Ses gestes, son allure,
ses manières annonçaient qu’il ne voulait se corriger ni de son
royalisme, ni de sa religion, ni de ses amours.
Une figure vraiment fantastique suivait ce
prétentieux voltigeur de Louis XIV (tel fut le
sobriquet donné par les bonapartistes à ces nobles restes de la
monarchie) ; mais pour la bien peindre il faudrait en faire
l’objet principal du tableau où elle n’est qu’un accessoire.
Figurez-vous un personnage sec et maigre, vêtu comme l’était le
premier, mais n’en étant pour ainsi dire que le reflet, ou l’ombre,
si vous voulez ? L’habit, neuf chez l’un, se trouvait vieux et
flétri chez l’autre. La poudre des cheveux semblait moins blanche
chez le second, l’or des fleurs de lis moins éclatant, les attentes
de l’épaulette plus désespérées et plus recroquevillées,
l’intelligence plus faible, la vie plus avancée vers le terme fatal
que chez le premier. Enfin, il réalisait ce mot de Rivarol sur
Champcenetz : « C’est mon clair de lune. » Il
n’était que le double de l’autre, le double pâle et pauvre, car il
se trouvait entre eux toute la différence qui existe entre la
première et la dernière épreuve d’une lithographie. Ce vieillard
muet fut un mystère pour le peintre, et resta constamment un
mystère. Le chevalier, il était chevalier, ne parla pas, et
personne ne lui parla. Était-ce un ami, un parent pauvre, un homme
qui restait près du vieux galant comme une demoiselle de compagnie
près d’une vieille femme ? Tenait-il le milieu entre le chien,
le perroquet et l’ami ? Avait-il sauvé la fortune ou seulement
la vie de son bienfaiteur ? Était-ce
le Trim d’un autre capitaine Tobie ?
Ailleurs, comme chez la baronne de Rouville, il excitait toujours
la curiosité sans jamais la satisfaire. Qui pouvait sous la
Restauration, se rappeler l’attachement qui liait avant la
Révolution ce chevalier à la femme de son ami, morte depuis vingt
ans ?
Le personnage qui paraissait être le plus neuf de ces deux
débris s’avança galamment vers la baronne de Rouville, lui baisa la
main, et s’assit auprès d’elle. L’autre salua et se mit près de son
type, à une distance représentée par deux chaises. Adélaïde vint
appuyer ses coudes sur le dossier du fauteuil occupé par le vieux
gentilhomme en imitant, sans le savoir, la pose que Guérin a donnée
à la sœur de Didon dans son célèbre tableau. Quoique la familiarité
du gentilhomme fût celle d’un père pour le moment ses libertés
parurent déplaire à la jeune fille.
– Eh bien ! tu me boudes ? dit-il en jetant sur
Schinner de ces regards obliques pleins de finesse et de ruse,
regards diplomatiques dont l’expression trahissait la prudente
inquiétude, la curiosité polie des gens bien élevés qui semblent
demander en voyant un inconnu : – Est-il des nôtres ?
– Vous voyez notre voisin, lui dit la vieille dame en lui
montrant Hippolyte. Monsieur est un peintre célèbre dont le nom
doit être connu de vous malgré votre insouciance pour les arts.
Le gentilhomme reconnut la malice de sa vieille amie dans
l’omission qu’elle faisait du nom, et salua le jeune homme.
– Certes, dit-il, j’ai beaucoup entendu parler de ses
tableaux au dernier Salon. Le talent a de beaux priviléges,
monsieur, ajouta-t-il en regardant le ruban rouge de l’artiste.
Cette distinction qu’il nous faut acquérir au prix de notre sang et
de longs services, vous l’obtenez jeunes ; mais toutes les
gloires sont frères, ajouta-t-il en portant les mains à sa croix de
Saint-Louis.
