Mais voici le vent du soir qui commence à s’élever ; il serait bon, je crois, de reprendre notre route. »

Les autres marchands partageant cet avis, les tentes furent repliées aussitôt, et la caravane se remit en marche dans le même ordre où nous l’avons vue déjà s’avancer à travers le désert.

Ils voyagèrent ainsi pendant toute la nuit et une partie de la matinée, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un campement commode. Tandis qu’on s’occupait d’y dresser les tentes, les marchands n’avaient d’autre souci que de servir l’étranger et se disputaient à qui se montrerait envers lui l’hôte le plus empressé et le plus bienveillant. L’un lui apportait des coussins, un autre des tapis, un troisième mettait ses esclaves à sa disposition ; bref, Sélim fut entouré d’autant de soins et de prévenances que s’il se fût trouvé au milieu d’amis de vieille date.

La grande chaleur était passée déjà lorsque nos voyageurs se réveillèrent ; mais, comme ils ne devaient se remettre en route qu’au lever de la lune, et qu’ils avaient encore ainsi quelques heures de loisir, l’un des marchands, s’adressant à son voisin, lui dit d’une voix douce et insinuante : « Sélim Baruch, notre nouvel ami, nous a procuré hier une après-dinée délicieuse ; ne vous sentez-vous point envie d’imiter son exemple, mon cher Ali ? Vous avez beaucoup vu, beaucoup voyagé, beaucoup lu, et je suis certain que, sans chercher bien longtemps, vous retrouveriez facilement dans votre mémoire quelque histoire intéressante.

– Soit, dit le marchand interpellé, je m’exécute ; quoique, à vrai dire, je craigne fort de vous paraître un peu pâle en mes inventions après les fantasques aventures du calife Gigogne et de son grand vizir. Mais, puisque vous avez bien voulu m’inviter à parler, je ferai tous mes efforts pour vous satisfaire, mes chers amis. Écoutez donc l’histoire du tailleur-prince. »

 

Il y avait une fois un brave garçon tailleur, du nom de Labakan, qui travaillait de son métier chez un des plus habiles maîtres d’Alexandrie. On ne pouvait pas dire que Labakan fût maladroit à manier l’aiguille, ou paresseux, ou inexact : c’était au contraire un très bon ouvrier, fort habile en coutures de toute sorte et généralement assidu à sa boutique ; mais le caractère fantasque de ce compagnon ne permettait pas de toujours compter sur lui. Parfois il cousait pendant des heures entières avec une ardeur si grande, que l’aiguille s’échauffait dans ses doigts et que le fil fumait. Mais parfois aussi – et cela par malheur arrivait assez fréquemment – il tombait en des sortes d’extases pendant lesquelles il demeurait sans mouvement, la tête droite, l’œil fixe ; et il y avait alors dans son visage et dans tout son air quelque chose de singulier que son maître et les autres compagnons ne pouvaient s’expliquer, et qui leur faisait dire seulement en haussant les épaules : « Voilà encore Labakan avec ses airs de prince ! »

Un certain vendredi, à l’heure où les autres ouvriers revenaient tranquillement à la maison pour se remettre au travail, après avoir assisté à la prière, Labakan sortit de la mosquée dans un magnifique costume qu’il s’était procuré à grands frais, et se promena longtemps, la démarche grave et la mine hautaine, à travers les rues et les places de la ville. Lorsqu’un de ses camarades passant à ses côtés lui jetait un : « La paix soit avec toi ! » ou : « Comment va l’ami Labakan ? » notre garçon tailleur lui répondait par un petit signe protecteur de la main et poursuivait sa route. Son maître lui ayant dit en manière de raillerie : « Tu as l’air d’un prince perdu, Labakan ! » cela parut le réjouir fort et il lui répondit vivement : « Vous l’avez aussi remarqué, n’est-ce pas ? » et d’un ton plus bas on l’entendit ajouter : « Il y a longtemps que je m’en doutais ! »

Depuis lors, la manie du pauvre garçon tailleur ne fit qu’aller en augmentant, et s’il n’avait été d’ailleurs un bon homme et un habile ouvrier, son maître lui eût certainement signifié d’avoir à déguerpir de chez lui.

Sur ces entrefaites, Sélim, le frère du sultan, passant par Alexandrie, envoya au maître tailleur un habit de gala pour y changer quelque broderie, et le maître confia cette besogne à Labakan, qui était chargé ordinairement des ouvrages les plus minutieux. Le soir venu, tous les ouvriers se retirèrent pour se délasser des fatigues du jour ; mais un attrait irrésistible retint Labakan dans l’atelier où se trouvait accroché l’habit du frère de l’empereur. Plongé dans ses rêveries, il contemplait ce vêtement avec des yeux enivrés, admirant tantôt l’éclat des broderies, tantôt les vives couleurs et les reflets chatoyants du velours et de la soie. « Si je l’essayais, se dit-il, pour voir comment il me va. » Aussitôt dit, aussitôt fait, et, chose étrange ! cet habit s’ajustait aussi bien à sa taille que s’il eût été fait pour lui.

Labakan se promenait de long en large, gesticulant, parlant tout haut et s’étudiant de son mieux à se donner des airs importants.

