Mot doux et triste!
Le bonheur est l'éclair qui fuit sans revenir.
Hélas! et pour ne pas oublier qu'il existe,
Il le faut embaumer avec le souvenir.

J'étais. Je ne suis plus. Toute la vie humaine
Résumée en deux mots, de l'onde et puis du vent.
Mon Dieu! n'est-il donc pas de chemin qui ramène
Au bonheur d'autrefois regretté si souvent.

Derrière nous le sol se crevasse et s'effondre.
Nul ne peut retourner. Comme un maigre troupeau
Que l'on mène au boucher, ne pouvant plus le tondre,
La vieille Mob nous pousse à grand train au tombeau.

Certe, en mes jeunes ans, plus d'un bal doit éclore,
Plein d'or et de flambeaux, de parfums et de bruit,
Et mon coeur effeuillé peut refleurir encore;
Mais ce ne sera pas mon bal de l'autre nuit.

Car j'étais avec toi. Tous deux seuls dans la foule,
Nous faisant dans notre âme une chaste Oasis,
Et, comme deux enfants au bord d'une eau qui coule,
Voyant onder le bal, l'un contre l'autre assis.

Je ne pouvais savoir, sous le satin du masque,
De quelle passion ta figure vivait,
Et ma pensée, au vol amoureux et fantasque,
Réalisait, en toi, tout ce qu'elle rêvait.

Je nuançais ton front des pâleurs de l'agate,
Je posais sur ta bouche un sourire charmant,
Et sur ta joue en fleur, la pourpre délicate
Qu'en s'envolant au ciel laisse un baiser d'amant.

Et peut-être qu'au fond de ta noire prunelle,
Une larme brillait au lieu d'éclair joyeux,
Et, comme sous la terre une onde qui ruisselle,
S'écoulait sous le masque invisible à mes yeux.

Peut-être que l'ennui tordait ta lèvre aride,
Et que chaque baiser avait mis sur ta peau,
Au lieu de marque rose, une tache livide
Comme on en voit aux corps qui sont dans le tombeau.

Car si la face humaine est difficile à lire,
Si déjà le front nu ment à la passion,
Qu'est-ce donc, quand le masque est double? Comment dire
Si vraiment la pensée est soeur de l'action?

Et cependant, malgré cette pensée amère,
Tu m'as laissé, cher bal, un souvenir charmant;
Jamais rêve d'été, jamais blonde chimère,
Ne m'ont entre leurs bras bercé plus mollement.

Je crois entendre encor tes rumeurs étouffées,
Et voir devant mes yeux, sous ta blanche lueur,
Comme au sortir du bain, les péris et les fées,
Luire des seins d'argent et des cols en sueur.

Et je sens sur ma bouche une amoureuse haleine,
Passer et repasser comme une aile d'oiseau,
Plus suave en odeur que n'est la marjolaine
Ou le muguet des bois, au temps du renouveau.

O nuit! aimable nuit! soeur de Luna la blonde,
Je ne veux plus servir qu'une déesse au ciel,
Endormeuse des maux et des soucis du monde,
J'apporte à ta chapelle un pavot et du miel.

Nuit, mère des festins, mère de l'allégresse,
Toi qui prêtes le pan de ton voile à l'amour,
Fais-moi, sous ton manteau, voir encor ma maîtresse,
Et je brise l'autel d'Apollo, dieu du jour.

TOMBÉE DU JOUR.

Le jour tombait, une pâle nuée,
Du haut du ciel laissait nonchalamment
Dans l'eau du fleuve à peine remuée,
Tremper les plis de son blanc vêtement.

La nuit parut, la nuit morne et sereine,
Portant le deuil de son frère le jour,
Et chaque étoile à son trône de reine,
En habits d'or s'en vint faire sa cour.

On entendait pleurer les tourterelles,
Et les enfants rêver dans leurs berceaux,
C'était dans l'air comme un frôlement d'aile,
Comme le bruit d'invisibles oiseaux.

Le ciel parlait à voix basse à la terre,
Comme au vieux temps ils parlaient en hébreu,
Et répétaient un acte du mystère;
Je n'y compris qu'un seul mot: c'était Dieu.

LA DERNIÈRE FEUILLE.

Dans la forêt chauve et rouillée,
Il ne reste plus au rameau
Qu'une pauvre feuille oubliée,
Rien qu'une feuille et qu'un oiseau.

Il ne reste plus dans mon âme
Qu'un seul amour pour y chanter,
Mais le vent d'automne qui brame,
Ne permet pas de l'écouter.

L'oiseau s'en va, la feuille tombe,
L'amour s'éteint, car c'est l'hiver;
Petit oiseau, viens sur ma tombe,
Chanter, quand l'arbre sera vert!

LE TROU DU SERPENT.

Au long des murs, quand le soleil y donne,
Pour réchauffer mon vieux sang engourdi;
Avec les chiens, auprès du lazarrone,
Je vais m'étendre à l'heure de midi.

Je reste là sans rêve et sans pensée,
Comme un prodigue à son dernier écu,
Devant ma vie, aux trois quarts dépensée,
Déjà vieillard et n'ayant pas vécu.

Je n'aime rien, parce que rien ne m'aime,
Mon âme usée abandonne mon corps,
Je porte en moi le tombeau de moi-même,
Et suis plus mort que ne sont bien des morts.

Quand le soleil s'est caché sous la nue,
Devers mon trou, je me traîne en rampant,
Et jusqu'au fond de ma peine inconnue,
Je me retire aussi froid qu'un serpent.

LES VENDEURS DU TEMPLE.

I.

Il est par les faubourgs, un ramas de maisons
Dont les murs verts ont l'air de suer des poisons
Et dont les pieds baignés d'eau croupie et de boue
Passent en puanteur l'odeur de la gadoue.
Rien n'est plus triste à voir, dans ce vilain Paris,
Entre le ciel tout jaune et le pavé tout gris,
Que ne sont ces maisons laides et rechignées.
Les carreaux y sont faits de toiles d'araignées;
Le toit pleure toujours comme un oeil chassieux,
Les murs bâtis d'hier semblent déjà tout vieux;
Pas un seul pan d'aplomb, pas une pierre égale,
Ils sont tout bourgeonnés, pleins de lèpre et de gale,
Pareils à des vieillards de débauche pourris,
Ruines sans grandeur et dignes de mépris.
Un bâton, comme un bras que la maigreur décharne,
Un lange sale au poing sort de chaque lucarne.
Ce ne sont sur le bord des fenêtres, que pots,
Matelas à sécher, guenilles et drapeaux,
Si que chaque maison, dépassant ses murailles,
A l'air d'un ventre ouvert dont coulent les entrailles.

Des hommes vivent là, dans leur fange abrutis,
Leurs femmes mettent bas et leur font des petits
Qui grouillent aussitôt sous les pieds de leurs pères,
Comme sous un fumier grouille un noeud de vipères.
Dans la plus noire ordure, au milieu des ruisseaux,
On les voit barbotter pareils à des pourceaux;
On les voit scrophuleux, noués et culs-de-jattes,
Comme un crapaud blessé qui saute sur trois pattes,
Descendre en trébuchant quelque raide escalier
Ou suivre tout en pleurs un coin de tablier.
D'autres, en vagissant d'une bouche flétrie,
Sucent une mamelle épuisée et tarie,
Et les mères s'en vont chantant d'une aigre voix
Un ignoble refrain en ignoble patois.
Quant aux hommes, ils sont partis à la maraude,
A peine verrez-vous quelque fiévreux qui rôde,
Le corps entortillé dans un pâle lambeau,
Plus jaune et plus osseux qu'un mort sous le tombeau.
Aucun soleil jamais ne dore ces fronts haves,
Nul rayon ne descend en ces affreuses caves
Et n'y jette à travers la noire humidité
Un blond fil de lumière aux chauds jours de l'été.
Une odeur de prison et de maladrerie,
Je ne sais quel parfum de vieille juiverie
Vous écoeure en entrant et vous saisit au nez.
Des vivants comme nous sont pourtant condamnés
A respirer cet air aux miasmes méphitiques,
Ainsi qu'en exhalaient les avernes antiques;
Les belles fleurs de mai ne s'ouvrent pas pour eux,
C'est pour d'autres qu'en juin les cieux se font plus bleus,
Ils sont déshérités de toute la nature,
Pour apanage ils n'ont que fange et pourriture.
Ces hommes, n'est-ce pas, ont le sort bien mauvais?
Tout malheureux qu'ils sont, moi pourtant je les hais
Et si j'ai fait jaillir de ma sombre palette,
Avec ses tons boueux cette ébauche incomplète;
Certes ce n'était pas dans le dessein pieux
De sécher votre bourse et de mouiller vos yeux.
Dieu merci! je n'ai pas tant de philanthropie
Et je dis anathème, à cette race impie.

II.

Entrez dans leurs taudis. Parmi tous ces haillons,
Vous verrez s'allumer de flamboyants rayons.
Moins l'aile et le bec d'aigle ils sont en tout semblables
Aux avares griffons dont nous parlent les fables,
Et veillent accroupis sans cligner leurs yeux verts,
Sur de gros monceaux d'or de fumier recouverts
Pour y chercher de l'or, ils vous fendraient le ventre;
Pour l'or ils perceraient la terre jusqu'au centre,
Ils iraient dans le ciel, de leurs marteaux hardis,
Arracher vos clous d'or, portes du paradis!
Et pour les faire fondre en vos cavernes noires,
Anges et chérubins ils vous prendraient vos gloires.

Non que l'or soit pour eux ce qu'il serait pour nous,
Un moyen d'imposer ses volontés à tous,
Et de faire fleurir sa libre fantaisie
Comme un lotus qui s'ouvre au chaud pays d'Asie.
L'or, ce n'est pas pour eux des châteaux au soleil,
Un voyage lointain sous un ciel plus vermeil,
Un sérail à choisir, de belles courtisanes,
Baignant de noirs cheveux leurs tempes diaphanes;
Des coureurs de pur sang, une meute de chiens,
Une collection de grands maîtres anciens,
L'impérial tokay, côte à côte en sa cave,
Avec les pleurs de Christ sur leur natale lave.
L'or, ce n'est pas pour eux la clef de l'idéal,
L'anneau de Salomon, le talisman fatal,
Qui, forçant à venir les démons et les anges,
Fait les réalités de nos rêves étranges.
Ils aiment l'or pour l'or: c'est là leur passion;
Le seul bonheur pour eux c'est la possession;
Comme un vieil impuissant aime une jeune fille;
Quoiqu'ils n'en fassent rien, ils aiment l'or qui brille,
Et voudraient sous leurs dents, pour grossir leur trésor
Pouvoir, comme Midas, changer le pain en or.

Les choses de ce monde et les choses divines,
Les plus grands souvenirs, les plus saintes ruines,
Ils ne respectent rien et vont détruisant tout.
Ils jettent sans pitié dans le creuset qui bout,
Avec leurs cercueils peints et dorés, les momies
Des générations dans le temps endormies.
Ils brûlent le passé pour avoir ce peu d'or
Qu'aux plis de son manteau les ans laissaient encor.
Chandeliers de l'autel, vases du sacrifice,
Ouvrages merveilleux pleins d'art et de caprice,
Cadres et bas-reliefs aux fantasques dessins,
L'ange du tabernacle et les châsses des saints,
Les beaux lambris d'église et les stalles sculptées
Gisent au fond des cours à pleines charretées;
Pour cuire leur pâture ils n'ont pas d'autre bois
Que des débris d'autel et des morceaux de croix.
C'est un bûcher doré qui chauffe leur cuisine,
Cependant qu'accroupie au coin du feu Lésine,
Les yeux caves, le teint plus pâle qu'un citron,
Tourne un maigre brouet au fond d'un grand chaudron;
L'épine de son dos est collée à son ventre,
Son épaule est convexe et sa poitrine rentre,
Elle a des sourcils gris mêlés de longs poils blancs;
Comme un bissac de pauvre à chacun de ses flancs,
Sa mamelle s'allonge et passe la ceinture;
On peut compter les fils de sa robe de bure,
Et quoiqu'elle soit riche à payer vingt palais;
Ses manches laissent voir ses coudes violets;
Elle claque du bec comme fait la cigogne,
Et quand elle remue et vaque à sa besogne,
On entend ses os secs à chaque mouvement,
Comme un gond mal graissé rendre un sourd grincement.

III.

Ah! race de corbeaux, ignoble bande noire,
Hyènes du passé, vrais chakals de l'histoire,
C'est vous qui disputez, dans les tombeaux ouverts,
Pour prendre leur linceul, les trépassés aux vers,
Et qui ne laissez pas debout une colonne
Sur la fosse d'un siècle où pendre sa couronne.
Par la vie et la mort, par l'enfer et le ciel,
Par tout ce que mon coeur peut contenir de fiel.
Soyez maudits!

               Jamais déluge de barbares,
Ni Huns, ni Visigoths, ni Russiens, ni Tartares,
Non, Genseric jamais; non, jamais Attila,
N'ont fait autant de mal que vous en faites là;
Quand ils eurent tué la ville aux sept collines,
Ils laissèrent au corps son linceul de ruines.
Ils détruisaient, car telle était leur mission,
Mais ne spéculaient pas sur leur destruction.
C'est vous qui perdez l'art et par qui les statues,
Près de leurs piédestaux moisissent abattues;
Destructeurs endiablés, c'est vous dont le marteau
Laisse une cicatrice au front de tout château;

C'est vous qui décoiffez toutes nos métropoles,
Et, comme on prend un casque, enlevez leurs coupoles;
Vous qui déshabillez les saintes et les saints,
Qui, pour avoir le plomb, cassez les vitreaux peints
Et rompez les clochers, comme une jeune fille
Entre ses doigts distraits rompt une frêle aiguille;
C'est à cause de vous que l'on dit des Français:
Ils brisent leur passé: c'est un peuple mauvais.
Encor, si vous étiez la vieille bande noire!
Mais vous êtes venus bien après la victoire.
Vous becquetez le corps que d'autres ont tué;
Vous avez attendu que sa chair ait pué,
Avant que de tomber sur le géant à terre,
Vautours du lendemain! Dans le champ solitaire,
Par une nuit sans lune, où le firmament noir,
N'avait pas un seul oeil entr'ouvert pour vous voir,
Vous avez abattu votre vol circulaire
Et porté tout joyeux la charogne à votre aire.
Les bons et braves chiens, lors que le cerf est mort,
S'en vont. Toute la meute arrive alors et mord,
Mêlant ses vils abois à la trompe de cuivre,
Le noble cerf dix cors, qu'à peine elle osait suivre;
Et les bassets trapus, arrivés les derniers,
Ont de plus gros morceaux que n'en ont les premiers.
Vous êtes les bassets. Vous mangez la curée;
Par les chiens courageux aux lâches préparée.
Quand les guerriers ont fait, les goujats vont au corps,
Et dérobent l'argent dans les poches des morts.

O fille de Satan, ô toi, la vieille bande,
Comme ta mission, tu fus horrible et grande.
Je ne sais quelle rude et sombre majesté,
Drape sinistrement ta monstruosité;
Une fausse auréole autour de toi rayonne
Et ton bonnet sanglant luit comme une couronne.
Des nerfs herculéens se tordent à tes bras,
L'airain, comme un gravier, se creuse sous ton pas;
Sur le marbre, en courant, tu laisses des empreintes,
Et le monde ébranlé craque dans tes étreintes.
C'est toi qui commença ce périlleux duel
Du peuple avec le roi, de la terre et du ciel;
Et quand tu secouais de tes mains insensées,
Les croix sur les clochers, si près de Dieu dressées;
On croyait que le Christ, par les pieds et le flanc,
En signe de douleur allait pleurer le sang;
On croyait voir s'ouvrir la bouche de sa plaie
Et reluire à son front une auréole vraie,
Et l'on fut bien surpris que ton bras et ton poing
Après l'avoir frappé ne se séchassent point.
Tout le monde attendait un grand coup de tonnerre,
Comme au saint vendredi quand l'on baise la terre;
On ignorait comment Dieu prendrait tout cela,
Et quel foudre il gardait à ces insultes-là.
Nulle voix ne sortit du fond du tabernacle,
Le ciel pour se venger ne fit aucun miracle;
Et comme dans les bois fait un essaim d'oiseaux,
Les anges effarés quittèrent leurs arceaux;
Mais tu ne savais pas si dans les nefs désertes
Tu n'allais pas trouver, avec leurs plumes vertes,
Leur oeil de diamant et leurs lances de feu,
A cheval sur l'éclair, les milices de Dieu,
La première et sans peur tu mis la main sur l'arche,
Et tes enfants perdus allèrent droit leur marche,
Sans savoir si le sol tout d'un coup sur leurs pas,
En entonnoir d'enfer ne se creuserait pas.
Tu fus la poésie et l'idéal du crime;
Tu détrônais Jésus de son gibet sublime,
Comme Louis Capet de son fauteuil de roi.
La vieille monarchie avec la vieille foi
Râlait entre tes bras, toute bleue et livide,
Comme autrefois Anthée aux bras du grand Alcide.
Et le Christ et le roi sous tes puissants efforts,
Du trône et de l'autel tous deux sont tombés morts.
Au seul bruit de tes pas les noires basiliques
Tremblottaient de frayeur sous leurs chapes gothiques;
Leurs genoux de granit sous elles se ployaient,
Les tarasques sifflaient, les guivres aboyaient;
Le dragon se tordant au bout de la gouttière,
Tâchait de dégager ses ailerons de pierre,
Les anges et les saints pleuraient dans les vitreaux;
Les morts se retournant au fond de leurs tombeaux,
Demandaient: «Qu'est-ce donc?» à leurs voisins plus blêmes,
Et les cloches des tours se brisaient d'elles-mêmes.
Quand tu manquais de rois à jeter à tes chiens,
Tu forçais Saint-Denis à te rendre les siens;
Tu descendais sans peur sous les funèbres porches;
Les spectres éblouis aux lueurs de tes torches,
Fuyaient échevelés en poussant des clameurs.
Troublés dans leur sommeil, tous ces pâles dormeurs,
Rêvant d'éternité, pensaient l'heure venue,
Où le Christ doit juger les hommes sur sa nue;
Et quand tu soulevais de ton doigt curieux
Leur paupière embaumée afin de voir leurs yeux,
Certes ils pouvaient croire à ton rire sauvage,
A l'air fauve et cruel de ton hideux visage,
Qu'ils étaient bien damnés, et qu'un diable d'enfer
Venait les emporter dans ses griffes de fer.
L'épouvante crispait leur bouche violette,
Ils joignaient, pour prier, leurs deux mains de squelette,
Mais tu les retuais sans plus sentir d'effroi
Que pour guillotiner un véritable roi.
Tes rêves n'étaient pas hantés de noirs fantômes,
Toutes les sommités, têtes de rois et dômes,
Devaient fatalement tomber sous ton marteau,
Et tu n'avais pas plus de remords qu'un couteau;
Tu n'étais que le bras de la nouvelle idée,
Et le sang comme l'eau, sur ta robe inondée,
Coulait et te faisait une pourpre à ton tour.
O tueuse de rois, souveraine d'un jour!
Tes forfaits étaient noirs et grands comme l'abîme,
Mais tu gardais au moins la majesté du crime,
Mais tu ne grattais pas la dorure des croix,
Et si tu profanais les cadavres des rois,
C'était pour te venger et non pas pour leur prendre
Les anneaux de leurs doigts ni pour les aller vendre!

