails qui nous manquent encore et qu’il ne pourra se procurer qu’après avoir capturé le meurtrier. Cette capture ne fait pas de - 20 -

doute car, bien qu’il ait la cervelle vide, il est plus tenace qu’un bouledogue à partir du moment où il a compris ce qu’il doit faire ; c’est d’ailleurs cette ténacité qui l’a fait monter en grade à Scotland Yard. – Votre dossier n’est donc pas complet ? – Presque complet pour l’essentiel. Nous savons qui est l’auteur de cette révoltante affaire, mais l’identité de l’une des victimes nous manque. Naturellement vous avez déjà formulé vos propres conclusions ? – Je suppose que ce Jim Browner, steward sur un navire de la ligne de Liverpool, est l’individu que vous soupçonnez ? – Oh ! c’est plus qu’un soupçon. – Et cependant je ne vois rien de mieux que quelques vagues indications... – Au contraire, rien ne saurait être plus clair ! Retraçons les principales étapes. Nous avons abordé l’affaire, vous vous en souvenez, avec un esprit totalement vierge, ce qui est toujours un avantage. Nous n’avions pas échafaudé de théories. Nous étions là simplement pour observer et tirer des déductions de nos observations.