Nous ne faisons que nous répéter l’un à l’autre ce dont nous sommes, je le crois, vivement pénétrés et loyalement persuadés tous les deux. Pourquoi et comment nous tromperions-nous ? Nous ne nous connaissons pas ; nous ne nous connaîtrons peut-être jamais. Étrange fatalité ! nous nous aimons pourtant, et nous ne pouvons pas plus nous expliquer les causes premières de cet amour qu’en prévoir les fins mystérieuses. Tenez, je m’abandonne à votre parole, à votre honneur ; je ne combats point le sentiment que vous m’inspirez. Ne me laissez pas m’abuser moi-même. Je ne vous demande au monde qu’une chose, c’est de ne pas feindre de m’aimer, c’est de ne jamais me revoir si vous ne m’aimez pas ; c’est de m’abandonner à mon sort, quel qu’il soit, sans craindre que je vous accuse ou que je vous maudisse pour cette rapide illusion de bonheur que vous m’aurez donnée. Il me semble que ce que je vous demande là est si facile ! Il est des instants où je suis effrayée, je vous le confesse, de l’aveugle confiance qui me pousse vers vous. Mais dès que vous paraissez, dès que ma main est dans la vôtre, ou quand je regarde votre écriture (votre écriture qui est pourtant contrefaite et tourmentée, comme si vous ne vouliez pas que je puisse connaître de vous le moindre indice extérieur et visible) ; enfin, quand j’entends seulement le bruit de vos pas, toutes mes craintes s’évanouissent, et je ne puis pas me défendre de croire que vous êtes mon meilleur ami sur la terre. Mais pourquoi vous cacher ainsi ? Quel effrayant secret couvrent donc votre masque et votre silence ? Vous ai-je vu ailleurs ? Dois-je vous craindre et vous repousser le jour où je saurai votre nom, où je verrai vos traits ? Si vous m’êtes absolument inconnu, comme vous me l’avez écrit, d’où vient que vous obéissez si aveuglément à la loi étrange des Invisibles, lorsque vous m’écrivez pourtant aujourd’hui que vous êtes prêt à vous en affranchir pour me suivre au bout du monde ? Et si je l’exigeais, pour fuir avec vous, que vous n’eussiez plus de secrets pour moi, ôteriez-vous ce masque ? me parleriez-vous ? Pour arriver à vous connaître, il faut, dites-vous, que je m’engage... à quoi ? que je me lie par des serments aux Invisibles ?... Mais pour quelle œuvre ? Quoi ! il faut que les yeux fermés, la conscience muette, et l’esprit dans les ténèbres, je donne et j’abandonne ma volonté, comme vous l’avez fait vous-même du moins avec connaissance de cause ? Et pour me décider à ces actes inouïs d’un dévouement aveugle, vous ne ferez pas la plus légère infraction aux règlements de votre ordre ! Car, je le vois bien, vous appartenez à un de ces ordres mystérieux qu’on appelle ici sociétés secrètes, et qu’on dit être nombreuses en Allemagne. À moins que ce ne soit tout simplement un complot politique contre... comme on me le disait à Berlin. Eh bien, quoi que ce soit, si on me laisse la liberté de refuser quand on m’aura instruite de ce qu’on exige de moi, je m’engagerai par les plus terribles serments à ne jamais rien révéler. Puis-je faire plus sans être indigne de l’amour d’un homme qui pousse le scrupule et la fidélité à son serment jusqu’à ne pas vouloir me faire entendre ce mot que j’ai prononcé moi-même, au mépris de la prudence et de la pudeur imposées à mon sexe : Je vous aime !

 

Consuelo mit cette lettre dans un livre qu’elle alla déposer dans le jardin au lieu indiqué ; puis elle s’éloigna à pas lents, et se tint longtemps cachée dans le feuillage, espérant voir arriver le chevalier, et tremblant de laisser là cet aveu de ses plus intimes sentiments, qui pouvait tomber dans des mains étrangères. Cependant, comme les heures s’écoulaient sans que personne parût, et qu’elle se souvenait de ces paroles de la lettre de l’inconnu : « J’irai prendre votre réponse durant votre sommeil », elle jugea qu’elle devait se conformer en tout à ses avis, et se retira dans son appartement où, après mille rêveries agitées, tour à tour pénibles et délicieuses, elle finit par s’endormir au bruit incertain de la musique du bal qui recommençait, des fanfares qui sonnèrent durant le souper, et du roulement lointain des voitures qui annonça, au lever de l’aube, le départ des nombreux hôtes de la résidence.