A UN JEUNE TRIBUN.

Ami, vous avez beau, dans votre austérité,
N'estimer chaque objet que par l'utilité,
Demander tout d'abord à quoi tendent les choses
Et les analyser dans leurs fins et leurs causes;
Vous avez beau vouloir vers ce pôle commun
Comme l'aiguille au nord faire tourner chacun;
Il est dans la nature, il est de belles choses,
Des rossignols oisifs, de paresseuses roses,
Des poëtes rêveurs et des musiciens
Qui s'inquiètent peu d'être bons citoyens,
Qui vivent au hasard et n'ont d'autre maxime,
Sinon que tout est bien pourvu qu'on ait la rime,
Et que les oiseaux bleus, penchant leurs cols pensifs,
Écoutent le récit de leurs amours naïfs.
Il est de ces esprits qu'une façon de phrase,
Un certain choix de mots tient un jour en extase,
Qui s'enivrent de vers comme d'autres de vin
Et qui ne trouvent pas que l'art soit creux et vain;
D'autres seront épris de la beauté du monde,
Et du rayonnement de la lumière blonde;
Ils resteront des mois assis devant des fleurs,
Tâchant de s'imprégner de leurs vives couleurs;
Un air de tête heureux, une forme de jambe,
Un reflet qui miroite, une flamme qui flambe,
Il ne leur faut pas plus pour les faire contents.
Qu'importent à ceux-là les affaires du temps
Et le grave souci des choses politiques!
Quand ils ont vu quels plis font vos blanches tuniques
Et comment sont coupés vos cheveux blonds ou bruns
Que leur font vos discours, magnanimes tribuns!
Vos discours sont très-beaux, mais j'aime mieux des roses.
Les antiques Vénus, aux gracieuses poses,
Que l'on voit, étalant leur sainte nudité,
Réaliser en marbre un rêve de beauté,
Ont plus fait, à mon sens, pour le bonheur du monde,
Que tous ces vains travaux où votre orgueil se fonde;
Restez assis plutôt que de perdre vos pas.
Le lis ne file pas et ne travaille pas;
Il lui suffit d'avoir la blancheur éclatante,
Il jette son parfum et cela le contente.
Dans sa coupe il réserve aux voyageurs du ciel,
Une perle de pluie, une goutte de miel,
Et la sylphide, au bal d'Oberon invitée,
Se taille dans sa feuille une robe argentée.
Qui de vous osera lui dire, paresseux!
Parce qu'il ne fait pas de chemises pour ceux
Qui grelotant de froid, et, les chairs toutes rouges,
Se cachent en hiver sous la paille des bouges,
Et qu'il ne pétrit pas de ses doigts blancs du pain
A tous les malheureux qui vont criant la faim?
Qui donc dira cela: que toute chose belle,
Femme, musique ou fleur ne porte pas en elle
Et son enseignement et sa moralité?
Comment pourrons-nous croire à la divinité
Si nous n'écoutons pas le rossignol qui chante,
Si nous n'en voyons pas une preuve touchante
Dans la suave odeur qu'envoie au ciel, le soir,
La fleur de la vallée avec son encensoir?
Qui douterait de Dieu devant de belles femmes?
Ah! veillons sur nos coeurs et fermons bien nos âmes,
Laissons tourner le monde et les choses aller;
Sans que nous la poussions, la terre peut rouler,
Et nous pouvons fort bien retirer notre épaule,
Sans faire choir le ciel et déranger le pôle;
Se croire le pivot de la création
Est une erreur commune à toute ambition;
L'on est persuadé qu'on est indispensable
Et l'on ne pèse pas le poids d'un grain de sable
Aux balances d'airain des grands événements.
L'on tombe chaque jour en des étonnements
A voir quel peu d'écume, au torrent de l'abîme,
Fait un homme jeté de la plus haute cime,
Et comme en peu de temps pour grand qu'il ait passé,
Par le premier qui vient on le voit remplacé.
Nos agitations ne laissent pas de trace:
C'est la bulle sur l'eau qui crève et qui s'efface;
En vain l'on se raidit. Toujours d'un flot égal,
Le fleuve à travers tout court au gouffre fatal,
Et dans l'éternité mystérieuse et noire
Entraîne ce gravier que l'on nomme l'histoire.
Quand votre nom serait creusé dans le rocher,
L'intarissable flot qui semble le lécher,
Ainsi qu'un chien soumis qui veut flatter son maître,
De sa langue d'azur le fera disparaître,
Et, si profondément qu'ait fouillé le ciseau,
Le rocher à coup sûr durera moins que l'eau;
Et vous, mon jeune ami, tête sereine et blonde,
A la fleur de vos ans pourquoi tenter une onde
Qui jamais n'a rendu le vaisseau confié?
Où retrouverez-vous le temps sacrifié,
Et ce qu'a de votre âme emporté sur son aile
Des révolutions la tempête éternelle?
Pourquoi, tout en sueur, sous le soleil de plomb,
Le siroco soufflant, suivre un chemin si long,
Et traverser à pied ce grand désert de prose,
Quand le ciel est d'un bleu d'outremer, quand la rose
Offre candidement sa bouche à vos baisers,
A l'âge où les bonheurs sont tellement aisés,
Que c'en est un déjà d'être au monde et de vivre?
De ses parfums ambrés le printemps vous enivre,
La fleur aux doux yeux bleus vous lorgne avec amour;
Les oiseaux de leurs nids vous donnent le bonjour,
Et la fée amoureuse, afin de vous séduire,
Se baigne devant vous dans la source, et fait luire
A travers les roseaux, sous le flot argentin,
Son épaule de nacre et son dos de satin.
Mais, sourd à tout cela comme un anachorète,
Vous foulez sans pitié la pauvre violette;
La fée en soupirant rattache ses cheveux,
Rouge d'avoir pour rien fait les premiers aveux,
Et reprend tristement ses habits sur les branches.
Si vous aviez voulu, quatre licornes blanches,
Au pays d'Avalon vous auraient emporté;
Dans les tourelles d'or d'un palais enchanté
Vous auriez pu passer votre vie en doux rêves;
Mais non; sur les cailloux, sur les sables des grèves,
Sur les éclats de verre et les tessons cassés,
A travers les débris des trônes renversés,
Vous avez préféré, faussant votre nature,
Pieds nus et dans la nuit, marcher à l'aventure;
Vous avez oublié les sentiers d'autrefois,
Et vous ne suivez plus la rêverie au bois:
Tout ce qui vous charmait vous semble choses vaines;
Vous fermez votre oreille au babil des fontaines
Et diriez volontiers: silence! au rossignol,
Le front tout soucieux et penché vers le sol,
Vous passez sans répondre au gai salut des merles;
Où donc est-il ce temps où vous comptiez les perles
Et les beaux diamants aux éclairs diaprés,
Que répand le matin sur le velours des prés?
Avec un soin plus grand que pour des pierres fines,
Vous enleviez aux fleurs les gouttes argentines,
Et prenant pour cordon un brin de ce fil blanc,
Que la vierge des cieux laisse choir en filant,
Vous composiez avec, enfantines merveilles,
Des colliers à trois rangs et des pendants d'oreilles.
Quel crime ont donc commis ces chers coquelicots,
Qui, passant leur front rouge entre les blés égaux,
Au revers du sillon, de leurs petites langues,
Vous faisaient autrefois de si belles harangues?
De votre négligence ils sont tout attristés
Et se plaignent au vent de n'être plus chantés.
C'est en vain que juillet les convie à sa fête;
Ainsi que des vieillards ils vont courbant la tête,
Et s'ils pouvaient noircir ils se mettraient en deuil.
Les bluets désolés ont tous la larme à l'oeil,
Car ils vous pensent mort et ne peuvent pas croire.
Que vous avez perdu si vite la mémoire
Des entretiens naïfs et des charmants amours
Que vous aviez ensemble au midi des beaux jours!
Ami, vous étiez fait pour chanter sous le hêtre,
Comme le doux berger que Mantoue a vu naître,
La blonde Amaryllis en couplets alternés.
De sauvages odeurs vos vers tout imprégnés,
Sentent le serpolet, le thym et la frambroise;
A vos molles chansons le bouvreuil s'apprivoise,
Et, tout émerveillé, du sommet des ormeaux,
Descend de branche en branche et vient sur vos pipeaux.
Ne faites pas sortir le tonnerre des Gracques,
D'une bouche formée aux chants élégiaques;
Laisser cette besogne aux orateurs braillards,
Qui, le pied sur la borne et les cheveux épars,
Jurent à six gredins, tout grouillants de vermine,
Qu'ils ont vraiment sauvé Rome de la ruine.
Rome se sauvera toute seule, très-bien;
Ses destins sont écrits et nous n'y ferons rien;
Qui pourrait enrayer la fortune et sa roue?
Que le char de l'état s'enfonce dans la boue,
Ou, par les rangs pressés de ce bétail humain,
S'ouvre, en les écrasant, un plus large chemin;
Nous trouverons toujours dans l'ombre et sur la mousse
Quelque petit sentier, par une pente douce,
Regagnant le sommet d'un coteau séparé,
D'où l'oeil se perd au fond d'un lointain azuré;
Et nous attendrons là que notre jour arrive,
Voyant de haut la mer se briser à la rive,
Et les vaisseaux là-bas palpiter sous le vent.
La mort n'a pas besoin que l'on aille au devant;
Marchands, hommes de guerre, orateurs et poëtes,
La Mort, de tout cela, fait de pareils squelettes;
Pour sa gerbe elle prend l'épi comme la fleur,
Et ne respecte rien, ni forme, ni couleur;
Elle va, du coupant de sa courbe faucille,
Jetant bas le vieillard avec la jeune fille;
Elle fauche le champ de l'un à l'autre bout,
Et dans son grenier noir elle serre le tout.
A quoi bon s'efforcer jusques à perdre haleine,
Courir à droite, à gauche, et prendre tant de peine,
Quand peut-être le fer, près de notre sillon,
Se balance et fait luire un sinistre rayon.
Quelle chose est utile en ce monde où nous sommes?
Et quand la vieille a mis en tas ses gerbes d'hommes,
Qui peut dire lequel était Napoléon,
Ou l'obscur amoureux des roses du vallon?
Qui le décidera? L'existence est un songe
Où rien n'est sûr, sinon que le même ver ronge
Le corps du citoyen utile et positif
Et le corps du rêveur et du poëte oisif.
Entre la fleur qui s'ouvre et le cerveau qui pense,
Entre néant et rien quelle est la différence?

CHOC DE CAVALIERS.

Hier il m'a semblé, sans doute j'étais ivre,
Voir sur l'arche d'un point, un choc de cavaliers
Tout cuirassés de fer, tout imbriqués de cuivre
Et caparaçonnés de harnais singuliers.

Des dragons accroupis grommelaient sur leurs casques,
Des Méduses d'airain ouvraient leur yeux hagards
Dans leurs grands boucliers, aux ornements fantasque,
Et des noeuds de serpents écaillaient leurs brassards.

Par moment, du rebord de l'arcade géante,
Un cavalier blessé, perdant son point d'appui;
Un cheval effaré, tombait dans l'eau béante;
Gueule de crocodile entr'ouverte sous lui.

C'était vous, mes désirs, c'était vous, mes pensées,
Qui cherchiez à forcer le passage du pont,
Et vos corps tout meurtris, sous leurs armes faussées,
Dorment ensevelis dans le gouffre profond.

LE POT DE FLEURS.

Parfois un enfant trouve une petite graine,
Et tout d'abord, charmé de ses vives couleurs,
Pour la planter il prend un pot de porcelaine,
Orné de dragons bleus et de bizarres fleurs.

Il s'en va. La racine en couleuvres s'allonge,
Sort de terre, fleurit et devient arbrisseau;
Chaque jour, plus avant, son pied chevelu plonge
Tant qu'il fasse éclater le ventre du vaisseau.

L'enfant revient; surpris, il voit la plante grasse,
Sur les débris du pot brandir ses verts poignards,
Il la veut arracher, mais la tige est tenace;
Il s'obstine, et ses doigts s'ensanglantent aux dards.

Ainsi germa l'amour dans mon âme surprise;
Je croyais ne semer qu'une fleur de printemps:
C'est un grand aloës dont la racine brise
Le pot de porcelaine aux dessins éclatants.

LE SPHINX.

Dans le Jardin Royal où l'on voit les statues,
Une chimère antique entre toutes me plaît;
Elle pousse en avant deux mamelles pointues,
Dont le marbre veiné semble gonflé de lait.

Son visage de femme est le plus beau du monde,
Son col est si charnu que vous l'embrasseriez;
Mais quand on fait le tour, on voit sa croupe ronde.
On s'aperçoit qu'elle a des griffes à ses pieds.

Les jeunes nourrissons qui passent devant elle,
Tendent leurs petits bras et veulent avec cris,
Coller leur bouche ronde à sa dure mamelle;
Mais quand ils l'ont touchée, ils reculent surpris.

C'est ainsi qu'il en est de toutes nos chimères,
La face en est charmante et le revers bien laid.
Nous leur prenons le sein; mais ces mauvaises mères
N'ont pas pour notre lèvre une goutte de lait.

PENSÉE DE MINUIT.

Une minute encor, madame, et cette année
Commencée avec vous, avec vous terminée
  Ne sera plus qu'un souvenir.
Minuit: voilà son glas que la pendule sonne,
Elle s'en est allée en un lieu d'où personne
  Ne peut la faire revenir.

Quelque part, loin, bien loin, par delà les étoiles,
Dans un pays sans nom, ombreux et plein de voiles,
  Sur le bord du néant jeté;
Limbes de l'impalpable, invisible royaume
Où va ce qui n'a pas de corps ni de fantôme,
  Ce qui n'est rien ayant été;

Où va le son, où va le souffle; où va la flamme,
La vision qu'en rêve, on perçoit avec l'âme,
  L'amour de notre coeur chassé;
La pensée inconnue éclose en notre tête;
L'ombre qu'en s'y mirant dans la glace on projette;
  Le présent qui se fait passé.

Un à-compte d'un an pris sur les ans qu'à vivre
Dieu veut bien nous prêter; une feuille du livre
  Tournée avec le doigt du temps;
Une scène nouvelle à rajouter au drame;
Un chapitre de plus au roman dont la trame
  S'embrouille d'instants en instants;

Un autre pas de fait dans cette route morne
De la vie et du temps, dont la dernière borne
  Proche ou lointaine est un tombeau,
Où l'on ne peut poser le pied qu'il ne s'enfonce,
Où de votre bonheur toujours à chaque ronce,
  Derrière vous reste un lambeau.

Du haut de cette année avec labeur gravie,
Me tournant vers ce moi qui n'est plus dans ma vie
  Qu'un souvenir presque effacé,
Avant qu'il ne se plonge au sein de l'ombre noire,
Je contemple un moment, des yeux de la mémoire,
  Le vaste horizon du passé.

Ainsi le voyageur, du haut de la colline,
Avant que tout à fait le versant qui s'incline
  Ne les dérobe à son regard,
Jette un dernier coup d'oeil sur les campagnes bleues
Qu'il vient de parcourir, comptant combien de lieues
  Il a fait depuis son départ.

