Possédaient-ils donc sur cette affaire des preuves et des notions particulières ? Avaient-ils retrouvé chez celle qui, suivant eux, se prétendait la fille de Cagliostro, les dons de clairvoyance et de divination que l’on attribuait jadis au célèbre thaumaturge, et pour lesquels on le traitait de magicien et de sorcier ?

Godefroy d’Étigues, qui, seul parmi tous, restait debout, se pencha vers la jeune femme et lui dit :

« Ce nom de Cagliostro est bien le vôtre, n’est-ce pas ? »

Elle réfléchit. On eût dit que, pour le soin de sa défense, elle cherchait la meilleure riposte, et qu’elle voulait, avant de s’engager à fond, connaître les armes dont l’ennemi disposait. Elle répliqua donc, paisiblement :

– Rien ne m’oblige à vous répondre, pas plus que vous n’avez le droit de m’interroger. Cependant, pourquoi nierais-je que, mon acte de naissance portant le nom de Joséphine Pellegrini, par fantaisie je me fais appeler Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro, les deux noms de Cagliostro et de Pellegrini complétant la personnalité qui m’a toujours intéressée de Joseph Balsamo.

– De qui, selon vous, par conséquent, et contrairement à certaines de vos déclarations, précisa le baron, vous ne seriez pas la descendante directe ?

Elle haussa les épaules et se tut. Était-ce prudence ? dédain ? protestation contre une telle absurdité ?

– Je ne veux considérer ce silence ni comme un aveu ni comme une dénégation, reprit Godefroy d’Étigues, en se tournant vers ses amis. Les paroles de cette femme n’ont aucune importance et ce serait du temps perdu que de les réfuter. Nous sommes ici pour prendre des décisions redoutables sur une affaire que nous connaissons tous dans son ensemble, mais dont la plupart d’entre nous ignorent certains détails. Il est donc indispensable de rappeler les faits. Ils sont résumés aussi brièvement que possible dans le mémoire que je vais vous lire et que je vous prie d’écouter avec attention.

Et posément, il lut ces quelques pages, qui, Raoul n’en douta pas, avaient dû être rédigées par Beaumagnan.

« Au début de mars 1870, c’est-à-dire quatre mois avant la guerre entre la France et la Prusse, parmi la foule des étrangers qui s’abattirent sur Paris, aucun n’attira plus soudainement l’attention que la comtesse de Cagliostro. Belle, élégante, jetant l’argent à pleines mains, presque toujours seule, ou accompagnée d’un jeune homme qu’elle présentait comme son frère, partout où elle passa, dans tous les salons qui l’accueillirent, elle fut l’objet de la plus vive curiosité. Son nom d’abord intriguait, et puis la façon vraiment impressionnante qu’elle avait de s’apparenter au fameux Cagliostro par ses allures mystérieuses, certaines guérisons miraculeuses qu’elle opéra, les réponses qu’elle donnait aux gens qui la consultaient sur leur passé ou sur leur avenir. Le roman d’Alexandre Dumas avait mis à la mode Joseph Balsamo, soi-disant comte de Cagliostro. Usant des mêmes procédés, et plus audacieuse encore, elle se targuait d’être la fille de Cagliostro, affirmait connaître le secret de l’éternelle jeunesse et, en souriant, parlait de telles rencontres qu’elle avait faites ou de tels événements qui lui étaient advenus sous le règne de Napoléon 1er.

« Son prestige fut tel qu’elle força les portes des Tuileries et parut à la cour de Napoléon III. On parlait même de séances privées où l’impératrice Eugénie réunissait autour de la belle comtesse les plus intimes de ses fidèles. Un numéro clandestin du journal satirique, le Charivari, qui fut d’ailleurs saisi sur-le-champ, nous raconte une séance à laquelle assistait un de ses collaborateurs occasionnels. J’en détache ce passage :

 

Quelque chose de la Joconde. Une expression qui ne change pas beaucoup, mais qu’on ne peut guère définir, qui est aussi bien câline et ingénue que cruelle et perverse. Tant d’expérience dans le regard et d’amertume dans son invariable sourire, qu’on lui accorderait alors les quatre-vingts ans qu’elle s’octroie. À ces moments-là, elle sort de sa poche un petit miroir en or, y verse deux gouttes d’un flacon imperceptible, l’essuie et se contemple. Et, de nouveau, c’est la jeunesse adorable.

