Il était voûté par l’âge ; quelques mèches argentées s’échappaient de dessous sa toque. Sa voix était cassée et tremblante. L’aspect de la vieillesse changea en respectueuse déférence la crainte dont ne pouvait se défendre Consuelo à l’approche d’un Invisible.
« Écoute-moi bien, lui dit-il, en lui faisant signe de s’asseoir sur un escabeau à quelque distance. Tu comparais ici devant ton confesseur. Je suis le plus vieux du conseil, et le calme de ma vie entière m’a rendu l’esprit aussi chaste que le plus chaste des prêtres catholiques. Je ne mens pas. Veux-tu me récuser cependant ? tu es libre.
– Je vous accepte, répondit Consuelo, pourvu, toutefois, que ma confession n’implique pas celle d’autrui.
– Vain scrupule ! reprit le vieillard. Un écolier ne révèle pas à un pédant la faute de son camarade ; mais un fils se hâte d’avertir son père de celle de son frère, parce qu’il sait que le père réprime et corrige sans châtier. Du moins telle devrait être la loi de la famille. Tu es ici dans le sein d’une famille qui cherche la pratique de l’idéal. As-tu confiance ? »
Cette question, assez arbitraire dans la bouche d’un inconnu, fut faite avec tant de douceur et d’un son de voix si sympathique, que Consuelo, entraînée et attendrie subitement, répondit sans hésiter :
« J’ai pleine confiance.
– Écoute encore, reprit le vieillard. Tu as dit, la première fois que tu as comparu devant nous, une parole que nous avons recueillie et pesée : “C’est une étrange torture morale pour une femme que de se confesser hautement devant huit hommes.” Ta pudeur a été prise en considération. Tu ne te confesseras qu’à moi, et je ne trahirai pas tes secrets. Il m’a été donné plein pouvoir, quoique je ne sois dans le conseil au-dessus de personne, de te diriger dans une affaire particulière d’une nature délicate, et qui n’a qu’un rapport indirect avec celle de ton initiation. Me répondras-tu sans embarras ? Mettras-tu ton cœur à nu devant moi ?
– Je le ferai.
– Je ne te demanderai rien de ton passé. On te l’a dit, ton passé ne nous appartient pas ; mais on t’a avertie de purifier ton âme dès l’instant qui a marqué le commencement de ton adoption. Tu as dû faire tes réflexions sur les difficultés et les conséquences de cette adoption ; ce n’est pas à moi seul que tu en dois compte : il s’agit d’autre chose entre toi et moi. Réponds donc.
– Je suis prête.
– Un de nos enfants a conçu de l’amour pour toi. Depuis huit jours, réponds-tu à cet amour ou le repousses-tu ?
– Je l’ai repoussé dans toutes mes actions.
– Je le sais. Tes moindres actions nous sont connues. Je te demande le secret de ton cœur, et non celui de ta conduite. »
Consuelo sentit ses joues brûlantes et garda le silence.
« Tu trouves ma question bien cruelle. Il faut répondre cependant. Je ne veux rien deviner. Je dois connaître et enregistrer.
– Et bien, j’aime ! » répondit Consuelo, emportée par le besoin d’être vraie.
Mais à peine eut-elle prononcé ce mot avec audace, qu’elle fondit en larmes. Elle venait de renoncer à la virginité de son âme.
« Pourquoi pleures-tu ? reprit le confesseur avec douceur. Est-ce de honte ou de repentir ?
– Je ne sais. Il me semble que ce n’est pas de repentir ; j’aime trop pour cela.
– Qui aimes-tu ?
– Vous le savez, moi je ne le sais pas.
– Mais si je l’ignorais ! Son nom ?
– Liverani.
– Ce n’est le nom de personne. Il est commun à tous ceux de nos adeptes qui veulent le porter et s’en servir : c’est un nom de guerre, comme tous ceux que la plupart de nous portent dans leurs voyages.
– Je ne lui en connais pas d’autres, et ce n’est pas de lui que je l’ai appris.
– Son âge ?
– Je ne le lui ai pas demandé.
– Sa figure ?
– Je ne l’ai pas vue.
– Comment le reconnaîtrais-tu ?
– Il me semble qu’en touchant sa main je le reconnaîtrais.
– Et si l’on remettait ton sort à cette épreuve, et que tu vinsses à te tromper ?
– Ce serait horrible.
– Frémis donc de ton imprudence, malheureuse enfant ! ton amour est insensé.
– Je le sais bien.
– Et tu ne le combats pas dans ton cœur ?
– Je n’en ai pas la force.
– En as-tu le désir ?
– Pas même le désir.
– Ton cœur est donc libre de toute autre affection ?
– Entièrement.
– Mais tu es veuve ?
– Je crois l’être.
– Et si tu ne l’étais pas ?
– Je combattrais mon amour et je ferais mon devoir.
– Avec regret ? avec douleur ?
– Avec désespoir peut-être. Mais je le ferais.
– Tu n’as donc pas aimé celui qui a été ton époux ?
– Je l’ai aimé d’amitié fraternelle ; j’ai fait tout mon possible pour l’aimer d’amour.
– Et tu ne l’as pas pu ?
– Maintenant que je sais ce que c’est qu’aimer, je puis dire non.
– N’aie donc pas de remords ; l’amour ne s’impose pas. Tu crois aimer ce Liverani ? sérieusement, religieusement, ardemment ?
– Je sens tout cela dans mon cœur, à moins qu’il n’en soit indigne !...
– Il en est digne.
– Ô mon père ! s’écria Consuelo transportée de reconnaissance et prête à s’agenouiller devant le vieillard.
– Il est digne d’un amour immense autant qu’Albert lui-même ! mais il faut renoncer à lui.
– C’est donc moi qui n’en suis pas digne ? répondit Consuelo douloureusement.
– Tu en serais digne, mais tu n’es pas libre.
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