Mes ans évanouis à mes pieds se déploient
Comme une plaine obscure où quelques points chatoient
  D'un rayon de soleil frappés.
Sur les plans éloignés qu'un brouillard d'oubli cache
Une époque, un détail nettement se détache
  Et revit à mes yeux trompés.

Ce qui fut moi jadis m'apparaît: silhouette
Qui ne ressemble plus au moi qu'elle répète;
  Portrait sans modèle aujourd'hui;
Spectre dont le cadavre est vivant; ombre morte
Que le passé ravit au présent qu'il emporte,
  Reflet dont le corps s'est enfui.

J'hésite en me voyant devant moi reparaître;
Hélas! et j'ai souvent peine à me reconnaître
  Sous ma figure d'autrefois.
Comme un homme qu'on met tout à coup en présence
De quelque ancien ami dont l'âge et dont l'absence
  Ont changé les traits et la voix.

Tant de choses depuis, par cette pauvre tête,
Ont passé; dans cette âme et ce coeur de poëte,
  Comme dans l'aire des aiglons,
Tant d'oeuvres que couva l'aile de ma pensée,
Se débattent heurtant leur coquille brisée,
  Avec leurs ongles déjà longs.

Je ne suis plus le même, âme et corps tout diffère,
Hors le nom, rien de moi n'est resté; mais qu'y faire?
  Marcher en avant, oublier.
On ne peut sur le temps reprendre une minute,
Ni faire remonter un grain après sa chute
  Au fond du fatal sablier.

La tête de l'enfant n'est plus dans cette tête,
Maigre, décolorée, ainsi que me l'ont faite
  L'étude austère et les soucis.
Vous n'en trouveriez rien sur ce front qui médite
Et dont quelque tourmente intérieure agite
  Comme deux serpents les sourcils.

Ma joue était sans plis, toute rose, et ma lèvre
Aux coins toujours arqués, riait; jamais la fièvre
  N'en avait noirci le corail.
Mes yeux, vierges de pleurs, avaient des étincelles
Qu'ils n'ont plus maintenant, et leurs claires prunelles,
  Doublaient le ciel dans leur émail.

Mon coeur avait mon âge, il ignorait la vie,
Aucune illusion, amèrement ravie,
  Jeune, ne l'avait rendu vieux;
Il s'épanouissait à toute chose belle,
Et dans cette existence encor pour lui nouvelle,
  Le mal était bien, le bien mieux.

Ma poésie, enfant à la grâce ingénue,
Les cheveux dénoués, sans corset, jambe nue,
  Un brin de folle avoine en main
Avec son collier fait de perles de rosée,
Sa robe prismatique au soleil irisée,
  Allait chantant par le chemin.

Et puis l'âge est venu qui donne la science,
J'ai lu Werther, René son frère d'alliance;
  Ces livres, vrais poisons du coeur,
Qui déflorent la vie et nous dégoûtent d'elle,
Dont chaque mot vous porte une atteinte mortelle;
  Byron et son don Juan moqueur.

Ce fut un dur réveil, ayant vu que les songes
Dont je m'étais bercé n'étaient que des mensonges,
  Les croyances, des hochets creux.
Je cherchai la gangrène au fond de toute et comme
Je la trouvai toujours, je pris en haine l'homme
  Et je devins bien malheureux.

La pensée et la forme ont passé comme un rêve;
Mais que fait donc le temps de ce qu'il nous enlève?
  Dans quel coin du chaos met-il
Ces aspects oubliés comme l'habit qu'on change,
Tous ces moi du même homme, et quel royaume étrange
  Leur sert de patrie ou d'exil?

Dieu seul peut le savoir, c'est un profond mystère;
Nous le saurons peut-être à la fin, car la terre
  Que la pioche jette au cercueil
Avec sa sombre voix explique bien des choses,
Des effets, dans la tombe, on comprend mieux les causes.
  L'éternité commence au seuil.

L'on voit… mais veuillez bien me pardonner, madame,
De vous entretenir de tout cela. Mon âme,
  Ainsi qu'un vase trop rempli,
Déborde, laissant choir mille vagues pensées,
Et ces ressouvenirs d'illusions passées,
  Rembrunissent mon front pâli.

Eh! que vous fait cela, dites-vous, tête folle,
De vous inquiéter d'une ombre qui s'envole?
  Pourquoi donc vouloir retenir
Comme un enfant mutin sa mère par la robe,
Ce passé qui s'en va? de ce qu'il vous dérobe,
  Consolez-vous par l'avenir.

Regardez; devant vous l'horizon est immense,
C'est l'aube de la vie et votre jour commence;
  Le ciel est bleu, le soleil luit.
La route de ce monde est pour vous une allée
Comme celle d'un parc, pleine d'ombre et sablée;
  Marchez où le temps vous conduit.

Que voulez-vous de plus, tout vous rit, l'on vous aime:
Oh! vous avez raison, je me le dis moi-même,
  L'avenir devrait m'être cher;
Mais c'est en vain, hélas! que votre voix m'exhorte;
Je rêve, et mon baiser à votre front avorte,
  Et je me sens le coeur amer.

LA CHANSON DE MIGNON.

Ange de poésie, ô vierge blanche et blonde,
Tu me veux donc quitter et courir par le monde;
Toi, qui, voyant passer du seuil de la maison
Les nuages du soir sur le rouge horizon,

Contente d'admirer leurs beaux reflets de cuivre,
Ne t'es jamais surprise à les désirer suivre;
Toi, même au ciel d'été, par le jour le plus bleu,
Frileuse Cendrillon, tapie au coin du feu,
Quel grand désir te prend, ô ma folle hirondelle!
D'abandonner le nid et de déployer l'aile.

Ah! restons tous les deux près du foyer assis,
Restons, je te ferai, petite, des récits,
Des contes merveilleux, à tenir ton oreille
Ouverte avec ton oeil tout le temps de la veille.

Le vent râle et se plaint comme un agonisant;
Le dogue réveillé hurle au bruit du passant;
Il fait froid: c'est l'hiver; la grêle à grand bruit fouette
Les carreaux palpitants; la rauque girouette,
Comme un hibou criaille au bord du toit pointu.
Où veux-tu donc aller?

                       O mon maître, sais-tu,
La chanson que Mignon chante à Wilhem dans Goëthe:

«Ne la connais-tu pas la terre du poëte,
La terre du soleil où le citron mûrit,
Où l'orange aux tons d'or dans les feuilles sourit;
C'est là, maître, c'est là qu'il faut mourir et vivre,
C'est là qu'il faut aller, c'est là qu'il faut me suivre,

«Restons, enfant, restons: ce beau ciel toujours bleu,
Cette terre sans ombre et ce soleil de feu,
Brûleraient ta peau blanche et ta chair diaphane.
La pâle violette au vent d'été se fane;
Il lui faut la rosée et le gazon épais,
L'ombre de quelque saule, au bord d'un ruisseau frais.
C'est une fleur du nord, et telle est sa nature.
Fille du nord comme elle, ô frêle créature!
Que ferais-tu là-bas sur le sol étranger?
Ah! la patrie est belle et l'on perd à changer.
Crois-moi, garde ton rêve.

                            «Italie! Italie!
Si riche et si dorée; oh! comme ils t'ont salie!
Les pieds des nations ont battu tes chemins;
Leur contact a limé tes vieux angles romains,
Les faux dilettanti s'érigeant en artistes,
Les milords ennuyés et les rimeurs touristes,
Les petits lords Byrons fondent de toutes parts
Sur ton cadavre à terre, ô mère de Césars;
Ils s'en vont mesurant la colonne et l'arcade;
L'un se pâme au rocher et l'autre à la cascade:
Ce sont, à chaque pas, des admirations,
Des yeux levés en l'air et des contorsions:
Au moindre bloc informe et dévoré de mousse,
Au moindre pan de mur où le lentisque pousse,
On pleure d'aise, on tombe en des ravissements
A faire de pitié rire les monuments.
L'un avec son lorgnon collant le nez aux fresques,
Tâche de trouver beaux tes damnés gigantesques,
O pauvre Michel-Ange, et cherche en son cahier
Pour savoir si c'est là qu'il doit s'extasier;
L'autre, plus amateur de ruines antiques,
Ne rêve que frontons, corniches et portiques,
Baise chaque pavé de la Via-Lata,
Ne croit qu'en Jupiter et jure par Vesta.
De mots italiens fardant leurs rimes blêmes,
Ceux-ci vont arrangeant leur voyage en poëmes,
Et sur de grands tableaux font de petits sonnets:
Artistes et dandies, roturiers, baronnets,
Chacun te tire aux dents, belle Italie antique,
Afin de remporter un pan de ta tunique!

«Restons, car au retour on court risque souvent
De ne retrouver plus son vieux père vivant,
Et votre chien vous mord ne sachant plus connaître
Dans l'étranger bruni celui qui fut son maître:
Les coeurs qui vous étaient ouverts se sont fermés,
D'autres en ont la clef, et dans vos mieux aimés,
Il ne reste de vous qu'un vain nom qui s'efface.
Lorsque vous revenez vous n'avez plus de place:
Le monde où vous viviez s'est arrangé sans vous,
Et l'on a divisé votre part entre tous.
Vous êtes comme un mort qu'on croit au cimetière,
Et qui, rompant un soir le linceul et la bière,
Retourne à sa maison croyant trouver encor
Sa femme tout en pleurs et son coffre plein d'or;
Mais sa femme a déjà comblé la place vide,
Et son or est aux mains d'un héritier avide;
Ses amis sont changés, en sorte que le mort
Voyant qu'il a mal fait et qu'il est dans son tort,
Ne demandera plus qu'à rentrer sous la terre
Pour dormir sans réveil dans son lit solitaire.
C'est le monde. Le coeur de l'homme est plein d'oubli:
C'est une eau qui remue et ne garde aucun pli.
L'herbe pousse moins vite aux pierres de la tombe
Qu'un autre amour dans l'âme, et la larme qui tombe
N'est pas séchée encor, que la bouche sourit,
Et qu'aux pages du coeur un autre nom s'écrit.

«Restons pour être aimés, et pour qu'on se souvienne
Que nous sommes au monde; il n'est amour qui tienne
Contre une longue absence: oh! malheur aux absents!
Les absents sont des morts et comme eux impuissants,
Dès qu'aux yeux bien aimés votre vue est ravie,
Rien ne reste de vous qui prouve votre vie;
Dès que l'on n'entend plus le son de votre voix,
Que l'on ne peut sentir le toucher de vos doigts,
Vous êtes mort; vos traits se troublent et s'effacent
Au fond de la mémoire et d'autres les remplacent.
Pour qu'on lui soit fidèle il faut que le ramier
Ne quitte pas le nid et vive au colombier.
Restons au colombier. Après tout, notre France
Vaut bien ton Italie, et, comme dans Florence,
Rome, Naple ou Venise, on peut trouver ici
De beaux palais à voir et des tableaux aussi.
Nous avons des donjons, de vieilles cathédrales
Aussi haut que Saint-Pierre, élevant leurs spirales;
Notre-Dame, tendant ses deux grands bras en croix,
Saint Severin, dardant sa flèche entre les toits,
Et la Sainte-Chapelle aux minarets mauresques,
Et Saint-Jacques, hurlant sous ses monstres grotesques;
Nous avons de grands bois et des oiseaux chanteurs,
Des fleurs embaumant l'air de divines senteurs,
Des ruisseaux babillards dans de belles prairies,
Où l'on peut suivre en paix ses chères rêveries;
Nous avons, nous aussi, des fruits blonds comme miel,
Des archipels d'argent aux flots de notre ciel;
Et, ce qui ne se trouve en aucun lieu du monde,
Ce qui vaut mieux que tout, ô belle vagabonde,
Le foyer domestique, ineffable en douceurs,
Avec la mère au coin et les petites soeurs,
Et le chat familier qui se joue et se roule,
Et pour hâter le temps, quand goutte à goutte il coule,
Quelques anciens amis causant de vers et d'art,
Qui viennent de bonne heure et ne s'en vont que tard.»

ROMANCE.

I.

Au pays où se fait la guerre,
Mon bel ami s'en est allé;
Il semble à mon coeur désolé
Qu'il ne reste que moi sur terre!
En partant, au baiser d'adieu,
Il m'a pris mon âme à ma bouche.
Qui le tient si longtemps? mon Dieu!
Voilà le soleil qui se couche,
Et moi, toute seule en ma tour,
J'attends encore son retour.

II.

Les pigeons, sur le toit, roucoulent,
Roucoulent amoureusement,
Avec un son triste et charmant;
Les eaux sous les grands saules coulent.
Je me sens tout près de pleurer;
Mon coeur comme un lis plein s'épanche
Et je n'ose plus espérer.
Voici briller la lune blanche,
Et moi, toute seule en ma tour,
J'attends encore son retour.

III.

Quelqu'un monte à grands pas la rampe,
Serait-ce lui, mon doux amant?
Ce n'est pas lui, mais seulement
Mon petit page avec ma lampe.
Vents du soir, volez, dites-lui
Qu'il est ma pensée et mon rêve,
Toute ma joie et mon ennui.
Voici que l'aurore se lève,
Et moi, toute seule en ma tour,
J'attends encore son retour.

LE SPECTRE DE LA ROSE.

Soulève ta paupière close
Qu'effleure un songe virginal,
Je suis le spectre d'une rose
Que tu portais hier au bal.
Tu me pris encore emperlée
Des pleurs d'argent de l'arrosoir,
Et parmi la fête étoilée
Tu me promenas tout le soir.

O toi, qui de ma mort fus cause,
Sans que tu puisses le chasser,
Toutes les nuits mon spectre rose
A ton chevet viendra danser:
Mais ne crains rien, je ne réclame
Ni messe ni De Profundis;
Ce léger parfum est mon âme,
Et j'arrive du paradis.

Mon destin fut digne d'envie;
Pour avoir un trépas si beau,
Plus d'un aurait donné sa vie,
Car j'ai ta gorge pour tombeau,
Et sur l'albâtre où je repose
Un poëte, avec un baiser,
Écrivit: Ci-gît une rose
Que tous les rois vont jalouser.

LAMENTO.

LA CHANSON DU PÊCHEUR.

    Ma belle amie est morte,
    Je pleurerai toujours;
    Sous la tombe elle emporte
    Mon âme et mes amours.
    Dans le ciel, sans m'attendre,
    Elle s'en retourna;
    L'ange qui l'emmena
    Ne voulut pas me prendre.
    Que mon sort est amer;
Ah, sans amour, s'en aller sur la mer!

    La blanche créature
    Est couchée au cercueil;
    Comme dans la nature
    Tout me paraît en deuil!
    La colombe oubliée,
    Pleure et songe à l'absent,
    Mon âme pleure et sent
    Qu'elle est dépareillée.
    Que mon sort est amer;
Ah, sans amour, s'en aller sur la mer!

    Sur moi la nuit immense
    S'étend comme un linceul;
    Je chante ma romance
    Que le ciel entend seul.
    Ah! comme elle était belle
    Et comme je l'aimais!
    Je n'aimerai jamais
    Une femme autant qu'elle.
    Que mon sort est amer;
Ah, sans amour, s'en aller sur la mer!

DÉDAIN.

Une pitié me prend quand à part moi je songe
A cette ambition terrible qui nous ronge,
De faire parmi tous reluire notre nom,
De ne voir s'élever par-dessus nous personne,
D'avoir vivant encor le nimbe et la couronne,
D'être salué grand comme Goëthe ou Byron.

C'est là le grand souci qui tous, tant que nous sommes,
Dans cet âge mauvais, austères jeunes hommes,
Nous fait le teint livide et nous cave les yeux;
La passion du beau nous tient et nous tourmente,
La sève sans issue au fond de nous fermente,
Et de ceux d'aujourd'hui bien peu deviendront vieux.

De ces frêles enfants, la terreur de leur mère,
Qui s'épuisent en vain à suivre leur chimère,
Combien déjà sont morts, combien encor mourront!
Combien au beau moment, gloire, ô froide statue,
Gloire que nous aimons et dont l'amour nous tue,
Pâles, sur ton épaule, ont incliné le front!

Ah! chercher sans trouver et suer sur un livre,
Travailler, oublier d'être heureux et de vivre;
Ne pas avoir une heure à dormir au soleil;
A courir dans les bois sans arrière-pensée,
Gémir d'une minute au plaisir dépensée,
Et faner dans sa fleur son beau printemps vermeil!

Jeter son âme au vent et semer sans qu'on sache
Si le grain sortira du sillon qui le cache,
Et si jamais l'été dorera le blé vert;
Faire comme ces vieux qui vont plantant des arbres,
Entassant des trésors et rassemblant des marbres,
Sans songer qu'un tombeau sous leurs pieds est ouvert.

Et pourtant chacun n'a que sa vie en ce monde,
Et pourtant du cercueil la nuit est bien profonde,
Ni lune, ni soleil: c'est un sommeil bien long;
Le lit est dur et froid; les larmes que l'on verse
La terre les boit vite; et pas une ne perce,
Pour arriver à vous, le suaire et le plomb.

