De toutes parts on s’était jeté sur le malheureux prince, déjà ses gardiens l’avaient ressaisi et voulaient le garrotter de nouveau, lorsque la sultane, en proie à l’émotion la plus vive, s’élança de son trône en ordonnant aux gardes de s’éloigner. Ceux-ci obéissaient ; mais le sultan, enflammé de colère, leur cria d’une voix impérieuse : « Emparez-vous de ce maniaque. Moi seul, que tout le monde l’entende ! moi seul ai le droit de commander ici ! » Et se tournant vers les cheicks et les beys qui entouraient le trône, il ajouta en posant sa main sur l’épaule de Labakan : « Les songes d’une femme peuvent-ils entrer en balance contre des témoignages certains, infaillibles ? Celui-ci, je vous le répète, celui-ci est bien mon fils, car il m’a rapporté, selon qu’il était convenu, le poignard d’Elfi-Bey.

– Il me l’a volé ! rugit le jeune prince. J’ai rencontré ce fourbe sur ma route, je me suis laissé entraîner à lui raconter toute mon histoire, et le traître m’a supplanté. Hélas ! c’est ma naïve confiance qui m’a perdu ! »

Ces cris désespérés n’ébranlèrent pas le sultan. Les idées entraient difficilement dans sa tête ; mais, une fois qu’elles s’y étaient implantées, il était presque impossible de les en déloger. Il ordonna donc que le malheureux Omar fût entraîné de vive force hors de la salle, tandis que lui-même se rendait avec Labakan dans l’intérieur de ses appartements.

Cette aventure avait profondément ému la sultane. Quoique des preuves certaines lui manquassent, un secret pressentiment l’avertissait qu’un intrigant s’était emparé du cœur de son époux. Mais comment démasquer ce fourbe ? Comment arriver à la découverte de la vérité ? Comment parvenir surtout à ramener le sultan de son erreur ?

La sultane manda auprès d’elle tous les gens qui avaient accompagné son époux à la colonne d’El-Serujah, afin de se faire raconter en détail tous les incidents de la rencontre, et ensuite elle tint conseil avec ses plus fidèles esclaves. Plusieurs moyens furent successivement proposés et rejetés ; enfin une vieille et prudente Circassienne, nommée Melechsalah, prit la parole : « Si j’ai bien entendu, très honorée maîtresse, le porteur du poignard prétendrait que celui que tu tiens pour ton fils est un pauvre garçon tailleur en démence, du nom de Labakan.

– Oui, c’est bien cela, répondit la sultane ; mais où veux-tu en venir ?

– Qu’en pensez-vous, maîtresse ? poursuivit Melechsalah ; si par un trait d’audace inouïe, cet imposteur, en même temps qu’il se substituait au prince Omar, avait affublé votre fils de son propre nom ?... Je ne sais ce qu’il faut en croire ; mais, s’il en était ainsi, il y aurait un moyen peut-être de découvrir la fraude et de forcer le faussaire à se déceler lui-même. » Melechsalah se pencha vers l’oreille de sa maîtresse, et lui dit tout bas quelques paroles qu’elle parut goûter, car elle se leva aussitôt pour se rendre auprès du sultan.

C’était une femme adroite et fine que la sultane : elle n’ignorait pas l’entêtement de son époux, mais elle connaissait bien aussi ses côtés faibles et savait en profiter. « Monseigneur, lui dit-elle, pardonnez à un premier mouvement dont je n’ai pu me rendre maîtresse. Pendant ces longues années d’attente ma pensée a volé bien souvent près de mon fils. Le bonheur de le voir m’étant refusé, j’essayais de tromper mon impatience maternelle en me le représentant tel que j’aurais voulu qu’il fût. Eh bien ! monseigneur, que vous dirai-je ? Celui que vous avez ramené n’a pas répondu tout d’abord à l’image que je m’étais faite ; j’ai craint... ne vous irritez pas, monseigneur ; c’est fini, je me rends, je vous crois et je suis prête à reconnaître devant tous pour mon fils le jeune homme qui vous a représenté le poignard d’Elfi-Bey.

– À la bonne heure donc ! dit le sultan radouci.

– Mais à une condition, se hâta d’ajouter la sultane ; et, prenant son ton le plus câlin : Je voudrais... dit-elle ; c’est une folie, un enfantillage, un caprice, mais j’y tiens, que vous importe après tout ? Je voudrais..., promettez que vous me l’accorderez.

