J’ai dit ; décide-toi.

– Misérable ! » s’écria Mustapha, dont la colère, toujours croissante pendant l’impudent récit du nain, avait atteint enfin son paroxysme. Et, bondissant de sa couche, il était résolu à se défaire violemment de l’obstacle qui se dressait devant lui ; mais le nain fit un saut en arrière, laissa tomber sa lampe qui s’éteignit aussitôt, et s’enfuit dans l’obscurité en criant : « Au secours ! au voleur ! à l’assassin ! »

La situation était terrible. Il fallait prendre une prompte décision, et mon frère n’eut pas besoin de réfléchir longuement pour comprendre que, s’il voulait sauver les deux pauvres recluses, il fallait d’abord qu’il commençât par se sauver lui-même.

Inutile d’ailleurs de songer aux portes, après l’alarme qui venait d’être donnée ; Mustapha s’élança donc vers la fenêtre. Vingt-cinq pieds environ le séparaient du sol. Les pas approchaient, des lumières couraient çà et là ; quelques minutes encore, et toute retraite allait être coupée. Il n’y avait pas à hésiter : mon frère ramassa ses habits à la hâte, prit son poignard entre les dents et sauta dans l’espace. La terre fraîchement remuée amortit sa chute. Restait à franchir une haute muraille qui fermait les jardins : il n’y réussit pas moins heureusement, grâce à quelques aspérités de la pierre, et bientôt il se trouva en rase campagne.

Sans perdre de temps, il courut vers un petit bois dans lequel il s’enfonça, jusqu’à ce qu’enfin il tombât sur le gazon, épuisé de corps, mais non vaincu d’esprit. Plus les obstacles s’accumulaient et plus la volonté de mon frère se roidissait contre eux. Ses défaites successives ne faisaient que l’acharner davantage à son entreprise. Il sentait s’agiter en lui quelque chose qui lui disait qu’il finirait par triompher.

Mais comment ? par quel moyen ? C’est à la solution de ce problème qu’il appliqua incontinent toutes les forces de son esprit.

Ses chevaux et ses serviteurs étaient perdus pour lui ; mais il constata avec satisfaction qu’il lui restait encore dans sa ceinture une bonne partie de son or. Rien n’était désespéré.

Mettant à profit les renseignements qui lui avaient été fournis jadis sur les excentricités de Thiuli-Kos et sur sa facilité particulière à se laisser duper par tous les vendeurs d’orviétan et de baume de longue vie, Mustapha eut bientôt tiré de sa féconde cervelle un nouveau moyen de délivrance.

À la première ville qu’il rencontra, il s’enquit d’un médecin habile, et, moyennant quelques pièces d’or, il le détermina à lui composer un narcotique puissant, mais dont on pût faire instantanément cesser les effets. Une fois en possession de la précieuse drogue, il acheta une fausse barbe de respectable longueur, un manteau noir, un grand bonnet de fourrure, un assortiment complet de fioles, de boîtes et de petits pots, tout l’attirail enfin de la charlatanerie, de manière à pouvoir facilement se faire passer pour un médecin ambulant ; et, tout son bagage médical étant chargé sur un âne, il repartit pour le château de Thiuli-Kos.

Il se flattait cette fois de n’être décelé par personne, car sa fausse barbe et le bistre dont il avait cerclé ses yeux le défiguraient tellement que lui-même avait peine à se reconnaître.

Parvenu au château de Thiuli, il se fit annoncer comme le fameux médecin arabe Chakamankabudibaba, descendant d’Averroès le Grand et natif de Grenade, d’où il arrivait en droite ligne, après avoir parcouru l’Asie, l’Europe, l’Afrique et autres lieux, afin de venir offrir les fruits de sa longue expérience au magnifique, au puissant, à l’incomparable seigneur Thiuli.

Ce que mon frère avait prévu ne manqua pas d’arriver. Son nom baroque et son compliment ampoulé le recommandèrent si bien auprès du vieux fou, qu’il le fit introduire aussitôt et l’invita à s’asseoir à sa table. Au bout d’une heure de conversation, ils étaient les meilleurs amis du monde, et mon frère, par son langage hérissé de termes scientifiques que le vieillard n’entendait pas et admirait d’autant plus, avait su capter la confiance de Thiuli à tel point qu’il le considérait comme le plus grand médecin du monde et jurait qu’il n’en consulterait jamais d’autre : Mustapha lui avait promis cent ans de vie, et même quelque chose avec, s’il voulait suivre bien exactement ses prescriptions !

« Pour commencer, Chadibaba, dit Thiuli, qui ne pouvait retenir le nom de mon frère et l’estropiait de vingt façons différentes, tu vas venir avec moi dans mon harem, et me dire un peu comment se portent mes femmes. Il y en a deux surtout dont la santé m’inquiète. »

Mustapha pouvait à peine contenir sa joie en songeant qu’il allait revoir sa sœur chérie, et son cœur se soulevait si fort dans sa poitrine, en suivant Thiuli, qu’il craignait qu’on n’en entendît les battements.