Dieu nous comble de biens, notre mère nature
Rit amoureusement à chaque créature;
Le spectacle du ciel est admirable à voir;
La nuit a des splendeurs qui n'ont pas de pareilles;
Des vents tout parfumés nous chantent aux oreilles;
Vivre est doux, et pour vivre il ne faut que vouloir.

Pourquoi ne vouloir pas? pourquoi? pour que l'on dise
Quand vous passez: «C'est lui.» Pour que dans une église,
Saint-Denis, Westminster, sous un pavé noirci,
On vous couche à côté de rois que le ver mange,
N'ayant pour vous pleurer qu'une figure d'ange
Et cette inscription: «Un grand homme est ici.»

CE MONDE-CI ET L'AUTRE.

Vos premières saisons à peine sont écloses,
Enfant, et vous avez déjà vu plus de choses
Qu'un vieillard qui trébuche au seuil de son tombeau;
Tout ce que la nature a de grand et de beau,
Tout ce que Dieu nous fit de sublimes spectacles,
Les deux mondes ensemble avec tout leurs miracles:
Que n'avez-vous pas vu? les montagnes, la mer,
La neige et les palmiers, le printemps et l'hiver,
L'Europe décrépite et la jeune Amérique:
Car votre peau cuivrée aux ardeurs du tropique,
Sous le soleil en flamme et les cieux toujours bleus,
S'est faite presque blanche à nos étés frileux.
Votre enfance joyeuse, a passé comme un rêve
Dans la verte savane et sur la blonde grève;
Le vent vous apportait des parfums inconnus;
Le sauvage Océan baisait vos beaux pieds nus,
Et comme une nourrice, au seuil de sa demeure,
Chante et jette un hochet au nouveau-né qui pleure,
Quand il vous voyait triste, il poussait devant vous
Ses coquilles de moire et son murmure doux.
Pour vous laisser passer, jam-roses et lianes
Ecartaient dans les bois leurs rideaux diaphanes;
Les tamaniers en fleurs vous prêtaient des abris;
Vous aviez pour jouer des nids de colibris;
Les papillons dorés vous éventaient de l'aile,
L'oiseau-mouche valsait avec la demoiselle;
Les magnolias penchaient la tête en souriant;
La fontaine au flot clair s'en allait babillant;
Les bengalis coquets, se mirant à son onde,
Vous chantaient leur romance, et, seule et vagabonde,
Vous marchiez sans savoir par les petits chemins,
Un refrain à la bouche et des fleurs dans les mains!
Aux heures du midi, nonchalante créole,
Vous aviez le hamac et la sieste espagnole,
Et la bonne négresse aux dents blanches qui rit,
Chassant les moucherons d'auprès de votre lit.
Vous aviez tous les biens, heureuse créature,
La belle liberté dans la belle nature:
Et puis un grand désir d'inconnu vous a pris,
Vous avez voulu voir et la France et Paris;
La brise a du vaisseau fait onder la bannière,
Le vieux monstre Océan, secouant sa crinière,
Et courbant devant vous sa tête de lion
Sur son épaule bleue avec soumission,
Vous a jusques aux bords de la France vantée,
Sans rugir une fois, fidèlement portée.
Après celles de Dieu les merveilles de l'art
Ont étonné votre âme avec votre regard.
Vous avez vu nos tours, nos palais, nos églises,
Nos monuments tout noirs et nos coupoles grises,
Nos beaux jardins royaux, où, de Grèce venus,
Étrangers comme vous, frissonnent les dieux nus,
Notre ciel morne et froid, notre horizon de brume,
Où chaque maison dresse une gueule qui fume.
Quel spectacle pour vous, ô fille du soleil!
Vous toute brune encor de son baiser vermeil.
La pluie a ruisselé sur vos vitres jaunies,
Et triste entre vos soeurs au foyer réunies,
En entendant pleurer les bûches dans le feu,
Vous avez regretté l'Amérique au ciel bleu,
Et la mer amoureuse avec ses tièdes lames,
Qui se brodent d'argent et chantent sous les rames;
Les beaux lataniers verts, les palmiers chevelus,
Les mangliers traînant leurs bras irrésolus;
Toute cette nature orientale et chaude,
Où chaque herbe flamboie et semble une émeraude,
Et vous avez souffert, votre coeur a saigné,
Vos yeux se sont levés vers ce ciel gris, baigné
D'une vapeur étrange et d'un brouillard de houille;
Vers ces arbres chargés d'un feuillage de rouille,
Et vous avez compris, pâle fleur du désert,
Que loin du sol natal votre arôme se perd,
Qu'il vous faut le soleil et la blanche rosée
Dont vous étiez là-bas toute jeune arrosée;
Les baisers parfumés des brises de la mer,
La place libre au ciel, l'espace et le grand air,
Et pour s'y renouer, l'hymne saint des poëtes,
Au fond de vous trouva des fibres toutes prêtes;
Au choeur mélodieux votre voix put s'unir;
Le prisme du regret dorant le souvenir
De cent petits détails, de mille circonstances,
Les vers naissaient en foule et se groupaient par stances.
Chaque larme furtive échappée à vos yeux
Se condensait en perle, en joyau précieux;
Dans le rhythme profond, votre jeune pensée
Brillait plus savamment, chaque jour enchâssée;
Vous avez pénétré les mystères de l'art;
Aussi, tout éplorée, avant votre départ,
Pour vous baiser au front, la belle poésie
Vous a parmi vos soeurs avec amour choisie:
Pour dire votre coeur vous avez une voix,
Entre deux univers Dieu vous laissait le choix;
Vous avez pris de l'un, heureux sort que le vôtre!
De quoi vous faire aimer et regretter dans l'autre.

VERSAILLES.

SONNET.

Versailles, tu n'es plus qu'un spectre de cité;
Comme Venise au fond de son Adriatique,
Tu traînes lentement ton corps paralytique,
Chancelant sous le poids de ton manteau sculpté.

Quel appauvrissement, quelle caducité!
Tu n'es que surannée et tu n'es pas antique,
Et nulle herbe pieuse, au long de ton portique,
Ne grimpe pour voiler ta pâle nudité.

Comme une délaissée à l'écart, sous ton arbre,
Sur ton sein douloureux, croisant tes bras de marbre,
Tu guettes le retour de ton royal amant.

Le rival du soleil dort sous son monument;
Les eaux de tes jardins à jamais se sont tues,
Et tu n'auras bientôt qu'un peuple de statues.

LA CARAVANE.

SONNET.

La caravane humaine au Zaharah du monde,
Par ce chemin des ans qui n'a pas de retour,
S'en va traînant le pied, brûlée aux feux du jour,
Et buvant sur ses bras la sueur qui l'inonde.

Le grand lion rugit et la tempête gronde;
A l'horizon fuyard, ni minaret, ni tour;
La seule ombre qu'on ait, c'est l'ombre du vautour,
Qui traverse le ciel cherchant sa proie immonde.

L'on avance toujours et voici que l'on voit
Quelque chose de vert que l'on se montre au doigt,
C'est un bois de cyprès, semé de blanches pierres.

Dieu, pour vous reposer, dans le désert du temps,
Comme des oasis, a mis les cimetières.
Couchez-vous et dormez, voyageurs haletants.

DESTINÉE.

SONNET.

Comme la vie est faite, et que le train du monde
Nous pousse aveuglément en des chemins divers;
Pareil au juif maudit, l'un, par tout l'univers,
Promène sans repos sa course vagabonde;

L'autre, vrai docteur Faust, baigné d'ombre profonde,
Auprès de sa croisée étroite, à carreaux verts,
Poursuit de son fauteuil quelques rêves amers,
Et dans l'âme sans fond laisse filer la sonde.

Eh bien! celui qui court sur la terre, était né
Pour vivre au coin du feu; le foyer, la famille,
C'était son voeu; mais Dieu ne l'a pas couronné.

Et l'autre, qui n'a vu du ciel que ce qui brille
Par le trou du volet, était le voyageur;
Ils ont passé tous deux à côté du bonheur.

NOTRE-DAME.

I.

Las de ce calme plat où d'avance fanées,
Comme une eau qui s'endort, croupissent nos années;
Las d'étouffer ma vie en un salon étroit,
Avec de jeunes fats et des femmes frivoles,
Echangeant sans profit de banales paroles;
Las de toucher toujours mon horizon du doigt.

Pour me refaire au grand et me rélargir l'âme,
Ton livre dans ma poche, aux tours de Notre-Dame;
    Je suis allé souvent, Victor,
A huit heures, l'été, quand le soleil se couche,
Et que son disque fauve, au bord des toits qu'il touche,
    Flotte comme un gros ballon d'or.

Tout chatoie et reluit; le peintre et le poëte
Trouvent là des couleurs pour charger leur palette,
Et des tableaux ardents à vous brûler les yeux;
Ce ne sont que saphirs, cornalines, opales,
Tons à faire trouver Rubens et Titien pâles;
Ithuriel répand son écrin dans les cieux.

Cathédrales de brume aux arches fantastiques;
Montagnes de vapeurs, colonnades, portiques,
    Par la glace de l'eau doublés,
La brise qui s'en joue et déchire leurs franges,
Imprime, en les roulant, mille formes étranges
    Aux nuages échevelés.

Comme, pour son bonsoir, d'une plus riche teinte,
Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,
Ébauchée à grands traits à l'horizon de feu;
Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,
Semblent les deux grands bras que la ville en prière,
Avant de s'endormir, élève vers son Dieu.

Ainsi que sa patronne, à sa tête gothique,
La vieille église attache une gloire mystique
    Faite avec les splendeurs du soir;
Les roses des vitraux, en rouges étincelles,
S'écaillent brusquement, et comme des prunelles,
    S'ouvrent toutes rondes pour voir.

La nef épanouie, entre ses côtes minces,
Semble un crabe géant faisant mouvoir ses pinces,
Une araignée énorme, ainsi que des réseaux,
Jetant au front des tours, au flanc noir des murailles,
En fils aériens, en délicates mailles,
Ses tulles de granit, ses dentelles d'arceaux.

Aux losanges de plomb du vitrail diaphane,
Plus frais que les jardins d'Alcine ou de Morgane,
    Sous un chaud baiser de soleil,
Bizarrement peuplés de monstres héraldiques,
Éclosent tout d'un coup cent parterres magiques
    Aux fleurs d'azur et de vermeil.

Légendes d'autrefois, merveilleuses histoires
Écrites dans la pierre, enfers et purgatoires,
Dévotement taillés par de naïfs ciseaux;
Piédestaux du portail, qui pleurent leurs statues,
Par les hommes et non par le temps abattues,
Licornes, loups-garous, chimériques oiseaux,

Dogues hurlant au bout des gouttières; tarasques,
Guivres et basilics, dragons et nains fantasques,
    Chevaliers vainqueurs de géants,
Faisceaux de piliers lourds, gerbes de colonnettes,
Myriades de saints roulés en collerettes,
    Autour des trois porches béants.

Lancettes, pendentifs, ogives, trèfles grêles
Où l'arabesque folle accroche ses dentelles
Et son orfèvrerie, ouvrée à grand travail;
Pignons troués à jour, flèches déchiquetées,
Aiguilles de corbeaux et d'anges surmontées,
La cathédrale luit comme un bijou d'émail!

II.

Mais qu'est-ce que cela? lorsque l'on a dans l'ombre
Suivi l'escalier svelte aux spirales sans nombre
    Et qu'on revoit enfin le bleu,
Le vide par-dessus et par-dessous l'abîme,
Une crainte vous prend, un vertige sublime
    A se sentir si près de Dieu!

Ainsi que sous l'oiseau qui s'y perche, une branche
Sous vos pieds qu'elle fuit, la tour frissonne et penche,
Le ciel ivre chancelle et valse autour de vous;
L'abîme ouvre sa gueule, et l'esprit du vertige,
Vous fouettant de son aile en ricanant voltige
Et fait au front des tours trembler les garde-fous,

Les combles anguleux, avec leurs girouettes,
Découpent, en passant, d'étranges silhouettes
    Au fond de votre oeil ébloui,
Et dans le gouffre immense où le corbeau tournoie,
Bête apocalyptique, en se tordant aboie,
    Paris éclatant, inoui!

Oh! le coeur vous en bat, dominer de ce faîte,
Soi, chétif et petit, une ville ainsi faite;
Pouvoir, d'un seul regard, embrasser ce grand tout,
Debout, là-haut, plus près du ciel que de la terre,
Comme l'aigle planant, voir au sein du cratère,
Loin, bien loin, la fumée et la lave qui bout!

De la rampe, où le vent, par les trèfles arabes,
En se jouant, redit les dernières syllabes
    De l'hosanna du séraphin;
Voir s'agiter là-bas, parmi les brumes vagues,
Cette mer de maisons dont les toits sont les vagues;
    L'entendre murmurer sans fin;

Que c'est grand! que c'est beau! les frêles cheminées,
De leurs turbans fumeux en tout temps couronnées,
Sur le ciel de safran tracent leurs profils noirs,
Et la lumière oblique, aux arêtes hardies,
Jetant de tous côtés de riches incendies
Dans la moire du fleuve enchâsse cent miroirs.

Comme en un bal joyeux, un sein de jeune fille,
Aux lueurs des flambeaux s'illumine et scintille
    Sous les bijoux et les atours;
Aux lueurs du couchant, l'eau s'allume, et la Seine
Berce plus de joyaux, certes, que jamais reine
    N'en porte à son col les grands jours.

Des aiguilles, des tours, des coupoles, des dômes
Dont les fronts ardoisés luisent comme des heaumes,
Des murs écartelés d'ombre et de clair, des toits
De toutes les couleurs, des résilles de rues,
Des palais étouffés, où, comme des verrues,
S'accrochent des étaux et des bouges étroits!

Ici, là, devant vous, derrière, à droite, à gauche,
Des maisons! des maisons! le soir vous en ébauche
    Cent mille avec un trait de feu!
Sous le même horizon, Tyr, Babylone et Rome,
Prodigieux amas, chaos fait de main d'homme,
    Qu'on pourrait croire fait par Dieu!

III.

Et cependant, si beau que soit, ô Notre-Dame,
Paris ainsi vêtu de sa robe de flamme,
Il ne l'est seulement que du haut de tes tours.
Quand on est descendu tout se métamorphose,
Tout s'affaisse et s'éteint, plus rien de grandiose,
Plus rien, excepté toi, qu'on admire toujours.

Car les anges du ciel, du reflet de leurs ailes,
Dorent de tes murs noirs les ombres solennelles,
    Et le Seigneur habite en toi.
Monde de poésie, en ce monde de prose,
A ta vue, on se sent battre au coeur quelque chose;
    L'on est pieux et plein de foi!

Aux caresses du soir, dont l'or te damasquine,
Quand tu brilles au fond de ta place mesquine,
Comme sous un dais pourpre un immense ostensoir;
A regarder d'en bas ce sublime spectacle,
On croit qu'entre tes tours, par un soudain miracle,
Dans le triangle saint Dieu se va faire voir.

Comme nos monuments à tournure bourgeoise
Se font petits devant ta majesté gauloise,
    Gigantesque soeur de Babel,
Près de toi, tout là-haut, nul dôme, nulle aiguille,
Les faîtes les plus fiers ne vont qu'à ta cheville,
    Et, ton vieux chef heurte le ciel.

Qui pourrait préférer, dans son goût pédantesque,
Aux plis graves et droits de ta robe Dantesque,
Ces pauvres ordres grecs qui se meurent de froid,
Ces panthéons bâtards, décalqués dans l'école,
Antique friperie empruntée à Vignole,
Et, dont aucun dehors ne sait se tenir droit.

O vous! maçons du siècle, architectes athées,
Cervelles, dans un moule uniforme jetées,
    Gens de la règle et du compas;
Bâtissez des boudoirs pour des agents de change,
Et des huttes de plâtre à des hommes de fange;
    Mais des maisons pour Dieu, non pas!

Parmi les palais neufs, les portiques profanes,
Les parthénons coquets, églises courtisanes,
Avec leurs frontons grecs sur leurs piliers latins,
Les maisons sans pudeur de la ville païenne;
On dirait, à te voir, Notre-Dame chrétienne,
Une matrone chaste au milieu de catins!

MAGDALENA.

J'entrai dernièrement dans une vieille église;
La nef était déserte, et sur la dalle grise,
Les feux du soir, passant par les vitraux dorés,
Voltigeaient et dansaient, ardemment colorés.
Comme je m'en allais, visitant les chapelles,
Avec tous leurs festons et toutes leurs dentelles,
Dans un coin du jubé j'aperçus un tableau
Représentant un Christ qui me parut très-beau.
On y voyait saint Jean, Madeleine et la Vierge;
Leurs chairs, d'un ton pareil à la cire de cierge,
Les faisaient ressembler, sur le fond sombre et noir,
A ces fantômes blancs qui se dressent le soir,
Et vont croisant les bras sous leurs draps mortuaires;
Leurs robes à plis droits, ainsi que des suaires,
S'allongeaient tout d'un jet de leur nuque à leurs pieds;
Ainsi faits, l'on eût dit qu'ils fussent copiés
Dans le campo-Santo sur quelque fresque antique,
D'un vieux maître Pisan, artiste catholique,
Tant l'on voyait reluire autour de leur beauté,
Le nimbe rayonnant de la mysticité,
Et tant l'on respirait dans leur humble attitude,
Les parfums onctueux de la béatitude.

