Il joignait aux vices raffinés de la Régence la grossièreté cynique de la tabagie du Gros-Guillaume et l’impertinente raideur du règne bel esprit et militaire de Frédéric le Grand. Sa faveur auprès de ce dernier étant un état chronique de disgrâce, il se souciait peu de la perdre ; et d’ailleurs, faisant toujours le rôle d’agent provocateur, il ne craignait réellement les mauvais offices de personne auprès du maître qui l’employait.

« Pardieu ! mon cher baron, s’écria La Mettrie, vous auriez bien dû suivre le roi pour venir nous raconter ensuite son aventure. Nous l’aurions fait damner à son retour en lui disant comme quoi, sans quitter la table, nous avions vu ses faits et gestes.

– Encore mieux ! dit Pœlnitz en riant. Nous lui aurions dit cela demain seulement, et nous aurions mis la divination sur le compte du sorcier.

– Quel sorcier ? demanda Voltaire.

– Le fameux comte de Saint-Germain qui est ici depuis ce matin.

– En vérité ? Je suis fort curieux de savoir si c’est un charlatan ou un fou.

– Et voilà le difficile, dit La Mettrie. Il cache si bien son jeu, que personne ne peut se prononcer à cet égard.

– Et ce n’est pas si fou, cela ! dit Algarotti.

– Parlez-moi de Frédéric, dit La Mettrie ; je veux piquer sa curiosité par quelque bonne histoire, afin qu’il nous régale un de ces jours à souper du Saint-Germain et de ses aventures d’avant le déluge. Cela m’amusera. Voyons où peut être notre cher monarque à cette heure ? Baron, vous le savez ! vous êtes trop curieux pour ne pas l’avoir suivi, ou trop malin pour ne l’avoir pas deviné.

– Voulez-vous que je vous le dise ? dit Pœlnitz.

– J’espère, monsieur, dit Quintus en devenant tout violet d’indignation, que vous n’allez pas répondre aux étranges questions de M. La Mettrie. Si Sa Majesté...

– Oh ! mon cher, dit La Mettrie, il n’y a pas de Majesté ici, de dix heures du soir à deux heures du matin. Frédéric l’a posé en statut une fois pour toutes, et je ne connais que la loi : “Il n’y a pas de roi quand on soupe.” Vous ne voyez donc pas que ce pauvre roi s’ennuie, et vous ne voulez pas l’aider, mauvais serviteur et mauvais ami que vous êtes, à oublier pendant les douces heures de la nuit le fardeau de sa grandeur ? Allons, Pœlnitz, cher baron, parlez ; où est le roi à cette heure ?

– Je ne veux pas le savoir ! dit Quintus en se levant et en quittant la table.

– À votre aise, dit Pœlnitz. Que ceux qui ne veulent pas m’entendre se bouchent les oreilles.

– J’ouvre les miennes, dit La Mettrie.

– Ma foi, et moi aussi, dit Algarotti en riant.

– Messieurs, dit Pœlnitz, Sa Majesté est chez la signora Porporina.

– Vous nous la baillez belle ! » s’écria La Mettrie.

Et il ajouta une phrase en latin, que je ne puis traduire parce que je ne sais pas le latin.

Quintus Icilius devint pâle et sortit. Algarotti récita un sonnet italien que je ne comprends pas beaucoup non plus ; et Voltaire improvisa quatre vers pour comparer Frédéric à Jules César ; après quoi, ces trois érudits se regardèrent en souriant ; et Pœlnitz reprit d’un air sérieux :

« Je vous donne ma parole d’honneur que le roi est chez la Porporina.

– Ne pourriez-vous pas donner quelque autre chose ? » dit d’Argens, à qui tout cela déplaisait au fond, parce qu’il n’était pas homme à trahir les autres pour augmenter son crédit.

Pœlnitz répondit sans se troubler :

« Mille diables, monsieur le marquis, quand le roi nous dit que vous êtes chez mademoiselle Cochois, cela ne nous scandalise point. Pourquoi vous scandalisez-vous de ce qu’il est chez mademoiselle Porporina ?

– Cela devrait vous édifier, au contraire, dit Algarotti ; et si cela est vrai, je l’irai dire à Rome.

– Et Sa Sainteté, qui est un peu gausseuse, ajouta Voltaire, dira de fort jolies choses là-dessus.

– Sur quoi Sa Sainteté gaussera-t-elle ? demanda le roi en paraissant brusquement sur le seuil de la salle à manger.

– Sur les amours de Frédéric le Grand avec la Porporina de Venise », répondit effrontément La Mettrie.

Le roi pâlit, et lança un regard terrible sur ses convives, qui tous pâlirent plus ou moins, excepté La Mettrie.