– Soit ; mais quoi donc ? dit le sultan impatienté.

– Vous jurez d’accepter ma condition ?

– Je le jure : parlez.

– Je voudrais que le prince Omar et... et l’autre me donnassent auparavant une preuve de leur habileté. Je ne demande pas qu’ils montent à cheval, qu’ils fassent de la fantasia ou qu’ils accomplissent quelque prouesse guerrière, non ; ces joutes sont dangereuses parfois et peuvent avoir des suites funestes. Je les veux soumettre, moi, à une épreuve d’un autre genre. Je veux qu’ils me fabriquent chacun un cafetan, afin de voir celui qui, pour me plaire, aura le mieux travaillé. »

Le sultan se prit à rire en haussant les épaules. « Voilà, ma foi, quelque chose de bien judicieux, s’écria-t-il. Et mon fils devrait rivaliser avec cet idiot de tailleur à qui fera le mieux un cafetan ? Non certes, cela ne sera pas.

– Monseigneur, vous avez juré !

– J’ai juré, j’ai juré, grommela le sultan, sans doute ; mais je vous avoue que je ne m’attendais pas à une pareille extravagance.

– Vous avez juré, monseigneur. »

Le sultan était esclave de sa parole ; il dut s’exécuter, mais non sans protester à part soi que, quel que fût le résultat de l’épreuve, cela ne modifierait en rien ses résolutions.

Le sultan se rendit lui-même auprès de celui qu’il appelait son fils, et le pria de se prêter à la fantaisie de sa mère, qui souhaitait, pour une fois, avoir un cafetan fabriqué de sa main, et promettait à ce prix de lui accorder ses bonnes grâces.

À cette nouvelle, le cœur bondit de joie au naïf Labakan. « Que je puisse me faire bien venir de la sultane mère, pensait-il, et alors il ne me manquera plus rien. »

Cependant deux chambres avaient été préparées, l’une pour le prince, l’autre pour le tailleur, et l’on avait seulement donné à chacun une pièce de soie de grandeur suffisante, des ciseaux, des aiguilles et du fil.

Le sultan était très désireux de savoir ce qu’aurait pu faire son fils en manière de cafetan ; mais le cœur battait bien fort aussi à la sultane : son stratagème réussirait-il ?

On avait accordé quarante-huit heures aux deux reclus pour accomplir leur tâche. Le troisième jour, Labakan sortit d’un air de triomphe, et déployant son cafetan aux regards étonnés du sultan : « Vois, cher père, dit-il, voyez, ma noble mère, si ce cafetan n’est pas un chef-d’œuvre ? je gagerais que le plus habile tailleur de la cour n’est pas capable d’en faire un pareil. »

La sultane sourit, et se tournant vers Omar : « Et toi, qu’apportes-tu ? » lui dit-elle.

Le jeune prince lança au loin la soie et les ciseaux, et d’un accent indigné : « On m’a appris, s’écria-t-il, à dompter un cheval, à manier un sabre, et ma flèche va droit au but qu’a marqué ma pensée ; mais que mes doigts se déshonorent à tenir une aiguille, non, jamais ! cela serait indigne vraiment d’un élève d’Elfi-Bey, le vaillant souverain du Caire.

– Oh ! toi, tu es bien le fils de mon époux et maître, s’écria la sultane enivrée ; viens, viens que je t’embrasse ; toi, je puis te nommer mon fils ! Pardonnez-moi, monseigneur, dit-elle en se tournant vers le sultan, pardonnez-moi la ruse que j’ai employée ; mais ne voyez-vous pas bien maintenant lequel est le prince, lequel est le tailleur ? »

Le sultan ne répondait rien. Le dépit et la colère se disputaient son âme ; mais sa dignité de maître et d’époux lui ordonnait de commander à ses sentiments. « Cette preuve est insuffisante, dit-il enfin. Mais si j’ai été abusé... – et tout en parlant il regardait fixement Labakan, qui faisait en ce moment une assez sotte figure, – si j’ai été abusé, il me reste, qu’Allah en soit béni ! un moyen sûr de le savoir et de pénétrer ce mystère. Qu’on m’amène mon cheval le plus rapide.