Sans doute que c'était l'oeuvre d'un Allemand,
D'un élève d'Holbein, mort bien obscurément,
A vingt ans, de misère et de mélancolie,
Dans quelque bourg de Flandre, au retour d'Italie;
Car ses têtes semblaient, avec leur blanche chair,
Un rêve de soleil par une nuit d'hiver.

Je restai bien longtemps dans la même posture,
Pensif, à contempler cette pâle peinture;
Je regardais le Christ sur son infâme bois,
Pour embrasser le monde, ouvrant les bras en croix;
Ses pieds meurtris et bleus et ses deux mains clouées,
Ses chairs, par les bourreaux, à coups de fouets trouées,
La blessure livide et béante à son flanc;
Son front d'ivoire où perle une sueur de sang;
Son corps blafard, rayé par des lignes vermeilles,
Me faisaient naître au coeur des pitiés nompareilles,
Et mes yeux débordaient en des ruisseaux de pleurs,
Comme dut en verser la Mère de Douleurs.
Dans l'outremer du ciel les chérubins fidèles,
Se lamentaient en choeur, la face sous leurs ailes,
Et l'un d'eux recueillait, un ciboire à la main,
Le pur sang de la plaie où boit le genre humain;
La sainte vierge, au bas, regardait: pauvre mère
Son divin fils en proie à l'agonie amère;
Madeleine et saint Jean, sous les bras de la croix
Mornes, échevelés, sans soupirs et sans voix,
Plus dégouttants de pleurs qu'après la pluie un arbre,
Étaient debout, pareils à des piliers de marbre.

C'était, certe, un spectacle à faire réfléchir,
Et je sentis mon cou, comme un roseau, fléchir
Sous le vent que faisait l'aile de ma pensée,
Avec le chant du soir, vers le ciel élancée.
Je croisai gravement mes deux bras sur mon sein,
Et je pris mon menton dans le creux de ma main,
Et je me dis: «O Christ! tes douleurs sont trop vives;
Après ton agonie au jardin des Olives,
Il fallait remonter près de ton père, au ciel,
Et nous laisser à nous l'éponge avec le fiel;
Les clous percent ta chair, et les fleurons d'épines
Entrent profondément dans tes tempes divines.
Tu vas mourir, toi, Dieu, comme un homme. La mort
Recule épouvantée à ce sublime effort;
Elle a peur de sa proie, elle hésite à la prendre,
Sachant qu'après trois jours il la lui faudra rendre,
Et qu'un ange viendra, qui, radieux et beau,
Lèvera de ses mains la pierre du tombeau;
Mais tu n'en as pas moins souffert ton agonie,
Adorable victime entre toutes bénie;
Mais tu n'en a pas moins avec les deux voleurs,
Étendu tes deux bras sur l'arbre de douleurs.

O rigoureux destin! une pareille vie,
D'une pareille mort si promptement suivie!
Pour tant de maux soufferts, tant d'absynthe et de fiel,
Où donc est le bonheur, le vin doux et le miel?
La parole d'amour pour compenser l'injure,
Et la bouche qui donne un baiser par blessure?
Dieu lui-même a besoin quand il est blasphémé,
Pour nous bénir encor de se sentir aimé,
Et tu n'as pas, Jésus, traversé cette terre,
N'ayant jamais pressé sur ton coeur solitaire
Un coeur sincère et pur, et fait ce long chemin
Sans avoir une épaule où reposer ta main,
Sans une âme choisie où répandre avec flamme
Tous les trésors d'amour enfermés dans ton âme.

Ne vous alarmez pas, esprits religieux,
Car l'inspiration descend toujours des cieux,
Et mon ange gardien, quand vint cette pensée,
De son bouclier d'or ne l'a pas repoussée.
C'est l'heure de l'extase où Dieu se laisse voir,
L'Angelus éploré tinte aux cloches du soir;
Comme aux bras de l'amant, une vierge pâmée,
L'encensoir d'or exhale une haleine embaumée;
La voix du jour s'éteint, les reflets des vitraux,
Comme des feux follets, passent sur les tombeaux,
Et l'on entend courir, sous les ogives frêles,
Un bruit confus de voix et de battements d'ailes;
La foi descend des cieux avec l'obscurité;
L'orgue vibre; l'écho répond: Eternité!
Et la blanche statue, en sa couche de pierre,
Rapproche ses deux mains et se met en prière.
Comme un captif, brisant les portes du cachot,
L'âme du corps s'échappe et s'élance si haut,
Qu'elle heurte, en son vol, au détour d'un nuage,
L'étoile échevelée et l'archange en voyage;
Tandis que la raison, avec son pied boiteux,
La regarde d'en-bas se perdre dans les cieux.
C'est à cette heure-là que les divins poëtes,
Sentent grandir leur front et deviennent prophètes.

O mystère d'amour! ô mystère profond!
Abîme inexplicable où l'esprit se confond;
Qui de nous osera, philosophe ou poëte,
Dans cette sombre nuit plonger avant la tête?
Quelle langue assez haute et quel coeur assez pur,
Pour chanter dignement tout ce poëme obscur?
Qui donc écartera l'aile blanche et dorée,
Dont un ange abritait cette amour ignorée?
Qui nous dira le nom de cette autre Éloa?
Et quelle âme, ô Jésus, à t'aimer se voua?

Murs de Jérusalem, vénérables décombres,
Vous qui les avez vus et couverts de vos ombres,
O palmiers du Carmel! ô cèdres du Liban!
Apprenez-nous qui donc il aimait mieux que Jean?
Si vos troncs vermoulus et si vos tours minées,
Dans leur écho fidèle, ont, depuis tant d'années,
Parmi les souvenirs des choses d'autrefois,
Conservé leur mémoire et le son de leur voix;
Parlez et dites-nous, ô forêts! ô ruines!
Tout ce que vous savez de ces amours divines!
Dites quels purs éclairs dans leurs yeux reluisaient,
Et quels soupirs ardents de leurs coeurs s'élançaient!
Et toi, Jourdain, réponds, sous les berceaux de palmes,
Quand la lune trempait ses pieds dans tes eaux calmes,
Et que le ciel semait sa face de plus d'yeux,
Que n'en traîne après lui le paon tout radieux;
Ne les as-tu pas vus sur les fleurs et les mousses,
Glisser en se parlant avec des voix plus douces
Que les roucoulements des colombes de mai,
Que le premier aveu de celle que j'aimai;
Et dans un pur baiser, symbole du mystère,
Unir la terre au ciel et le ciel à la terre.

Les échos sont muets, et le flot du Jourdain
Murmure sans répondre et passe avec dédain;
Les morts de Josaphat, troublés dans leur silence,
Se tournent sur leur couche, et le vent frais balance
Au milieu des parfums dans les bras du palmier,
Le chant du rossignol et le nid du ramier.

Frère, mais voyez donc comme la Madeleine
Laisse sur son col blanc couler à flots d'ébène
Ses longs cheveux en pleurs, et comme ses beaux yeux,
Mélancoliquement, se tournent vers les cieux!
Qu'elle est belle! Jamais, depuis Ève la blonde,
Une telle beauté n'apparut sur le monde;
Son front est si charmant, son regard est si doux,
Que l'ange qui la garde, amoureux et jaloux,
Quand le désir craintif rôde et s'approche d'elle,
Fait luire son épée et le chasse à coups d'aile.

O pâle fleur d'amour éclose au paradis!
Qui répands tes parfums dans nos déserts maudits,
Comment donc as-tu fait, ô fleur! pour qu'il te reste
Une couleur si fraîche, une odeur si céleste?
Comment donc as-tu fait, pauvre soeur du ramier,
Pour te conserver pure au coeur de ce bourbier?
Quel miracle du ciel, sainte prostituée,
Que ton coeur, cette mer, si souvent remuée,
Des coquilles du bord et du limon impur,
N'ait pas, dans l'ouragan, souillé ses flots d'azur,
Et qu'on ait toujours vu sous leur manteau limpide,
La perle blanche au fond de ton âme candide!
C'est que tout coeur aimant est réhabilité,
Qu'il vous vient une autre âme et que la pureté
Qui remontait au ciel redescend et l'embrasse,
comme à sa soeur coupable une soeur qui fait grâce;
C'est qu'aimer c'est pleurer, c'est croire, c'est prier;
C'est que l'amour est saint et peut tout expier.

Mon grand peintre ignoré, sans en savoir les causes,
Dans ton sublime instinct tu comprenais ces choses,
Tu fis de ses yeux noirs ruisseler plus de pleurs;
Tu gonflas son beau sein de plus hautes douleurs;
La voyant si coupable et prenant pitié d'elle,
Pour qu'on lui pardonnât, tu l'as faite plus belle,
Et ton pinceau pieux, sur le divin contour,
A promené longtemps ses baisers pleins d'amour;
Elle est plus belle encor que la vierge Marie,
Et le prêtre, à genoux, qui soupire et qui prie,
Dans sa pieuse extase, hésite entre les deux,
Et ne sait pas laquelle est la reine des cieux.

O sainte pécheresse! ô grande repentante!
Madeleine, c'est toi que j'eusse pour amante
Dans mes rêves choisie, et toute la beauté,
Tout le rayonnement de la virginité,
Montrant sur son front blanc la blancheur de son âme,
Ne sauraient m'émouvoir, ô femme vraiment femme,
Comme font tes soupirs et les pleurs de tes yeux,
Ineffable rosée à faire envie aux cieux!
Jamais lis de Saron, divine courtisane,
Mirant aux eaux des lacs sa robe diaphane,
N'eut un plus pur éclat ni de plus doux parfums;
Ton beau front inondé de tes longs cheveux bruns,
Laisse voir, au travers de ta peau transparente,
Le rêve de ton âme et ta pensée errante,
Comme un globe d'albâtre éclairé par dedans!
Ton oeil est un foyer dont les rayons ardents
Sous la cendre des coeurs ressuscitent les flammes;
O la plus amoureuse entre toutes les femmes!
Les séraphins du ciel à peine ont dans le coeur,
Plus d'extase divine et de sainte langueur;
Et tu pourrais couvrir de ton amour profonde,
Comme d'un manteau d'or la nudité du monde!
Toi seule sais aimer, comme il faut qu'il le soit,
Celui qui t'a marquée au front avec le doigt,
Celui dont tu baignais les pieds de myrrhe pure,
Et qui pour s'essuyer avait ta chevelure;
Celui qui t'apparut au jardin, pâle encor
D'avoir dormi sa nuit dans le lit de la mort;
Et, pour te consoler, voulut que la première
Tu le visses rempli de gloire et de lumière.

En faisant ce tableau, Raphaël inconnu,
N'est-ce pas? ce penser comme à moi t'est venu,
Et que ta rêverie a sondé ce mystère,
Que je voudrais pouvoir à la fois dire et taire?
O poëtes! allez prier à cet autel,
A l'heure où le jour baisse, à l'instant solennel,
Quand d'un brouillard d'encens la nef est toute pleine.
Regardez le Jésus et puis la Madeleine;
Plongez-vous dans votre âme et rêvez au doux bruit
Que font en s'éployant les ailes de la nuit;
Peut-être un chérubin détaché de la toile,
A vos yeux, un moment, soulèvera le voile,
Et dans un long soupir l'orgue murmurera
L'ineffable secret que ma bouche taira.

CHANT DU GRILLON.

Souffle, bise! tombe à flots, pluie!
Dans mon palais, tout noir de suie,
Je ris de la pluie et du vent;
En attendant que l'hiver fuie,
Je reste au coin du feu, rêvant.

C'est moi qui suis l'esprit de l'âtre!
Le gaz, de sa langue bleuâtre,
Lèche plus doucement le bois;
La fumée, en filet d'albâtre,
Monte et se contourne à ma voix.

La bouilloire rit et babille;
La flamme aux pieds d'argent sautille
En accompagnant ma chanson;
La bûche de duvet s'habille;
La sève bout dans le tison.

Le soufflet au râle asthmatique,
Me fait entendre sa musique;
Le tourne-broche aux dents d'acier
Mêle au concerto domestique
Le tic-tac de son balancier.

Les étincelles réjouies,
En étoiles épanouies,
vont et viennent, croisant dans l'air,
Les salamandres éblouies,
Au ricanement grêle et clair.

Du fond de ma cellule noire,
Quand Berthe vous conte une histoire,
Le Chaperon ou l'Oiseau bleu,
C'est moi qui soutiens sa mémoire,
C'est moi qui fais taire le feu.

J'étouffe le bruit monotone
du rouet qui grince et bourdonne;
J'impose silence au matou;
Les heures s'en vont, et personne
N'entend le timbre du coucou.

Pendant la nuit et la journée,
Je chante sous la cheminée;
Dans mon langage de grillon,
J'ai, des rebuts de son aînée,
Souvent consolé Cendrillon.

Le renard glapit dans le piége;
Le loup, hurlant de faim, assiége
La ferme au milieu des grands bois;
Décembre met, avec sa neige,
Des chemises blanches aux toits.

Allons, fagot, pétille et flambe;
Courage, farfadet ingambe,
Saute, bondis plus haut encor;
Salamandre, montre ta jambe,
Lève, en dansant, ton jupon d'or.

Quel plaisir! prolonger sa veille,
Regarder la flamme vermeille
Prenant à deux bras le tison;
A tous les bruits prêter l'oreille;
Entendre vivre la maison!

Tapi dans sa niche bien chaude,
Sentir l'hiver qui pleure et rôde,
Tout blême et le nez violet,
Tâchant de s'introduire en fraude
Par quelque fente du volet.

Souffle, bise! tombe à flots, pluie!
Dans mon palais, tout noir de suie,
Je ris de la pluie et du vent;
En attendant que l'hiver fuie
Je reste au coin du feu, rêvant.

CHANT DU GRILLON.

Regardez les branches,
Comme elles sont blanches;
Il neige des fleurs!
Riant dans la pluie,
Le soleil essuie
Les saules en pleurs,
Et le ciel reflète
Dans la violette,
Ses pures couleurs.

La nature en joie
Se pare et déploie
Son manteau vermeil.
Le paon qui se joue,
Fait tourner en roue,
Sa queue au soleil.
Tout court, tout s'agite,
Pas un lièvre au gîte;
L'ours sort du sommeil.

La mouche ouvre l'aile,
Et la demoiselle
Aux prunelles d'or,
Au corset de guêpe,
Dépliant son crêpe,
A repris l'essor.
L'eau gaîment babille,
Le goujon frétille,
Un printemps encor!

Tout se cherche et s'aime;
Le crapaud lui-même,
Les aspics méchants;
Toute créature,
Selon sa nature:
La feuille a des chants;
Les herbes résonnent,
Les buissons bourdonnent;
C'est concert aux champs.

Moi seul je suis triste;
Qui sait si j'existe,
Dans mon palais noir?
Sous la cheminée,
Ma vie enchaînée,
Coule sans espoir.
Je ne puis, malade,
Chanter ma ballade
Aux hôtes du soir.

Si la brise tiède
Au vent froid succède;
Si le ciel est clair,
Moi, ma cheminée
N'est illuminée
Que d'un pâle éclair;
Le cercle folâtre
Abandonne l'âtre:
Pour moi c'est l'hiver.

Sur la cendre grise,
La pincette brise
Un charbon sans feu.
Adieu les paillettes,
Les blondes aigrettes;
Pour six mois adieu
La maîtresse bûche,
Où sous la peluche,
Sifflait le gaz bleu.

Dans ma niche creuse,
Ma natte boiteuse
Me tient en prison.
Quand l'insecte rôde,
Comme une émeraude,
Sous le vert gazon,
Moi seul je m'ennuie;
Un mur, noir de suie,
Est mon horizon.

ABSENCE.

Reviens, reviens, ma bien-aimée,
Comme une fleur loin du soleil;
La fleur de ma vie est fermée,
Loin de ton sourire vermeil.

Entre nos coeurs tant de distance;
Tant d'espace entre nos baisers.
O sort amer! ô dure absence!
O grands désirs inapaisés!

D'ici là-bas, que de campagnes,
Que de villes et de hameaux,
Que de vallons et de montagnes,
A lasser le pied des chevaux!

Au pays qui me prend ma belle,
Hélas! si je pouvais aller;
Et si mon corps avait une aile
Comme mon âme pour voler!

Par-dessus les vertes collines,
Les montagnes au front d'azur,
Les champs rayés et les ravines,
J'irai, d'un vol rapide et sûr.

Le corps ne suit pas la pensée;
Pour moi, mon âme, va tout droit,
Comme une colombe blessée,
T'abattre au rebord de son toit.

Descends dans sa gorge divine,
Blonde et fauve comme de l'or,
Douce comme un duvet d'hermine,
Sa gorge, mon royal trésor;

Et dis, mon âme, à cette belle,
«Tu sais bien qu'il compte les jours,
O ma colombe! à tire d'aile,
Retourne au nid de nos amours.»

AU SOMMEIL.

HYMNE ANTIQUE.