À neuf heures précises, la recluse entra dans la salle où elle prenait ses repas, qu’elle y trouvait toujours servis avec une exactitude scrupuleuse et une recherche digne du local. Matteus se tenait debout derrière sa chaise, dans l’attitude respectueusement flegmatique qui lui était habituelle. Consuelo venait de descendre au jardin. Le chevalier était venu prendre sa lettre, car elle n’était plus dans le livre. Mais Consuelo avait espéré trouver une nouvelle lettre de lui et elle l’accusait déjà de mettre de la tiédeur dans leur correspondance. Elle se sentait inquiète, excitée, et un peu poussée à bout par l’immobilité de la vie qu’on semblait s’obstiner à lui faire. Elle se décida donc à s’agiter au hasard pour voir si elle ne hâterait pas le cours des événements lentement préparés autour d’elle. Précisément ce jour-là, pour la première fois, Matteus était sombre et taciturne.

« Maître Matteus, dit-elle avec une gaieté forcée, je vois à travers votre masque que vous avez les yeux battus et le teint fatigué ; vous n’avez guère dormi cette nuit.

– Madame me fait trop d’honneur de vouloir bien me railler, répondit Matteus avec un peu d’aigreur ; mais comme madame a le bonheur de vivre le visage découvert, je suis plus à portée de voir qu’elle m’attribue la fatigue et l’insomnie dont elle a souffert elle-même cette nuit.

– Vos miroirs parlants m’ont dit cela avant vous, monsieur Matteus : je sais que je suis fort enlaidie, et je pense que je le serai bientôt davantage si l’ennui s’obstine à me consumer.

– Madame s’ennuie ? reprit Matteus du ton dont il eût dit “Madame a sonné !”

– Oui, Matteus, je m’ennuie énormément, et je commence à ne pouvoir plus supporter cette réclusion. Comme on ne m’a fait ni l’honneur d’une visite, ni celui d’une lettre, je présume qu’on m’a oubliée ici ; et puisque vous êtes la seule personne qui veuille bien n’en pas faire autant, je crois qu’il m’est permis de vous dire que je commence à trouver ma situation embarrassante et bizarre.

– Je ne peux pas me permettre de juger la situation de Madame, répondit Matteus ; mais il me semblait que Madame avait reçu, il n’y a pas longtemps, une visite et une lettre ?

– Qui vous a dit pareille chose, maître Matteus ? s’écria Consuelo en rougissant.

– Je le dirais, répondit-il d’un ton ironiquement patelin, si je ne craignais d’offenser Madame, et de l’ennuyer en me permettant de causer avec elle.

– Si vous étiez mon domestique, maître Matteus, j’ignore quels airs de grandeur je pourrais prendre avec vous ; mais comme jusqu’à présent je n’ai guère eu d’autre serviteur que moi-même, et que, d’ailleurs, vous me paraissez être ici mon gardien encore plus que mon majordome, je vous engage à causer, si cela vous plaît, autant que les autres jours. Vous avez trop d’esprit ce matin pour m’ennuyer.

– C’est que Madame s’ennuie trop elle-même pour être difficile en ce moment. Je dirai donc à Madame qu’il y a eu cette nuit grande fête au château.

– Je le sais, j’ai entendu le feu d’artifice et la musique.

– Alors, une personne qui est fort surveillée ici depuis l’arrivée de Madame, a cru pouvoir profiter du désordre et du bruit pour s’introduire dans le parc réservé, au mépris de la défense la plus sévère. Il en est résulté un événement fâcheux... Mais je crains de causer quelque chagrin à Madame en le lui apprenant.

– Je crois maintenant le chagrin préférable à l’ennui et à l’inquiétude. Dites donc vite, monsieur Matteus ?

– Eh bien, madame, j’ai vu conduire en prison, ce matin, le plus aimable, le plus jeune, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus spirituel, le plus grand de tous mes maîtres, le chevalier de Liverani.

– Liverani ? Qui s’appelle Liverani ? s’écria Consuelo, vivement émue. En prison, le chevalier ? Dites-moi !...