Il avait fini son réquisitoire avec une gravité plus dangereuse pour l’accusée que sa colère. Elle apparaissait réellement coupable, et presque monstrueuse dans cette série de meurtres inutiles. Raoul d’Andrésy, lui, ne savait plus que penser, et il exécrait cet homme qui avait aimé la jeune femme et qui venait de rappeler en frissonnant les joies de cet amour sacrilège…
La comtesse de Cagliostro s’était levée et regardait son adversaire bien en face, toujours un peu narquoise.
– Je ne m’étais pas trompée, dit-elle, c’est le bûcher ?…
– Ce sera, déclara-t-il, ce que nous déciderons, sans que rien ne puisse empêcher l’exécution de notre juste verdict.
– Un verdict ? De quel droit ? fit-elle. Il y a des juges pour cela. Vous n’êtes pas des juges. La peur du scandale, dites-vous ? En quoi cela m’importe-t-il que vous ayez besoin d’ombre et de silence pour vos projets ? Laissez-moi libre.
Il proféra :
– Libre ? Libre de continuer votre œuvre de mort ? Nous sommes maîtres de vous. Vous subirez notre jugement.
– Votre jugement sur quoi ? S’il y avait parmi vous un seul juge véritable, un seul homme qui sût ce que c’est que la raison et que la vraisemblance, il rirait de vos accusations stupides et de vos preuves incohérentes.
– Des mots ! Des phrases ! s’écria-t-il. Ce sont des preuves contraires qu’il nous faudrait… quelque chose qui détruise le témoignage de mes yeux.
– À quoi bon me défendre ? Votre résolution est prise.
– Elle est prise parce que vous êtes coupable.
– Coupable de poursuivre le même but que vous, oui, cela, je l’avoue, et c’est la raison pour laquelle vous avez commis cette infamie de venir m’espionner et de jouer la comédie de l’amour. Si vous vous êtes pris au piège, tant pis pour vous ! Si vous m’avez fait des confidences à propos de l’énigme dont je connaissais déjà l’existence par le document de Cagliostro… tant pis pour vous ! Maintenant j’en suis obsédée, et j’ai juré d’atteindre le but, quoi qu’il arrive, et malgré vous. Voilà mon seul crime, à vos yeux.
– Votre crime, c’est d’avoir tué, proféra Beaumagnan qui s’emportait.
– Je n’ai pas tué, dit-elle fermement.
– Vous avez poussé Saint-Hébert dans l’abîme et vous avez frappé d’Isneauval à la tête.
– Saint-Hébert ? D’Isneauval ? Je ne les ai pas connus. J’entends leurs noms aujourd’hui pour la première fois.
– Et moi ! et moi ! fit-il avec véhémence. Et moi, vous ne m’avez pas connu ? Vous n’avez pas voulu m’empoisonner ?
– Non.
Il s’exaspéra et, la tutoyant dans un accès de rage :
– Mais je t’ai vue, Joséphine Balsamo. Je t’ai vue comme je te vois. Tandis que tu rangeais le poison, j’ai vu ton sourire qui devenait féroce et le coin de ta lèvre qui remontait davantage… comme un rictus de damnée.
Elle hocha la tête et prononça :
– Ce n’était pas moi.
Il parut suffoqué. Comment avait-elle l’audace ?… Mais, tranquillement, elle lui posa la main sur l’épaule, et reprit :
– La haine vous fait perdre la tête, Beaumagnan, votre âme fanatique se révolte contre le péché d’amour. Cependant, malgré cela, vous me permettrez de me défendre, n’est-ce pas ?
– C’est votre droit. Mais hâtez-vous.
– Ce sera bref. Demandez à vos amis la miniature faite à Moscou en 1816, d’après la comtesse de Cagliostro… (Beaumagnan obéit et prit la miniature des mains du baron.) Bien… Examinez-la attentivement. C’est mon portrait, n’est-ce pas ?
– Où voulez-vous en venir ? dit-il.
– Répondez, c’est mon portrait ?
– Oui, fit-il nettement.
– Alors, si c’est là mon portrait, c’est que je vivais à cette époque ? Il y a quatre-vingts ans, j’en avais vingt-cinq ou trente ? Réfléchissez bien avant de répondre. Hein, vous hésitez, n’est-ce pas, devant un tel miracle !
« Et vous n’osez pas affirmer ?… Pourtant, il y a mieux encore… Ouvrez, par derrière, le cadre de cette miniature, et vous verrez à l’envers de la porcelaine, un autre portrait, le portrait d’une femme souriante, dont la tête est enveloppée d’un voile impalpable qui descend jusqu’aux sourcils, et à travers lequel on voit ses cheveux partagés en deux bandeaux ondulés. C’est encore moi, n’est-ce pas ?
Tandis que Beaumagnan exécutait ses instructions, elle avait mis également sur sa tête un léger voile de tulle dont le rebord frôlait la ligne de ces sourcils, et elle baissait ses paupières avec une expression charmante. Beaumagnan balbutia, tout en comparant :
– C’est vous… c’est vous…
– Aucun doute, n’est-ce pas ?
– Aucun. C’est vous…
– Eh bien ! lisez la date, sur le côté droit.
Beaumagnan épela :
– Fait à Milan, en l’an 1498.
Elle répéta :
– En 1498 ! Il y a quatre cents ans.
Elle rit franchement, et son rire sonnait avec clarté.
– Ne prenez pas cet air confondu, dit-elle. D’abord je connaissais l’existence de ce double portrait, et je le cherchais depuis longtemps. Mais soyez certain qu’il n’y a là aucun miracle. Je n’essaierai pas de vous persuader que j’ai servi de modèle au peintre et que j’ai quatre cents ans. Non, ceci est tout simplement le visage de la Vierge Marie, et c’est une copie d’un fragment de la Sainte Famille de Bernardino Luini, peintre milanais, disciple de Léonard de Vinci.
Puis, soudain sérieuse, et sans laisser à l’adversaire le temps de souffler, elle lui dit :
– Vous comprenez maintenant où je veux en venir, n’est-ce pas, Beaumagnan ? Entre la Vierge de Luini, la jeune fille de Moscou et moi, il y a cette chose insaisissable, merveilleuse, et pourtant indéniable, la ressemblance absolue. Trois visages en un seul. Trois visages qui ne sont pas ceux de trois femmes différentes, mais qui sont celui de la même femme. Alors pourquoi ne voulez-vous pas admettre qu’un même phénomène, tout naturel après tout, se reproduise en d’autres circonstances, et que la femme que vous avez vue dans votre chambre ne soit pas moi, mais une autre femme qui me ressemble assez pour vous faire illusion ?… une autre qui aurait connu et qui aurait tué vos amis Saint-Hébert et d’Isneauval ?
– J’ai vu… j’ai vu…, protesta Beaumagnan, qui la touchait presque, debout contre elle tout pâle et frémissant d’indignation.
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