Sommeil, fils de la nuit et frère de la mort;
Écoute-moi, Sommeil: lasse de sa veillée,
La lune, au fond du ciel, ferme l'oeil et s'endort
Et son dernier rayon, à travers la feuillée,
Comme un baiser d'adieu, glisse amoureusement,
Sur le front endormi de son bleuâtre amant,
Par la porte d'ivoire et la porte de corne.
Les songes vrais ou faux de l'Érèbe envolés,
Peuplent seuls l'univers silencieux et morne;
Les cheveux de la nuit, d'étoiles d'or mêlés,
Au long de son dos brun pendent tout débouclés;
Le vent même retient son haleine, et les mondes,
Fatigués de tourner sur leurs muets pivots,
S'arrêtent assoupis et suspendent leurs rondes.

O jeune homme charmant! couronné de pavots,
Qui tenant sur la main une patère noire,
Pleine d'eau du Léthé, chaque nuit nous fais boire,
Mieux que le doux Bacchus, l'oubli de nos travaux;
Enfant mystérieux, hermaphrodite étrange,
Où la vie, au trépas, s'unit et se mélange,
Et qui n'as de tous deux que ce qu'ils ont de beau;
Sous les épais rideaux de ton alcôve sombre,
Du fond de ta caverne inconnue au soleil;
Je t'implore à genoux, écoute-moi, sommeil!

Je t'aime, ô doux sommeil! et je veux à ta gloire,
Avec l'archet d'argent, sur la lyre d'ivoire,
Chanter des vers plus doux que le miel de l'Hybla;
Pour t'apaiser je veux tuer le chien obscène,
Dont le rauque aboiement si souvent te troubla,
Et verser l'opium sur ton autel d'ébène.
Je te donne le pas sur Phébus-Apollon,
Et pourtant c'est un dieu jeune, sans barbe et blond,
Un dieu tout rayonnant, aussi beau qu'une fille;
Je te préfère même à la blanche Vénus,
Lorsque, sortant des eaux, le pied sur sa coquille,
Elle fait au grand air baiser ses beaux seins nus,
Et laisse aux blonds anneaux de ses cheveux de soie
Se suspendre l'essaim des zéphirs ingénus;
Même au jeune Iacchus, le doux père de joie,
A l'ivresse, à l'amour, à tout divin sommeil.

Tu seras bienvenu, soit que l'aurore blonde
Lève du doigt le pan de son rideau vermeil,
Soit, que les chevaux blancs qui traînent le soleil
Enfoncent leurs naseaux et leur poitrail dans l'onde,
Soit que la nuit dans l'air peigne ses noirs cheveux.
Sous les arceaux muets de la grotte profonde,
Où les songes légers mènent sans bruit leur ronde,
Reçois bénignement mon encens et mes voeux,
Sommeil, dieu triste et doux, consolateur du monde!

TERZA RIMA.

Quand Michel-Ange eut peint la chapelle Sixtine,
Et que de l'échafaud, sublime et radieux,
Il fut redescendu dans la cité latine,

Il ne pouvait baisser ni les bras ni les yeux;
Ses pieds ne savaient plus comment marcher sur terre;
Il avait oublié le monde dans les cieux.

Trois grands mois il garda cette attitude austère;
On l'eût pris pour un ange en extase devant
Le saint triangle d'or, au moment du mystère.

Frère, voilà pourquoi les poëtes, souvent,
Buttent à chaque pas sur les chemins du monde;
Les yeux fichés au ciel ils s'en vont en rêvant;

Les anges, secouant leur chevelure blonde,
Penchent leur front sur eux et leur tendent les bras,
Et les veulent baiser avec leur bouche ronde.

Eux marchent au hasard et font mille faux pas;
Ils cognent les passants, se jettent sous les roues,
Ou tombent dans des puits qu'ils n'aperçoivent pas.

Que leur font les passants, les pierres et les boues;
Ils cherchent dans le jour le rêve de leurs nuits,
Et le feu du désir leur empourpre les joues.

Ils ne comprennent rien aux terrestres ennuis,
Et quand ils ont fini leur chapelle Sixtine,
Ils sortent rayonnants de leurs obscurs réduits.

Un auguste reflet de leur oeuvre divine
S'attache à leur personne et leur dore le front,
Et le ciel qu'ils ont vu, dans leurs yeux se devine.

Les nuits suivront les jours et se succéderont,
Avant que leurs regards et leurs bras ne s'abaissent,
Et leurs pieds, de longtemps, ne se raffermiront.

Tous nos palais sous eux s'éteignent et s'affaissent;
Leur âme, à la coupole, où leur oeuvre reluit,
Revole, et ce ne sont que leurs corps qu'ils nous laissent.

Notre jour leur paraît plus sombre que la nuit;
Leur oeil cherche toujours le ciel bleu de la fresque,
Et le tableau quitté les tourmente et les suit.

Comme Buonarotti, le peintre gigantesque,
Ils ne peuvent plus voir que les choses d'en haut,
Et que le ciel de marbre où leur front touche presque.

Sublime aveuglement! magnifique défaut!

MONTÉE SUR LE BROCKEN.

Lorsque l'on est monté jusqu'au nid des aiglons,
Et que l'on voit, sous soi, les plus fiers mamelons
Se fondre et s'effacer au flanc de la montagne,
Et, comme un lac, bleuir tout au fond la campagne,
On s'aperçoit enfin qu'on grimperait mille ans,
Tant que la chair tiendrait à vos talons sanglants,
Sans approcher du ciel qui toujours se recule,
Et qu'on n'est, après tout, qu'un Titan ridicule.
On n'est plus dans le monde, on n'est pas dans les cieux,
Et des fantômes vains dansent devant vos yeux.
Le silence est profond; la chanson de la terre
Ne vient pas jusqu'à vous, et la voix du tonnerre
Qui roule sous vos pieds, semble le bâillement
Du Brocken, ennuyé de son désoeuvrement.
Votre cri, sans trouver d'écho qui le répète,
S'éteint subitement sous la voûte muette;
C'est un calme sinistre, on n'entend pas encor
Les violes d'amour et les cithares d'or,
Car le ciel est bien haut et l'échelle est petite;
Votre guide, effrayé, redescend et vous quitte,
Et, roulant une larme au fond de son oeil bleu,
La dernière des fleurs vous jette son adieu.
La neige cependant descend silencieuse,
Et, sous ses fils d'argent, la lune soucieuse
Apparaît à côté d'un soleil sans rayons;
Le ciel est tout rayé de ses pâles sillons,
Et la mort, dans ses doigts, tordant ce fil qui tombe,
Vous tisse un blanc linceul pour votre froide tombe.

LE PREMIER RAYON DE MAI.

Hier j'étais à table avec ma chère belle,
Ses deux pieds sur les miens, assis en face d'elle,
Dans sa petite chambre; ainsi que dans leur nid
Deux ramiers bienheureux que le bon Dieu bénit.
C'était un bruit charmant de verres, de fourchettes,
Comme des becs d'oiseaux, picotant les assiettes;
De sonores baisers et de propos joyeux.
L'enfant, pour être à l'aise, et régaler mes yeux,
Avait ouvert sa robe, et sous la toile fine
On voyait les trésors de sa blanche poitrine;
Comme les seins d'Isis, aux contours ronds et purs,
Ses beaux seins se dressaient, étincelants et durs,
Et, comme sur des fleurs des abeilles posées,
Sur leurs pointes tremblaient des lumières rosées;
Un rayon de soleil, le premier du printemps,
Dorait, sur son col brun, de reflets éclatants;
Quelques cheveux follets, et de mille paillettes
D'un verre de cristal allumant les facettes,
Enchâssait un rubis dans la pourpre du vin.
Oh! le charmant repas! oh! le rayon divin!
Avec un sentiment de joie et de bien-être
Je regardais l'enfant, le verre et la fenêtre;
L'aubépine de mai me parfumait le coeur,
Et, comme la saison, mon âme était en fleur;
Je me sentais heureux et plein de folle ivresse,
De penser qu'en ce siècle, envahi par la presse,
Dans ce Paris bruyant et sale à faire peur,
Sous le règne fumeux des bateaux à vapeur,
Malgré les députés, la Charte et les ministres,
Les hommes du progrès, les cafards et les cuistres,
On n'avait pas encor supprimé le soleil,
Ni dépouillé le vin de son manteau vermeil;
Que la femme était belle et toujours désirable,
Et qu'on pouvait encor, les coudes sur la table,
Auprès de sa maîtresse, ainsi qu'aux premiers jours,
Célébrer le printemps, le vin et les amours.

LE LION DU CIRQUE.

Tout beau, fauve grondeur, demeure dans ton antre,
Il n'est pas temps encor; couche-toi sur le ventre;
De ta queue aux crins roux flagelle-toi les flancs,
Comme un sphinx accroupi dans les sables brûlants,
Sur l'oreiller velu de tes pattes croisées
Pose ton mufle énorme, aux babines froncées;
Dors et prends patience, ô lion du désert;
Demain, César le veut, de ton cachot ouvert,
Demain tu sauteras dans la pleine lumière,
Au beau milieu du Cirque, aux yeux de Rome entière,
Et de tous les côtés les applaudissements
Répondront comme un choeur à tes grommèlements.
On te tient en réserve une vierge chrétienne,
Plus blanche mille fois que la Vénus païenne;
Tu pourras à loisir, de tes griffes de fer,
Rayer ce dos d'ivoire et cette belle chair;
Tu boiras ce sang pur, vermeil comme la rose:
Ne frotte plus ton nez contre la grille close,
Songe, sous ta crinière, au plaisir de ronger
Un beau corps tout vivant, et de pouvoir plonger
Dans le goufre béant de ta gueule qui fume,
Une tête où déjà l'auréole s'allume.

Le Belluaire ainsi gourmande son lion,
Et le lion fait trève à sa rébellion.

Mais toi, sauvage amour, qui, la prunelle en flamme,
Rugis affreusement dans l'antre de mon âme,
Je n'ai pas de victime à promettre à ta faim,
Ni d'esclave chrétienne à te jeter demain;
Tâche de t'apaiser, ou je m'en vais te clore
Dans un lieu plus profond et plus sinistre encore;
A quoi bon te débattre et grincer et hurler?
Le temps n'est pas venu de te démuseler.
En attendant le jour de revoir la lumière,
Silencieusement, à l'angle d'une pierre,
Ou contre les barreaux de ton noir souterrain,
Aiguise le tranchant de tes ongles d'airain.

LAMENTO.

Connaissez-vous la blanche tombe,
Où flotte avec un son plaintif
    L'ombre d'un if?
Sur l'if, une pâle colombe,
Triste et seule, au soleil couchant,
    Chante son chant.

Un air maladivement tendre,
A la fois charmant et fatal,
    Qui vous fait mal,
Et qu'on voudrait toujours entendre;
Un air, comme en soupire aux cieux
    L'ange amoureux.

On dirait que l'âme éveillée
Pleure sous terre, à l'unisson
    De la chanson,
Et, du malheur d'être oubliée,
Se plaint dans un roucoulement
    Bien doucement.

Sur les ailes de la musique
On sent lentement revenir
    Un souvenir;
Une ombre de forme angélique
Passe dans un rayon tremblant,
    En voile blanc.

Les belles de nuit, demi-closes,
Jettent leur parfum faible et doux
    Autour de vous,
Et le fantôme aux molles poses
Murmure en vous tendant les bras:
    Tu reviendras!

Oh! jamais plus, près de la tombe
Je n'irai, quand descend le soir
    Au manteau noir,
Ecouter la pâle colombe
Chanter, sur la branche de l'if,
    Son chant plaintif!

BARCAROLLE.

Dites, la jeune belle,
Où voulez-vous aller?
La voile ouvre son aile,
La brise va souffler!

L'aviron est d'ivoire,
Le pavillon de moire,
Le gouvernail d'or fin;
J'ai pour lest une orange,
Pour voile, une aile d'ange;
Pour mousse, un séraphin.

Dites, la jeune belle,
Où voulez-vous aller?
La voile ouvre son aile,
La brise va souffler!

Est-ce dans la Baltique?
Sur la mer Pacifique,
Dans l'île de Java?
Ou bien dans la Norvége,
Cueillir la fleur de neige,
Ou la fleur d'Angsoka?

Dites, la jeune belle,
Où voulez-vous aller?
La voile ouvre son aile,
La brise va souffler!

Menez-moi, dit la belle,
A la rive fidèle
Où l'on aime toujours.
—Cette rive, ma chère,
On ne la connaît guère
Au pays des amours.

TRISTESSE.

        Avril est de retour.
        La première des roses,
        De ses lèvres mi-closes,
        Rit au premier beau jour;
        La terre bienheureuse
        S'ouvre et s'épanouit;
        Tout aime, tout jouit.
Hélas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.

        Les buveurs en gaîté,
        Dans leurs chansons vermeilles,
        Célèbrent sous les treilles
        Le vin et la beauté;
        La musique joyeuse,
        Avec leur rire clair,
        S'éparpille dans l'air.
Hélas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.

        En deshabillés blancs,
        Les jeunes demoiselles
        S'en vont sous les tonnelles,
        Au bras de leurs galants;
        La lune langoureuse
        Argente leurs baisers
        Longuement appuyés.
Hélas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.

        Moi, je n'aime plus rien,
        Ni l'homme, ni la femme,
        Ni mon corps, ni mon âme,
        Pas même mon vieux chien.
        Allez dire qu'on creuse,
        Sous le pâle gazon,
        Une fosse sans nom.
Hélas! j'ai dans le coeur une tristesse affreuse.

QUI SERA ROI?

I.

BÉHÉMOT.

Moi, je suis Béhémot, l'éléphant, le colosse.
Mon dos prodigieux, dans la plaine, fait bosse
    Comme le dos d'un mont.
Je suis une montagne animée et qui marche:
Au déluge, je fis presque chavirer l'arche,
Et quand j'y mis le pied, l'eau monta jusqu'au pont.

Je porte, en me jouant, des tours sur mon épaule;
Les murs tombent broyés sous mon flanc qui les frôle
    Comme sous un bélier.
Quel est le bataillon que d'un choc je ne rompe?
J'enlève cavaliers et chevaux dans ma trompe,
Et je les jette en l'air sans plus m'en soucier!

Les piques, sous mes pieds, se couchent comme l'herbe
Je jette à chaque pas, sur la terre, une gerbe
    De blessés et de morts.
Au coeur de la bataille, aux lieux où la mêlée
Rugit plus furieuse et plus échevelée,
Comme un mortier sanglant, je vais gâchant les corps.

Les flèches font sur moi le pétillement grêle,
Que par un jour d'hiver font les grains de la grêle
    Sur les tuiles d'un toit.
Les plus forts javelots, qui faussent les cuirasses,
Effleurent mon cuir noir sans y laisser de traces,
Et par tous les chemins je marche toujours droit.

Quand devant moi je trouve un arbre, je le casse;
A travers les bambous, je folâtre et je passe
    Comme un faon dans les blés.
Si je rencontre un fleuve en route, je le pompe,
Je dessèche son urne avec ma grande trompe,
Et laisse sur le sec ses hôtes écaillés.

Mes défenses d'ivoire éventreraient le monde,
Je porterais le ciel et sa coupole ronde
    Tout aussi bien qu'Atlas.
Rien ne me semble lourd; pour soutenir le pôle;
Je pourrais lui prêter ma rude et forte épaule.
Je le remplacerai quand il sera trop las!

II.

Quand Béhémot eut dit jusqu'au bout sa harangue,
Léviathan, ainsi, répondit, en sa langue.

III.

LÉVIATHAN.

Taisez-vous, Béhémot, je suis Léviathan;
Comme un enfant mutin je fouette l'Océan
    Du revers de ma large queue.
Mes vieux os sont plus durs que des barres d'airain,
Aussi Dieu m'a fait roi de l'univers marin,
    Seigneur de l'immensité bleue.

Le requin endenté d'un triple rang de dents,
Le dauphin monstrueux, aux longs fanons pendants,
    Le kraken qu'on prend pour une île,
L'orque immense et difforme et le lourd cachalot,
Tout le peuple squameux qui laboure le flot,
    Du cétacé jusqu'au nautile;

Le grand serpent de mer et le poisson Macar,
Les baleines du pôle, à l'oeil rond et hagard,
    Qui soufflent l'eau par la narine;
Le triton fabuleux, la sirène aux chants clairs,
Sur le flanc d'un rocher, peignant ses cheveux verts
    Et montrant sa blanche poitrine;

Les oursons étoilés et les crabes hideux,
Comme des coutelas agitant autour d'eux
    L'arsenal crochu de leurs pinces;
Tous, d'un commun accord, m'ont reconnu pour roi.
Dans leurs antres profonds, ils se cachent d'effroi
    Quand je visite mes provinces.

Pour l'oeil qui peut plonger au fond du gouffre noir,
Mon royaume est superbe et magnifique à voir:
    Des végétations étranges,
Éponges, polypiers, madrépores, coraux,
Comme dans les forêts, s'y courbent en arceaux,
    S'y découpent en vertes franges.

Le frisson de mon dos fait trembler l'Océan,
Ma respiration soulève l'ouragan
    Et se condense en noirs nuages;
Le souffle impétueux de mes larges naseaux,
Fait, comme un tourbillon, couler bas les vaisseaux
    Avec les pâles équipages.

Ainsi, vous avez tort de tant faire le fier;
Pour avoir une peau plus dure que le fer
    Et renversé quelque muraille;
Ma gueule vous pourrait engloutir aisément.
Je vous ai regardé, Béhémot, et vraiment
    Vous êtes de petite taille.

