La Comtesse de Rudolstadt II

 

 

 

Sources

 

George Sand, Consuelo ; La Comtesse de Rodolstadt, Robbert Laffont, 2004. – Cette édition reprend le texte de l’édition Calmann-Lévy, parue pour la première fois en 1856. Des corrections ont cependant été apportées.

 

Image de couverture : Fragment d’un double portrait de George Sand et de Frédéric Chopin, Eugène Delacroix, huile sur toile, 1938 – © AKG.

 

 

 

 

 

 

La Comtesse de Rudolstadt

 

II

 

 

 

XXIV

 

Consuelo ressentait, par-dessus tout, un désir et un besoin de liberté, bien naturels après tant de jours d’esclavage. Elle éprouva donc un plaisir extrême à s’élancer dans un vaste espace, que les soins de l’art et l’ingénieuse disposition des massifs et des allées faisaient paraître beaucoup plus vaste encore. Mais au bout de deux heures de promenade, elle se sentit attristée par la solitude et le silence qui régnaient dans ces beaux lieux. Elle en avait fait déjà plusieurs fois le tour, sans y rencontrer seulement la trace d’un pied humain sur le sable fin et fraîchement passé au râteau. Des murailles assez élevées, que masquait une épaisse végétation, ne lui permettaient pas de s’égarer au hasard dans des sentiers inconnus. Elle savait déjà par cœur tous ceux qui se croisaient sous ses pas. Dans quelques endroits, le mur s’interrompait pour être remplacé par de larges fossés remplis d’eau, et les regards pouvaient plonger sur de belles pelouses montant en collines et terminées par des bois, ou sur l’entrée des mystérieuses et charmantes allées qui se perdaient sous le taillis en serpentant. De sa fenêtre, Consuelo avait vu toute la nature à sa disposition : de plain-pied, elle se trouvait dans un terrain encaissé, borné de toutes parts, et dont toutes les recherches intérieures ne pouvaient lui dissimuler le sentiment de sa captivité. Elle chercha le palais enchanté où elle s’était éveillée. C’était un très petit édifice à l’italienne, décoré avec luxe à l’intérieur, élégamment bâti au-dehors, et adossé contre un rocher à pic d’un effet pittoresque, mais qui formait une meilleure clôture naturelle pour tout le fond du jardin et un plus impénétrable obstacle à la vue que les plus hautes murailles et les plus épais glacis de Spandaw. « Ma forteresse est belle, se dit Consuelo, mais elle n’en est que mieux close, je le vois bien. »

Elle alla se reposer sur la terrasse d’habitation, qui était ornée de vases de fleurs et surmontée d’un petit jet d’eau. C’était un endroit ravissant ; et pour n’embrasser que l’intérieur d’un jardin, quelques échappées sur un grand parc, et de hautes montagnes dont les cimes bleues dépassaient celles des arbres, la vue n’en était que plus fraîche et plus suave. Mais Consuelo, instinctivement effrayée du soin qu’on prenait de l’installer, peut-être pour longtemps, dans une nouvelle prison, eût donné tous les catalpas en fleurs et toutes les plates-bandes émaillées pour un coin de franche campagne, avec une maisonnette en chaume, des chemins raboteux et l’aspect libre d’un pays possible à connaître et à explorer. D’où elle était, elle n’avait pas de plans intermédiaires à découvrir entre les hautes murailles de verdure de son enclos et les vagues horizons dentelés, déjà perdus dans la brume du couchant. Les rossignols chantaient admirablement, mais pas un son de voix humaine n’annonçait le voisinage d’une habitation. Consuelo voyait bien que la sienne, située aux confins d’un grand parc et d’une forêt peut-être immense, n’était qu’une dépendance d’un plus vaste manoir. Ce qu’elle apercevait du parc ne servait qu’à lui faire désirer d’en voir davantage. Elle n’y distinguait d’autres promeneurs que des troupeaux de biches et de chevreuils paissant aux flancs des collines, avec autant de confiance que si l’approche d’un mortel eût été pour eux un événement inconnu. Enfin la brise du soir écarta un rideau de peupliers qui fermait un des côtés du jardin, et Consuelo aperçut, aux dernières lueurs du jour, les tourelles blanches et les toits aigus d’un château assez considérable, à demi caché derrière un mamelon boisé, à la distance d’un quart de lieue environ. Malgré tout son désir de ne plus penser au chevalier, Consuelo se persuada qu’il devait être là ; et ses yeux se fixèrent avidement sur ce château, peut-être imaginaire, dont l’approche lui semblait interdite, et que les voiles du crépuscule faisaient lentement disparaître dans l’éloignement.

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, Consuelo vit le reflet des lumières, à l’étage inférieur de son pavillon, courir sur les arbustes voisins, et elle descendit à la hâte, espérant voir enfin une figure humaine dans sa demeure. Elle n’eut pas ce plaisir ; celle du domestique qu’elle trouva occupé à allumer les bougies et à servir le souper était, comme celle du docteur, couverte d’un masque noir, qui semblait être l’uniforme des Invisibles. C’était un vieux serviteur, en perruque lisse et roide comme du laiton, proprement vêtu d’un habit complet couleur pomme d’amour.

« Je demande humblement pardon à Madame, dit-il d’une voix cassée, de me présenter devant elle avec ce visage-là. C’est ma consigne, et il ne m’appartient pas d’en comprendre la nécessité. J’espère que Madame aura la bonté de s’y habituer, et qu’elle daignera ne pas avoir peur de moi. Je suis aux ordres de Madame. Je m’appelle Matteus. Je suis à la fois gardien de ce pavillon, directeur du jardin, maître d’hôtel et valet de chambre. On m’a dit que Madame, ayant beaucoup voyagé, avait un peu l’habitude de se servir toute seule ; que, par exemple, elle n’exigerait peut-être pas l’aide d’une femme.