« Que voulez-vous, dit celui-ci tranquillement ; M. de Saint-Germain avait prédit, ce soir, à l’Opéra, qu’à l’heure où Saturne passerait entre Régulus et la Vierge, Sa Majesté suivie d’un page...

– Décidément, qu’est-ce que ce comte de Saint-Germain ? », dit le roi en s’asseyant avec la plus grande tranquillité, et en tendant son verre à La Mettrie, pour qu’il le lui remplît de champagne.

On parla du comte de Saint-Germain ; et l’orage fut ainsi détourné sans explosion. Au premier choc, l’impertinence de Pœlnitz, qui l’avait trahi, et l’audace de La Mettrie, qui osait le lui dire, avaient transporté le roi de colère ; mais, pendant le temps que La Mettrie disait trois paroles, Frédéric s’était rappelé qu’il avait recommandé à Pœlnitz de bavarder sur certain chapitre, et de faire bavarder les autres, à la première occasion. Il était donc rentré en lui-même avec cette facilité et cette liberté d’esprit qu’il possédait au plus haut degré, et il ne fut pas plus question de sa promenade nocturne que si elle n’eût été remarquée de personne. La Mettrie eût bien osé revenir à la charge s’il y eût songé ; mais la légèreté de son esprit suivit la nouvelle route que Frédéric lui ouvrait ; et c’est ainsi que Frédéric dominait souvent La Mettrie lui-même. Il le traitait comme un enfant que l’on voit prêt à briser une glace ou à sauter par une fenêtre, et à qui l’on montre un jouet pour le distraire et le détourner de sa fantaisie. Chacun fit son commentaire sur le fameux comte de Saint-Germain ; chacun raconta son anecdote. Pœlnitz prétendit l’avoir vu en France, il y avait vingt ans.

« Et je l’ai revu ce matin, ajouta-t-il, aussi peu vieilli que je l’avais quitté d’hier. Je me souviens qu’un soir, en France, entendant parler de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il s’écria, de la façon la plus plaisante et avec un sérieux incroyable : “Je lui avais bien dit qu’il finirait par se faire un mauvais parti chez ces méchants Juifs. Je lui ai même prédit à peu près tout ce qui lui est arrivé ; mais il ne m’écoutait pas : son zèle lui faisait mépriser tous les dangers. Aussi sa fin tragique m’a fait une peine dont je ne me consolerai jamais, et je n’y puis songer sans répandre des larmes.” En disant cela, ce diable de comte pleurait tout de bon ; et peu s’en fallait qu’il ne nous fit pleurer aussi.

– Vous êtes un si bon chrétien, dit le roi, que cela ne m’étonne point de vous. »

Pœlnitz avait changé trois ou quatre fois de religion, du matin au soir, pour postuler des bénéfices et des places dont le roi l’avait leurré par forme de plaisanteries.

« Votre anecdote traîne partout, dit d’Argens au baron, et ce n’est qu’une facétie. J’en ai entendu de meilleures ; et ce qui rend, à mes yeux, ce comte de Saint-Germain un personnage intéressant et remarquable, c’est la quantité d’appréciations tout à fait neuves et ingénieuses au moyen desquelles il explique des événements restés à l’état de problèmes fort obscurs dans l’histoire. Sur quelque sujet et sur quelque époque qu’on l’interroge, on est surpris, dit-on, de le voir connaître ou de lui entendre inventer une foule de choses vraisemblables, intéressantes, et propres à jeter un nouveau jour sur les faits les plus mystérieux.

– S’il dit des choses vraisemblables, observa Algarotti, il faut que ce soit un homme prodigieusement érudit et doué d’une mémoire extraordinaire.

– Mieux que cela ! dit le roi. L’érudition ne suffit pas pour expliquer l’histoire. Il faut que cet homme ait une puissante intelligence et une profonde connaissance du cœur humain. Reste à savoir si cette belle organisation a été faussée par le travers de vouloir jouer un rôle bizarre, en s’attribuant une existence éternelle et la mémoire des événements antérieurs à sa vie humaine ; ou si, à la suite de longues études et de profondes méditations, le cerveau s’est dérangé, et s’est laissé frapper de monomanie.

– Je puis au moins, dit Pœlnitz, garantir à Votre Majesté la bonne foi et la modestie de notre homme. On ne le fait pas parler aisément des choses merveilleuses dont il croit avoir été témoin. Il sait qu’on l’a traité de rêveur et de charlatan, et il en paraît fort affecté ; car maintenant il refuse de s’expliquer sur sa puissance surnaturelle.

– Eh bien, sire, est-ce que vous ne mourez pas d’envie de le voir et de l’entendre ? dit La Mettrie.