L'empire revient donc à moi, prince des eaux;
Qui mène chaque soir les difformes troupeaux
    Paître dans les moites campagnes;
Moi témoin du déluge et des temps disparus;
Moi qui noyai jadis avec mes flots accrus
    Les grands aigles sur les montagnes!

IV.

Léviathan se tut et plongea sous les flots;
Ses flancs ronds reluisaient comme de noirs îlots.

V.

L'OISEAU ROCK.

Là bas, tout là bas, il me semble
Que j'entends quereller ensemble
Béhémot et Léviathan;
Chacun des deux rivaux aspire,
Ambition folle, à l'empire
De la terre et de l'Océan.

Eh quoi! Léviathan l'énorme,
S'asseoirait, majesté difforme,
Sur le trône de l'univers!
N'a-t-il pas ses grottes profondes,
Son palais d'azur sous les ondes?
N'est-il pas roi des peuples verts?

Béhémot, dans sa patte immonde,
Veut prendre le sceptre du monde
Et se poser en souverain.
Béhémot, avec son gros ventre,
Veut faire venir à son antre,
L'Univers terrestre et marin.

La prétention est étrange
Pour ces deux pétrisseurs de fange,
Qui ne sauraient quitter le sol.
C'est moi, l'oiseau Rock, qui dois être,
De ce monde, seigneur et maître,
Et je suis roi de par mon vol.

Je pourrais, dans ma forte serre,
Prendre la boule de la terre
Avec le ciel pour écusson.
Créez deux mondes; je me flatte
D'en tenir un dans chaque patte,
Comme les aigles du blason.

Je nage en plein dans la lumière,
Et ma prunelle sans paupière
Regarde en face le soleil.
Lorsque, par les airs, je voyage,
Mon ombre, comme un grand nuage,
Obscurcit l'horizon vermeil.

Je cause avec l'étoile bleue
Et la comète à pâle queue;
Dans la lune je fais mon nid;
Je perche sur l'arc d'une sphère;
D'un coup de mon aile légère,
Je fais le tour de l'infini.

VI.

L'HOMME.

Léviathan, je vais, malgré les deux cascades
Qui de tes noirs évents jaillissent en arcades;
La mer qui se soulève à tes reniflements,
Et les glaces du pôle et tous les éléments,
Monté sur une barque entr'ouverte et disjointe,
T'enfoncer dans le flanc une mortelle pointe;
Car il faut un peu d'huile à ma lampe le soir,
Quant le soleil s'éteint et qu'on n'y peut plus voir.
Béhémot, à genoux, que je pose la charge
Sur ta croupe arrondie et ton épaule large;
Je ne suis pas ému de ton énormité;
Je ferai de tes dents quelque hochet sculpté,
Et je te couperai tes immenses oreilles,
Avec leurs plis pendants, à des drapeaux pareilles
Pour en orner ma toque et gonfler mon chevet.
Oiseau Rock, prête-moi ta plume et ton duvet,
Mon plomb saura t'atteindre, et, l'aile fracassée,
Sans pouvoir achever la courbe commencée,
Des sommités du ciel, à mes pieds, sur le roc,
Tu tomberas tout droit, orgueilleux oiseau Rock.

COMPENSATION.

Il naît sous le soleil de nobles créatures,
Unissant ici-bas tout ce qu'on peut rêver,
Corps de fer, coeur de flamme, admirables natures;

Dieu semble les produire afin de se prouver;
Il prend, pour les pétrir, une argile plus douce,
Et souvent passe un siècle à les parachever.

Il met, comme un sculpteur, l'empreinte de son pouce
Sur leurs fronts rayonnants de la gloire des cieux,
Et l'ardente auréole en gerbes d'or y pousse.

Ces hommes-là s'en vont, calmes et radieux,
Sans quitter un instant leur pose solennelle,
Avec l'oeil immobile et le maintien des dieux.

Leur moindre fantaisie est une oeuvre éternelle,
Tout cède devant eux; les sables inconstants,
Gardent leurs pas empreints, comme un airain fidèle.

Ne leur donnez qu'un jour ou donnez-leur cent ans,
L'orage ou le repos, la palette ou le glaive,
Ils mèneront à bout, leurs destins éclatants.

Leur existence étrange est le réel du rêve;
Ils exécuteront votre plan idéal,
Comme un maître savant le croquis d'un élève.

Vos désirs inconnus, sous l'arceau triomphal,
Dont votre esprit en songe, arrondissait la voûte,
Passent assis en croupe au dos de leur cheval.

D'un pied sûr, jusqu'au bout, ils ont suivi la route,
Où, dès les premiers pas, vous vous êtes assis,
N'osant prendre une branche au carrefour du doute.

De ceux-là, chaque peuple en compte cinq ou six,
Cinq ou six, tout au plus, dans les siècles prospères,
Types toujours vivants dont on fait des récits.

Nature avare; ô toi! si féconde en vipères,
En serpents, en crapauds tout gonflés de venins;
Si prompte à repeupler tes immondes repaires;

Pour tant d'animaux vils, d'idiots et de nains,
Pour tant d'avortements et d'oeuvres imparfaites,
Tant de monstres impurs échappés de tes mains;

Nature, tu nous dois encor bien des poëtes!

CHINOISERIE.

Ce n'est pas vous, non, madame, que j'aime,
Ni vous non plus, Juliette; ni vous,
Ophélia, ni Béatrix, ni même
Laure la blonde, avec ses grands yeux doux.

Celle que j'aime, à présent, est en Chine;
Elle demeure, avec ses vieux parents,
Dans une tour de porcelaine fine,
Au fleuve jaune où sont les cormorans.

Elle a des yeux retroussés vers les tempes,
Un pied petit, à tenir dans la main,
Le teint plus clair que le cuivre des lampes,
Les ongles longs et rougis de carmin.

Par son treillis elle passe sa tête,
Que l'hirondelle, en volant, vient toucher;
Et, chaque soir, aussi bien qu'un poëte,
Chante le saule et la fleur du pêcher.

SONNET.

Pour veiner de son front la pâleur délicate,
Le Japon a donné son plus limpide azur,
La blanche porcelaine est d'un blanc bien moins pur
Que son col transparent et ses tempes d'agate.

Dans sa prunelle humide un doux rayon éclate;
Le chant du rossignol près de sa voix est dur,
Et quand elle se lève, à notre ciel obscur,
On dirait de la lune en sa robe d'ouate.

Ses yeux d'argent bruni roulent moëlleusement;
Le caprice a taillé son petit nez charmant;
Sa bouche a des rougeurs de pêche et de framboise;

Ses mouvements sont pleins d'une grâce chinoise,
Et près d'elle, on respire autour de sa beauté,
Quelque chose de doux comme l'odeur du thé.

A DEUX BEAUX YEUX.

Vous avez un regard singulier et charmant;
Comme la lune au fond du lac qui la reflète,
Votre prunelle, où brille une humide paillette,
Au coin de vos doux yeux roule languissamment;

Ils semblent avoir pris ses feux au diamant;
Ils sont de plus belle eau qu'une perle parfaite,
Et vos grands cils émus, de leur aile inquiète,
Ne voilent qu'à demi leur vif rayonnement.

Mille petits amours, à leur miroir de flamme,
Se viennent regarder et s'y trouvent plus beaux,
Et les désirs y vont rallumer leurs flambeaux.

Ils sont si transparents, qu'ils laissent voir votre âme,
Comme une fleur céleste au calice idéal
Que l'on apercevrait à travers un cristal.

LE THERMODON.

I.

J'ai, dans mon cabinet, une bataille énorme
Qui s'agite et se tord comme un serpent difforme,
Et dont l'étrange aspect arrête l'oeil surpris;
On dirait qu'on entend, avec un sourd murmure,
La gravure sonner comme une vieille armure,
Et le papier muet semble jeter des cris.

Un pont, par où se rue une foule en démence,
Arc-en-ciel de carnage, ouvre sa courbe immense,
Et, d'un cadre de pierre, entoure le tableau;
A travers l'arche, on voit une ville enflammée,
D'où montent, en tournant, de longs flots de fumée,
Dont le rouge reflet brille et tremble sur l'eau.

Une barque, pareille à la barque des ombres,
Glisse sinistrement au dos des vagues sombres,
Portant, triste fardeau, des vaincus et des morts;
Une averse de sang pleut des têtes coupées;
Des mains, par l'agonie, éperdument crispées,
Avec leurs doigts noueux s'accrochent à ses bords.

Pour recevoir le corps, mort ou vivant, qui tombe,
Le grand fleuve a toujours toute prête une tombe;
Il le berce un moment, et puis il l'engloutit;
Les flots toujours béants, de leurs gueules voraces,
Dévorent cavaliers, chevaux, casques, cuirasses,
Tout ce que le combat jette à leur appétit.

Ici c'est un cheval qui s'effare et se cabre,
Et se fait, dans sa chute, une blessure au sabre
Qu'un mourant tient encor dans son poing fracassé;
Plus loin, c'est un carquois plein de flèches, qui verse
Ses dards en pluie aiguë, et dont chaque trait perce
Un cadavre déjà de cent coups traversé.

C'est un rude combat! chevelures, crinières,
Panaches et cimiers, enseignes et bannières,
Au souffle des clairons volent échevelés;
Les lances, ces épis de la moisson sanglante,
S'inclinent à leur vent en tranche étincelante,
Comme sous une pluie on voit pencher des blés.

Les glaives dentelés font d'affreuses morsures;
Le poignard altéré, plongeant dans les blessures,
Comme dans une coupe, y boit à flots le sang;
Et les épieux, rompant les armes les plus fortes,
Pour le ciel ou l'enfer, ouvrent de larges portes
Aux âmes qui des corps sortent en rugissant.

Quelle férocité de dessin et de touche,
Quelle sauvagerie et quelle ardeur farouche!
Qui signa ce poëme étrange et véhément?
C'est toi, maître suprême, à la main turbulente,
Peintre au non rouge, roi de la couleur brûlante,
Divin Néerlandais, Michel-Ange flamand!

C'est toi, Rubens, c'est toi, dont la rage sublime,
Pencha cette bataille au bord de cet abîme,
Qui joignis ses deux bouts comme un bracelet d'or,
Et lui mis pour camée un beau groupe de femmes,
Si blanches, que le fleuve aux triomphantes lames,
S'apaise et n'ose pas les submerger encor!

II.

Car ce sont, ô pitié! des femmes, des guerrières
Que la mêlée étreint de ses mains meurtrières.
    Sous l'armure une gorge bat;
Les écailles d'airain couvrent des seins d'ivoire,
où, nourrisson cruel, la mort pâle vient boire
    Le lait empourpré du combat.

Regardez! regardez! les chevelures blondes
Coulent en ruisseaux d'or se mêler sous les ondes,
    Aux cheveux glauques des roseaux.
Voyez ces belles chairs, plus pures que l'albâtre,
Où, dans la blancheur mate, une veine bleuâtre
    Circule en transparents réseaux.

Hélas! sur tous ces corps à la teinte nacrée,
La mort a déjà mis sa pâleur azurée;
    Ils n'ont de rose que le sang.
Leurs bras abandonnés trempent, les mains ouvertes,
Dans la vase du fleuve, entre les algues vertes,
    Où l'eau les soulève en passant.

Le cheval de bataille à la croupe tigrée,
Secouant dans les cieux sa crinière effarée,
    Les foule avec ses durs sabots.
Et le lâche vainqueur, dans sa rage brutale,
Sur leur ventre appuyant sa poudreuse sandale,
    Tire à lui leurs derniers lambeaux.

Bientôt, du haut des monts, les vautours au col chauve,
Les corbeaux vernissés, les aigles à l'oeil fauve;
    L'orfraie au regard clandestin;
Les loups se balançant sur leurs échines maigres,
Les renards, les chakals, accourront tout allègres,
    Prendre leur part au grand festin;

Ce splendide banquet réparera leurs jeûnes;
O misère! ô douleur! tous ces corps frais et jeunes,
    Ces beaux seins, d'un si pur contour,
Faits pour les chauds baisers d'une amoureuse bouche,
Fouillés par le museau de l'hyène farouche,
    Piqués par le bec du vautour!

Cessez de vains efforts, ô braves amazones!
A quoi vous sert d'avoir, ainsi que des Bellones,
    Le casque grec empanaché,
La cuirasse de fer, de clous d'or étoilée,
Si votre main trop faible, au fort de la mêlée,
    Lâche votre glaive ébréché!

Votre armure faussée, entre ces bras robustes,
Comme un mince carton s'aplatit sur ces bustes,
    Où le poil pousse en plein terrain;
Avec ces forts lutteurs, les plus puissantes armes,
O guerrières! seraient les appas et les charmes
    Cachés sous vos corsets d'airain.

S'ils n'étaient repoussés par les rudes écailles,
Par les mailles d'acier qui hérissent vos tailles,
    Les bras se suspendraient autour;
Si vous aviez voulu, douce et modeste gloire,
Vous auriez, sans combat, remporté la victoire,
    Car la force cède à l'amour.

Penchez-vous sur le col de vos promptes cavales
Qui volent, de la brise et de l'éclair rivales.
    Fuyez sans vous tourner pour voir,
Et, ne vous arrêtez qu'en des retraites sûres,
Où se trouve un flot clair pour laver vos blessures
    Et du gazon pour vous asseoir!

III.

C'est la nécessité! c'est la règle fatale!
Toujours l'esprit le cède à la force brutale;
Et quand la passion, aux beaux élans divins,
Avec le positif veut en venir aux mains,
Ardente, et n'écoutant que le feu qui l'anime,
Engage le combat sur le pont de l'abîme;
Elle ne peut tenir, avec ses mains d'enfant,
Contre ces grands chevaux à forme d'éléphant,
Cabrés et renversés sur leurs énormes croupes,
Contre ces forts guerriers et ces robustes troupes
Aux bras durs et noueux comme des chênes verts,
Aux musculeux poitrails, de buffle recouverts;
Toujours le pied lui manque, et de flèches criblée,
Elle tombe en hurlant dans l'onde flagellée,
Où son corps va trouver les caïmans du fond.
Cependant, les vainqueurs, sur la crète du pont,
Sans donner une plainte aux victimes noyées,
Passent, tambours battants, enseignes déployées.
Cette planche, gravée en six cartons divers,
Par Lucas Vostermann, d'après Rubens, d'Anvers,
Femmes, au coeur hautain, pâles cariatides,
Qui ployez à regret des têtes moins timides
Sous le fronton pesant des devoirs et des lois,
Et qui vous refusez à porter votre croix,
De votre destinée est l'effrayant symbole
Et je l'y vois écrite en sombre parabole:
Comme vous, autrefois, folles de liberté,
Des femmes au grand coeur, à la mâle beauté,
Se brûlèrent un sein, et mirent à la place
La Méduse sculptée au coeur de la cuirasse;
Elles laissèrent là l'aiguille et les fuseaux,
La navette qui court à travers les réseaux,
Les travaux de la femme et les soins du ménage,
Pour la lance et l'épée, instruments de carnage;
Négligeant la parure, et n'ayant pour se voir
Qu'un bouclier d'airain, fauve et louche miroir;
Au Thermodon, qu'enjambe un pont d'une seule arche,
Leur troupe rencontra la grande armée en marche;
Ce fut un choc terrible, et sur le pont, longtemps
Incertaine marée, on vit les combattants,
Les chevelures d'or où bien les têtes brunes,
Femmes, soldats, suivant leurs diverses fortunes,
Pousser et repousser leur flux et leur reflux,
Et longtemps la victoire, aux pieds irrésolus,
Mesurant le terrain et supputant les pertes,
Erra d'un camp à l'autre avec ses palmes vertes.
De fatigue à la fin, les bras frêles et blancs
Laissèrent, tout meurtris, choir leurs glaives sanglants
Trop faibles ouvriers pour de si fortes âmes;
Et, dans l'eau, jusqu'au soir, il plut des corps de femmes!

ÉLÉGIE.