Comme nous l’interrogions, elle nous répondit :

– Ce miroir appartint à Cagliostro. Pour ceux qui s’y regardent avec confiance, le temps s’arrête. Tenez, la date est inscrite sur la monture, 1783, et elle est suivie de quatre lignes qui sont l’énumération de quatre grandes énigmes. Ces énigmes qu’il se proposait de déchiffrer, il les tenait de la bouche même de la reine Marie-Antoinette, et il disait, m’a-t-on rapporté, que celui qui en trouverait la clef serait roi des rois.

– Peut-on les connaître ? demanda quelqu’un.

– Pourquoi pas ? Les connaître, ce n’est pas les déchiffrer et Cagliostro lui-même n’en eut pas le temps. Je ne puis donc vous transmettre que des appellations, des titres. En voici la liste :

In robore fortuna.

La dalle des rois de Bohême.

La fortune des rois de France.

Le chandelier à sept branches.

Elle parla ensuite à chacun de nous et nous fit des révélations qui nous frappèrent d’étonnement.

Mais ce n’était là qu’un prélude, et l’impératrice, bien que se refusant à poser la moindre question qui la concernât personnellement, voulut bien demander quelques éclaircissements touchant l’avenir.

– Que Sa Majesté ait la bonne grâce de souffler légèrement, dit la comtesse en tendant le miroir.

Et, tout de suite, ayant examiné la buée que le souffle étalait à la surface, elle murmura :

– Je vois de bien belles choses… une grande guerre pour cet été… la victoire … le retour des troupes sous l’Arc de Triomphe… On acclame l’Empereur … le Prince impérial.

 

– Tel est, reprit Godefroy d’Étigues, le document qui nous a été communiqué. Document déconcertant puisqu’il fut publié plusieurs semaines avant la guerre annoncée. Quelle était cette femme ? Qui était cette aventurière dont les prédictions dangereuses, agissant sur l’esprit assez faible de la malheureuse souveraine, n’ont pas été sans provoquer la catastrophe de 1870 ? Quelqu’un (lire le même numéro du Charivari) lui ayant dit un jour :

« – Fille de Cagliostro, soit, mais votre mère ?

– Ma mère, répondit-elle, cherchez très haut parmi les contemporains de Cagliostro… Plus haut encore… Oui, c’est cela… Joséphine de Beauharnais, future femme de Bonaparte, future impératrice… »

– La police de Napoléon III ne pouvait rester inactive. À la fin de juin, elle remettait un rapport succinct, établi par un de ses meilleurs agents, à la suite d’une enquête difficile. J’en donne lecture :

« Les passeports italiens de la signorina, tout en faisant des réserves sur la date de la naissance, écrivait l’agent, sont établis au nom de Joséphine Pellegrini-Balsamo, comtesse de Cagliostro, née à Palerme, le 29 juillet 1788. M’étant rendu à Palerme, j’ai réussi à découvrir les anciens registres de la paroisse Mortarana et, sur l’un d’eux, en date du 29 juillet 1788, j’ai relevé la déclaration de naissance de Joséphine Balsamo, fille de Joseph Balsamo et de Joséphine de la P., sujette du roi de France.

« Était-ce là Joséphine Tascher de la Pagerie, nom de jeune fille de l’épouse séparée du vicomte de Beauharnais, et la future épouse du général Bonaparte ? J’ai cherché dans ce sens et, à la suite d’investigations patientes, j’ai appris, par des lettres manuscrites d’un lieutenant de la Prévôté de Paris, que l’on avait été près d’arrêter, en 1788, le sieur Cagliostro qui, bien qu’expulsé de France, après l’affaire du Collier, habitait sous le nom de Pellegrini un petit hôtel de Fontainebleau où il recevait chaque jour une dame grande et mince.