Ils arrivèrent dans une chambre élégamment décorée, mais complètement déserte. Thiuli s’approcha de la muraille, posa son doigt sur un bouton, et fit jouer un ressort sous la pression duquel une espèce de guichet s’ouvrit, grand à peine comme les deux mains.

« Voilà ! dit-il, mon cher Kamakan ; chacune de mes femmes va passer son bras par ce trou ; tu leur tâteras le pouls tout à ton aise, et tu pourras constater ainsi s’il en est quelqu’une dont la santé est altérée. »

Ce n’était pas tout à fait cela qu’attendait mon frère : aussi ne put-il s’empêcher de faire une grimace de désappointement, qu’il dissimula d’ailleurs de son mieux dans sa longue barbe.

Thiuli-Kos tira de sa ceinture une longue pancarte, et se mit à appeler à haute voix chacune de ses femmes. À chaque nom, une main sortait du mur, et le faux médecin interrogeait son pouls. Six d’entre elles avaient déjà subi cet examen, et s’étaient retirées munies d’une attestation de bonne santé, quand Thiuli appela : « Fatmé ! »

Une petite main blanchette se glissa hors du mur. Tremblant d’émotion, Mustapha la saisit, et déclara d’un air important qu’elle annonçait une maladie grave.

Thiuli en parut très soucieux, et commanda à son médecin de préparer une potion convenable.

Mon frère sortit comme pour obéir à cet ordre, et, déchirant une feuille de ses tablettes, il y écrivit à la hâte ce qui suit :

« Ma chère Fatmé, je puis te délivrer si tu consens à prendre un breuvage qui t’endormira et te rendra comme morte pendant quelques heures. Sois sans crainte d’ailleurs ; je possède le moyen de dissiper instantanément ce sommeil. Oses-tu ?... Fais-moi dire seulement que le prétendu remède que je t’envoie ne t’a point soulagée, et ce sera un signe que tu adoptes mon projet. »

Mustapha rentra bientôt dans la chambre où Thiuli l’attendait, et, sous prétexte de tâter encore une fois le pouls de la malade, il glissa adroitement sa lettre sous son bracelet, en même temps qu’il lui faisait passer, par l’ouverture de la muraille, un breuvage inoffensif.

Thiuli paraissait être en grand souci au sujet de Fatmé, et renvoya l’inspection des autres à un temps plus opportun. Lorsqu’il fut sorti de la chambre avec Mustapha, il lui dit d’un ton affligé : « Kachimankababa, parle-moi franchement. Que penses-tu de la maladie de Fatmé ?

– Ah ! seigneur, répondit le faux médecin avec un profond soupir, puisse le Prophète vous envoyer des consolations ! La pauvre enfant est atteinte d’un mal auquel elle pourrait bien succomber. »

Enflammé de colère, Thiuli s’écria : « Que dis-tu, maudit chien de charlatan ? Elle, que j’ai payée mille sequins ! elle, Fatmé, qui se portait si bien hier encore, elle mourrait ! Voilà donc ta science, misérable ! Si tu ne la sauves pas, entends-tu bien, je te fais empaler. »

En présence d’un tel emportement, mon frère comprit qu’il avait fait une lourde faute et qu’il risquait à tout le moins de se faire chasser. Il se mit donc en frais d’éloquence pour rendre quelque espoir à Thiuli. Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, un esclave noir, attaché au service du harem, vint dire au médecin que la potion n’avait amené aucun soulagement.

« Épuise toutes les ressources de ton art, Chakamdababelda ! s’écria Thiuli ; sauve-la ! sauve-la ! ou tu sais ce que je t’ai promis.

– Je vais lui donner un calmant dont elle a besoin », répondit Mustapha ; et, le cœur joyeux, il sortit pour aller chercher son narcotique. Après l’avoir remis à l’esclave noir, en lui indiquant bien comment il fallait le prendre, il revint dire à Thiuli qu’il avait encore besoin de recueillir sur le rivage quelques plantes médicinales, et il s’éloigna aussitôt.

La mer était proche. Arrivé sur le bord, Mustapha quitta à la hâte sa robe d’emprunt, son turban, sa fausse barbe, et les jeta dans les flots, qui les emportèrent çà et là : lui-même, pendant ce temps, se cacha dans les broussailles, et attendit que la nuit fût venue pour se glisser dans les caveaux funéraires du château.

Il y avait à peine une heure que Mustapha était sorti, lorsqu’on vint en grande rumeur, avertir Thiuli que son esclave Fatmé rendait l’âme. Éperdu, il envoya de tous côtés pour chercher le médecin ; mais ses messagers revinrent seuls quelques instants après, et lui rapportèrent que le malheureux Chakamankabudibaba était probablement tombé dans l’eau en voulant herboriser, et qu’il s’était noyé.