J'ai fait une remarque hier en te quittant.
Sans doute j'ai mal vu; mais quand on aime tant,
On a peur; on se fait, avec la moindre chose,
Un sujet de tourments. On veut savoir la cause
De chaque effet. Un mot, un geste, une ombre, un rien,
La plus folle chimère, un souvenir ancien
Qui dormait dans un coin du coeur et qui s'éveille,
Tout vous effraie. On dit qu'infortune pareille,
Ne s'est pas encor vue et que l'on en mourra;
L'on n'en meurt pas; demain peut-être on en rira.
Vous veniez pour vous plaindre; un baiser, un sourire,
Et vous ne savez plus ce que vous veniez dire.
Quand tu liras ces vers, sans doute tu diras
Que mon idée est folle et tu m'embrasseras,
Et puis, j'oublierai tout, excepté que je t'aime
Et que je t'aimerai toujours. Fais-en de même.
Or, voici ma remarque. Il m'a semblé cela.
Je voudrais oublier toutes ces choses-là.
Mais je ne puis. Hier tu paraissais distraite,
Et ce n'est pas ainsi, certes, que Juliette
Laisse aller Roméo qui part. En ce moment
Où mon âme pamée à chaque embrassement,
S'élançait sur ta bouche au-devant de ton âme,
Où ma prunelle en pleurs baignait ma joue en flamme,
Où mon coeur éperdu, sur ton coeur qu'il cherchait,
Vibrait comme une lyre au toucher de l'archet,
Où mes deux bras noués, comme ceux d'un avare
Qui tient son or et craint qu'un larron s'en empare,
Te tenaient enfermée et t'enchaînaient à moi.
Toi, tu ne disais rien; tu n'écoutais pas, toi;
Mes baisers s'éteignaient sur ta lèvre glacée;
Je ne te sentais pas sentir; ta main pressée
N'entendait pas la mienne et ne répondait rien.
J'étais là, devant toi, comme un musicien,
Tourmentant le clavier d'un clavecin sans cordes.
O mon âme! pourquoi faut-il, quand tu débordes,
Comme un lis rempli d'eau que le vent fait pencher,
Que l'âme où tout en pleurs tu voudrais t'épancher,
Se ferme et te repousse et te laisse répandre
Tes plus divins parfums sans en vouloir rien prendre?
J'ai cherché vainement pourquoi cette froideur,
Après tant de baisers vivants et pleins d'ardeur,
Après tant de serments et de douces paroles,
Tant de soupirs d'ivresse et de caresses folles;
Je n'ai rien pu trouver autre chose, sinon
Qu'on était fou d'avoir au fond du coeur un nom
Que l'on ne dira pas, et que c'était chimère
D'aimer une autre femme au monde que sa mère.
Rousseau dit quelque part:—Regardez votre amant
Au sortir de vos bras. Il a raison vraiment.
Lorsque, le désir mort, naît la mélancolie,
Que l'amour satisfait se recueille et s'oublie,
Comme au sein de sa mère un enfant qui s'endort;
Que l'ennui vient d'entrer et que le plaisir sort,
Le moment est venu de regarder en face
L'amant qu'on s'est choisi. Quoi qu'il dise ou qu'il fasse,
Vous lirez sur son front son amour tel qu'il est.
Le mot sans doute est beau, mais ce qui m'en déplaît,
C'est qu'il s'adresse à l'homme et non pas à la femme.
Quand le corps assouvi laisse en paix régner l'âme,
Qu'on s'écoute penser et qu'on entend son coeur,
Et que dans la maîtresse on embrasse la soeur,
La première lassée est la femme. La honte
D'avoir été vaincue, au fond d'elle surmonte
Le bonheur d'être aimée; elle hait son amant,
Comme on hait un vainqueur, et, certe, en ce moment
Les choses sont ainsi; s'il est quelqu'un au monde
Qu'elle haïsse bien et de haine profonde,
C'est lui, car c'est son maître et son seigneur; il peut
Divulguer tout; il peut la perdre s'il le veut;
Il ne le voudra pas, mais il le peut. La crainte
A remplacé l'amour; une froide contrainte
Succède aux beaux élans de folle liberté.
Adieu l'enivrement, le rire et la gaîté.
La femme se repent et l'homme se repose,
Il a touché son but, il a gagné sa cause;
C'est le triomphateur, le vainqueur, le César,
Qui, la couronne au front, au devant de son char,
Malgré tout son amour, s'il peut la prendre vive,
Traînera sans pitié Cléopâtre captive.
Aspic, dresse ton col tout gonflé de venin!
Sors du panier de fleurs, siffle et mord ce beau sein.
César attend dehors! il lui faut Cléopâtre,
Pour suivre le triomphe et paraître au théâtre.
Il faut que sur leurs bancs les chevaliers romains
Disent:—Heureux César! et lui battent des mains.
La femme sait cela que de reine et maîtresse,
Elle devient esclave et que son pouvoir cesse;
Mais le sceptre qu'hier, dans l'oubli du plaisir,
Elle a laissé tomber, aujourd'hui le désir
Le lui remet en main et la fait souveraine.
Il faut que son amant à ses genoux se traîne
Et lui baise les pieds et demande pardon.
Mais elle maintenant, froide et sans abandon,
Avec un double fil nouant son nouveau masque,
Ainsi qu'un chevalier à l'abri sous son casque,
Guette à couvert l'instant où, faible et désarmé,
Se livre à son poignard l'amant qu'on croit aimé.
Mon ange, n'est-ce pas qu'une telle pensée
N'eût pas dû me venir et doit être chassée,
Et que je suis bien fou de douter d'un amour
Dont personne ne doute, et prouvé chaque jour.
J'ai tort; mais que veux-tu? ces angoisses si vives,
Ces haines, ces retours et ces alternatives,
Ces désespoirs mortels suivis d'espoirs charmants,
C'est l'amour, c'est ainsi que vivent les amants.
Cette existence-là c'est la mienne, la nôtre;
Telle qu'elle est, pourtant, je n'en voudrais pas d'autre.
On est bien malheureux, mais pour un tel malheur
Les heureux volontiers changeraient leur bonheur.
Aimer! ce mot-là seul contient toute la vie.
Près de l'amour, que sont les choses qu'on envie?
Trésors, sceptres, lauriers, qu'est tout cela, mon Dieu!
Comme la gloire est creuse et vous contente peu!
L'amour seul peut combler les profondeurs de l'âme,
Et toute ambition meurt aux bras d'une femme!

LA BONNE JOURNÉE.

Ce jour, je l'ai passé ployé sur mon pupitre,
Sans jeter une fois l'oeil à travers la vitre.
Par Apollo! cent vers; je devrais être las,
On le serait à moins; mais je ne le suis pas;
Je ne sais quelle joie intime et souveraine
Me fait le regard vif et la face sereine,
Comme après la rosée une petite fleur;
Mon front se lève en haut avec moins de pâleur;
Un sourire d'orgueil sur mes lèvres rayonne,
Et mon souffle pressé plus fortement résonne.
J'ai rempli mon devoir comme un brave ouvrier.
Rien ne m'a pu distraire; en vain mon lévrier,
Entre mes deux genoux posant sa longue tête,
Semblait me dire:—En chasse! en vain d'un air de fête
Le ciel tout bleu dardait, par le coin du carreau,
Un filet de soleil jusque sur mon bureau;
Près de ma pipe, en vain, ma joyeuse bouteille
M'étalait son gros ventre et souriait vermeille;
En vain ma bien-aimée, avec son beau sein nu,
Se penchait en riant de son rire ingénu;
Sur mon fauteuil gothique, et dans ma chevelure
Répandait les parfums de son haleine pure.
Sourd comme saint Antoine à la tentation,
J'ai poursuivi mon oeuvre avec religion;
L'oeuvre de mon amour qui mort me fera vivre,
Et ma journée ajoute un feuillet à mon livre.

L'HIPPOPOTAME.

L'hippopotame au large ventre
Habite aux Jungles de Java,
Où grondent, au fond de chaque antre,
Plus de monstres qu'on n'en rêva.

Le boa se déroule et siffle,
Le tigre fait son hurlement;
Le bufle en colère renifle;
Il dort en paix tranquillement.

Il ne craint ni kriss ni zagaies;
Il regarde l'homme sans fuir,
Et rit des balles des cypaies
Qui rebondissent sur son cuir.

Je suis comme l'hippopotame;
De ma conviction couvert,
Forte armure que rien n'entame,
Je vais sans peur par le désert.

VILLANELLE RHYTHMIQUE.

Quand viendra la saison nouvelle,
Quand auront disparu les froids,
Tous les deux, nous irons, ma belle,
Pour cueillir le muguet au bois;
Sous nos pieds égrenant les perles,
Que l'on voit au matin trembler,
Nous irons écouter les merles
          Siffler.

Le printemps est venu, ma belle,
C'est le mois des amants béni,
Et l'oiseau, satinant son aile,
Dit des vers au rebord du nid.
Oh! viens donc sur le banc de mousse,
Pour parler de nos beaux amours,
Et dis-moi de ta voix si douce:
          Toujours!

Loin, bien loin, égarant nos courses,
Faisons fuir le lapin caché,
Et le daim au miroir des sources
Admirant son grand bois penché;
Puis, chez nous, tout joyeux, tout aises,
En panier, enlaçant nos doigts,
Revenons rapportant des fraises
          Des bois.

LE SOMMET DE LA TOUR.

Lorsque l'on veut monter aux tours des cathédrales,
On prend l'escalier noir qui roule ses spirales,
Comme un serpent de pierre au ventre du clocher.

L'on chemine d'abord dans une nuit profonde,
Sans trèfle de soleil et de lumière blonde,
Tâtant le mur des mains, de peur de trébucher;

Car les hautes maisons voisines de l'église
Vers le pied de la tour versent leur ombre grise,
Qu'un rayon lumineux ne vient jamais trancher.

S'envolant tout à coup, les chouettes peureuses
Vous flagellent le front de leurs ailes poudreuses,
Et les chauve-souris s'abattent sur vos bras.

Les spectres, les terreurs qui hantent les ténèbres,
Vous frôlent en passant de leurs crêpes funèbres;
Vous les entendez geindre et chuchoter tout bas.

A travers l'ombre on voit la chimère accroupie
Remuer, et l'écho de la voûte assoupie
Derrière votre pas suscite un autre pas.

Vous sentez à l'épaule une pénible haleine,
Un souffle intermittent, comme d'une âme en peine
Qu'on aurait éveillée et qui vous poursuivrait.

Et si l'humidité fait des yeux de la voûte,
Larmes du monument, tomber l'eau goutte à goutte,
Il semble qu'on dérange une ombre qui pleurait.

Chaque fois que la vis, en tournant, se dérobe,
Sur la dernière marche un dernier pli de robe,
Irritante terreur, brusquement disparaît.

Bientôt le jour filtrant par les fentes étroites,
Sur le mur opposé trace des lignes droites,
Comme une barre d'or sur un écusson noir.

L'on est déjà plus haut que les toits de la ville,
Edifices sans nom, masse confuse et vile,
Et par les arceaux gris le ciel bleu se fait voir.

Les hiboux disparus font place aux tourterelles,
Qui lustrent au soleil le satin de leurs ailes
Et semblent roucouler des promesses d'espoir.

Des essaims familiers perchent sur les tarasques,
Et, sans se rebuter de la laideur des masques,
Dans chaque bouche ouverte un oiseau fait son nid.

Les guivres, les dragons et les formes étranges
Ne sont plus maintenant que des figures d'anges,
Séraphiques gardiens taillés dans le granit,

Qui depuis huit cents ans, pensives sentinelles,
Dans leurs niches de pierre, appuyés sur leurs ailes,
Montent leur faction qui jamais ne finit.

Vous débouchez enfin sur une plate-forme
Et vous apercevez, ainsi qu'un monstre énorme,
La Cité grommelante accroupie alentour.

Comme un requin, ouvrant ses immenses mâchoires,
Elle mord l'horizon de ses mille dents noires,
Dont chacune est un dôme, un clocher, une tour.

A travers le brouillard, de ses naseaux de plâtre,
Elle souffle dans l'air son haleine bleuâtre,
Que dore par flocons un chaud reflet de jour.

Comme sur l'eau qui bout monte et chante l'écume,
Sur la ville toujours plane une ardente brume,
Un bourdonnement sourd fait de cent bruits confus.

Ce sont les tintements et les grêles volées
Des cloches, de leurs voix sonores ou fêlées,
Chantant, à plein gosier, dans leurs beffrois touffus;

C'est le vent dans le ciel et l'homme sur la terre;
C'est le bruit des tambours et des clairons de guerre,
Où des canons grondeurs sonnant sur leurs affuts;

C'est la rumeur des chars, dont la prompte lanterne
File comme une étoile à travers l'ombre terne,
Emportant un heureux aux bras de son désir;

Le soupir de la vierge, au balcon accoudée,
Le marteau sur l'enclume et le fait sur l'idée;
Le cri de la douleur ou le chant du plaisir.

Dans cette symphonie au colossal orchestre,
Que n'écrira jamais musicien terrestre,
Chaque objet fait sa note impossible à saisir.

Vous pensiez être en haut, mais voici qu'une aiguille,
Où le ciel découpé par dentelles scintille,
Se présente soudain devant vos pieds lassés.

Il faut monter encor dans la mince tourelle,
L'escalier qui serpente en spirale plus frèle,
Se pendant aux crampons de loin en loin placés.

Le vent, d'un air moqueur, à vos oreilles siffle,
La goule étend sa griffe et la guivre renifle;
Le vertige alourdit vos pas embarrassés.

Vous voyez loin de vous, comme dans des abîmes,
S'aplanir les clochers et les plus hautes cimes;
Des aigles les plus fiers vous dominez l'essor.

Votre sueur se fige à votre front en nage;
L'air trop vif vous étouffe: allons, enfant, courage!
Vous êtes près des cieux; allons, un pas encor!

Et vous pourrez toucher, de votre main surprise,
L'archange colossal que fait tourner la brise,
Le saint Michel géant qui tient un glaive d'or;

Et si, vous accoudant sur la rampe de marbre,
Qui palpite au grand vent, comme une branche d'arbre,
Vous dirigez en bas un oeil moins effrayé;

Vous verrez la campagne à plus de trente lieues,
Un immense horizon, bordé de franges bleues,
Se déroulant sous vous comme un tapis rayé;

Les carrés de blé d'or, les cultures zébrées,
Les plaques de gazon, de troupeaux noirs tigrées;
Et, dans le sainfoin rouge, un chemin blanc frayé;

Les cités, les hameaux, nids semés dans la plaine,
Et partout, où se groupe une famille humaine,
Un clocher vers le ciel, comme un doigt s'allongeant.

Vous verrez dans le golfe, aux bras des promontoires,
La mer se diaprer et se gauffrer de moires,
Comme un kandjiar turc damasquiné d'argent;

Les vaisseaux, alcyons balancés sur leurs ailes,
Piquer l'azur lointain de blanches étincelles
Et croiser en tous sens leur vol intelligent.

Comme un sein plein de lait gonflant leurs voiles ronde,
Sur la foi de l'aimant, ils vont chercher des mondes,
Des rivages nouveaux sur de nouvelles mers!

Dans l'Inde, de parfums, d'or et de soleil pleine,
Dans la Chine bizarre, aux tours de porcelaine,
Chimérique pays peuplé de dragons verts;

Ou vers Otaïti, la belle fleur des ondes,
De ses longs cheveux noirs tordant les perles blondes,
Comme une autre Vénus, fille des flots amers!

A Ceylan, à Java, plus loin encor peut-être,
Dans quelque île déserte et dont on se rend maître;
Vers une autre Amérique échappée à Colomb!

Hélas! et vous aussi, sans crainte, ô mes pensées!
Livrant aux vents du ciel vos ailes empressées,
Vous tentez un voyage aventureux et long.

Si la foudre et le nord respectent vos antennes,
Des pays inconnus et des îles lointaines
Que rapporterez-vous? de l'or, ou bien du plomb?…

La spirale soudain s'interrompt et se brise.
Comme celui qui monte au clocher de l'église,
Me voici maintenant au sommet de ma tour.

J'ai planté le drapeau tout au haut de mon oeuvre.
Ah! que depuis longtemps, pauvre et rude manoeuvre,
Insensible à la joie, à la vie, à l'amour.

Pour garder mon dessin avec ses lignes pures, J'émousse mon ciseau contre des pierres dures, Élevant à grand'peine une assise par jour!

Pendant combien de mois suis-je resté sous terre,
Creusant comme un mineur ma fouille solitaire,
Et cherchant le roc vil pour mes fondations!

Et pourtant le soleil riait sur la nature;
Les fleurs faisaient l'amour, et toute créature
Livrait sa fantaisie au vent des passions.

Le printemps dans les bois faisait courir la sève,
Et le flot, en chantant, venait baiser la grève;
Tout n'était que parfum, plaisir, joie et rayons!

Patient architecte, avec mes mains pensives,
Sur mes piliers trapus inclinant mes ogives,
Je faisais sous l'église un temple souterrain.

Puis, l'église elle-même, avec ses colonnettes,
Qui semble, tant elle a d'aiguilles et d'arêtes,
Un madrépore immense, un polypier marin;

Et le clocher hardi, grand peuplier de pierre,
Où gazouillent, quand vient l'heure de la prière,
Avec les blancs ramiers, des nids d'oiseaux d'airain.

Du haut de cette tour avec peine achevée,
Pourrais-je t'entrevoir, perspective rêvée;
Terre de Chanaan où tendait mon effort?

Pourrais-je apercevoir la figure du monde,
Les astres, dans le ciel, accomplissant leur ronde,
Et les vaisseaux quittant et regagnant le port?

Si mon clocher passait seulement de la tête
Les toits et les tuyaux de la ville, ou le faîte
De ce donjon aigu, qui du brouillard ressort;

S'il était assez haut pour découvrir l'étoile
Que la colline bleue avec son dos me voile;
Le croissant qui s'écorne au toit de la maison;

Pour voir au ciel de smalt les flottantes nuées,
Par le vent du matin mollement remuées,
Comme un troupeau de l'air secouer leur toison;

Et la gloire, la gloire, astre et soleil de l'âme,
Dans un océan d'or, avec le globe en flamme,
Majestueusement monter à l'horizon!

A UNE HEURE APRÈS MIDI, JEUDI 25 JANVIER 1838, J'AI FINI CE PRÉSENT VOLUME: GLOIRE A DIEU, ET PAIX AUX HOMMES DE BONNE VOLONTÉ!

THÉOPHILE GAUTIER.

* * * * *

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