« Qu’est-ce donc qu’un prince ? se disait-il en se contemplant dans une glace : un homme plus richement habillé que les autres, voilà tout. Si le sultan revêtait le costume d’un fellah ; si le muphti, si le cadileskier dépouillaient les ornements de leur dignité, qui pourrait dire en les voyant passer : « Celui-là est le sultan ; celui-ci, le chef de la religion, et cet autre, le grand juge militaire ? » À quoi reconnaît-on les émirs ? à leur turban vert. Oui, le costume est tout, et, si je pouvais avoir un cafetan comme celui-ci, nul ne me contesterait plus ma qualité de prince, et peut-être même parviendrais-je alors à retrouver mes nobles parents ! Mais pour cela, il faudrait d’abord que je quittasse Alexandrie, dont les gens trop grossiers n’ont pas su pressentir mon illustre origine. »

Un moment, il passa par la tête échauffée de Labakan l’idée de faire empaler une demi-douzaine de ses compatriotes pour apprendre à vivre aux autres ; mais il se rappela à temps que, tout prince qu’il était, – car il n’en doutait pas : son maître lui-même ne l’avait-il pas reconnu en disant qu’il avait l’air d’un prince perdu ! – il n’était pas encore suffisamment constitué en dignité pour pouvoir se permettre cette petite satisfaction, et il revint tout simplement à son projet de courir le monde à la recherche du trône de ses pères. Il lui semblait d’ailleurs que le bel habit du frère du sultan lui avait été envoyé tout exprès pour cet objet par une bonne fée, qui lui indiquait ainsi ce qu’il avait à faire, et lui promettait en même temps sa protection pour l’avenir. Tout exalté par cette belle idée, sa résolution fut prise aussitôt. Ramassant donc tout son petit pécule, il se glissa hors de la boutique, et, grâce à la nuit, il put gagner sans être vu les portes d’Alexandrie.

Notre nouveau prince ne laissa pas d’être quelque peu intimidé le lendemain par les regards curieux qui s’attachaient sur sa personne. Plus il se rengorgeait et portait la tête au vent, et plus on s’étonnait qu’un personnage si bien vêtu voyageât pédestrement comme un petit compagnon. Lorsqu’on l’interrogeait là-dessus, Labakan répondait bien d’un air mystérieux qu’il avait des raisons particulières pour en agir ainsi ; mais ayant remarqué que ses explications étaient accueillies le plus souvent avec des rires moqueurs, il résolut de compléter son équipage par l’achat d’un cheval. Moyennant un prix modique, il se procura donc une vieille rosse dont l’allure tranquille et la douceur ne pussent lui causer aucun embarras ; car, de se montrer cavalier accompli, maître Labakan ne pouvait avoir cette prétention, lui qui n’avait jamais chevauché jusqu’alors que sur son établi.

Un jour, comme il s’en allait au petit pas sur son Murva (il avait nommé ainsi son cheval), il fut rejoint par un cavalier qui lui demanda la permission de faire route avec lui, la conversation devant leur abréger à tous deux la longueur du chemin. Le nouveau venu était d’ailleurs un jeune et joyeux garçon, beau, bien fait dans toute sa personne, l’allure décidée, l’œil noir et fier, et Labakan l’eût volontiers traité comme son égal, s’il eût été plus richement vêtu. Cependant l’entretien s’était noué entre les deux voyageurs, et avant que la journée fût écoulée, Omar, c’était le nom du compagnon de Labakan, avait raconté toute son histoire à son nouvel ami. Celui-ci ne lui rendit cette politesse qu’à demi, en passant sous silence, bien entendu, le fil et les aiguilles, et en donnant seulement à entendre qu’il était d’une grande naissance et voyageait uniquement pour son plaisir.

Maître Labakan se fût bien gardé d’entrer dans plus de détails, après l’histoire qu’il venait d’entendre, et de laquelle il résultait que celui dont le costume lui avait paru si mesquin n’était pas moins qu’un fils de roi.

Voici en effet ce que lui avait dit Omar :

« Depuis ma plus tendre enfance, j’ai été élevé et j’ai toujours vécu à la cour d’Elfi-Bey, le pacha du Caire. Je le croyais mon oncle. Dernièrement, il m’appela auprès de lui, et, seul avec moi, il me déclara que je n’étais point son neveu, mais le fils d’un puissant roi d’Arabie, lequel s’était vu contraint de m’éloigner de lui aussitôt après ma naissance, afin de conjurer une influence funeste qui devait, au dire des astrologues, menacer ma tête jusqu’à l’âge de vingt-deux ans.

« Elfi-Bey ne m’a pas dit d’ailleurs le nom de ma famille, il lui était interdit de le faire ; mais voici les indications que j’ai reçues de lui et à l’aide desquelles je dois retrouver mon père :

« Le quatrième jour du mois de Ramadan, dans lequel nous allons entrer, j’aurai accompli ma vingt-deuxième année. Ce jour-là, je devrai me trouver au pied de la colonne El-Serujah, qui est située à quatre journées d’Alexandrie, vers l’est. Des hommes se rencontreront en ce lieu, auxquels je présenterai ce poignard que m’a remis Elfi-Bey, et je leur dirai en même temps :

Je suis celui que vous cherchez.

S’ils me répondent :

Loué soit le Prophète qui t’a sauvé !

j’ai ordre de les suivre. Ces hommes me conduiront auprès de mon père. »

Le garçon tailleur avait écouté toute cette histoire avec un étonnement toujours croissant. Dans ses jours de lubies, il lui était souvent arrivé de se faire le héros d’aventures analogues ; et voilà que, tout à coup, sous ses yeux, ses rêves prenaient corps et se réalisaient...