Hippolyte balbutia quelques paroles de remercîment, et rentra
dans son silence, se contentant d’admirer avec un enthousiasme
croissant la belle tête de jeune fille par laquelle il était
charmé. Bientôt il s’oublia dans cette contemplation, sans plus
songer à la misère profonde du logis. Pour lui, le visage
d’Adélaïde se détachait sur une atmosphère lumineuse. Il répondit
brièvement aux questions qui lui furent adressées et qu’il entendit
heureusement, grâce à une singulière faculté de notre âme dont la
pensée peut en quelque sorte se dédoubler parfois. À qui n’est-il
pas arrivé de rester plongé dans une méditation voluptueuse ou
triste, d’en écouter la voix en soi-même, et d’assister à une
conversation ou à une lecture ? Admirable dualisme qui souvent
aide à prendre les ennuyeux en patience ! Féconde et riante,
l’espérance lui versa mille pensées de bonheur, et il ne voulut
plus rien observer autour de lui. Enfant plein de confiance, il lui
parut honteux d’analyser un plaisir. Après un certain laps de
temps, il s’aperçut que la vieille dame et sa fille jouaient avec
le vieux gentilhomme. Quant au satellite de celui-ci, fidèle à son
état d’ombre, il se tenait debout derrière son ami dont le jeu le
préoccupait, répondant aux muettes questions que lui faisait le
joueur par de petites grimaces approbatives qui répétaient les
mouvements interrogateurs de l’autre physionomie.
– Du Halga, je perds toujours, disait le gentilhomme.
– Vous écartez mal, répondait la baronne de Rouville.
– Voilà trois mois que je n’ai pas pu vous gagner une seule
partie, reprit-il.
– Monsieur le comte a-t-il les as ? demanda la vieille
dame.
– Oui. Encore un marqué, dit-il.
– Voulez-vous que je vous conseille ? disait
Adélaïde.
– Non, non, reste devant moi. Ventre-de-biche ! ce
serait trop perdre que de ne pas t’avoir en face.
Enfin la partie finit. Le gentilhomme tira sa bourse, et jetant
deux louis sur le tapis, non sans humeur : – Quarante francs,
juste comme de l’or, dit-il. Et diantre ! il est onze
heures.
– Il est onze heures, répéta le personnage muet en
regardant le peintre.
Le jeune homme, entendant cette parole un peu plus distinctement
que toutes les autres, pensa qu’il était temps de se retirer.
Rentrant alors dans le monde des idées vulgaires, il trouva
quelques lieux communs pour prendre la parole, salua la baronne, sa
fille, les deux inconnus, et sortit en proie aux premières
félicités de l’amour vrai, sans chercher à s’analyser les petits
événements de cette soirée.
Le lendemain, le jeune peintre éprouva le désir le plus violent
de revoir Adélaïde. S’il avait écouté sa passion, il serait entré
chez ses voisines dès six heures du matin, en arrivant à son
atelier. Il eut cependant encore assez de raison pour attendre
jusqu’à l’après-midi. Mais, aussitôt qu’il crut pouvoir se
présenter chez madame de Rouville, il descendit, sonna, non sans
quelques larges battements de cœur ; et, rougissant comme une
jeune fille, il demanda timidement le portrait du baron de Rouville
à mademoiselle Leseigneur qui était venue lui ouvrir.
– Mais entrez, lui dit Adélaïde qui l’avait sans doute
entendu descendre de son atelier.
Le peintre la suivit, honteux, décontenancé, ne sachant rien
dire, tant le bonheur le rendait stupide. Voir Adélaïde, écouter le
frissonnement de sa robe, après avoir désiré pendant toute une
matinée d’être près d’elle, après s’être levé cent fois en
disant : – Je descends ! et n’être pas descendu ;
c’était, pour lui, vivre si richement que de telles sensations trop
prolongées lui auraient usé l’âme. Le cœur a la singulière
puissance de donner un prix extraordinaire à des riens. Quelle joie
n’est-ce pas pour un voyageur de recueillir un brin d’herbe, une
feuille inconnue, s’il a risqué sa vie dans cette recherche. Les
riens de l’amour sont ainsi, la vieille dame n’était pas dans le
salon.
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