J’ouvris la porte.
Et de fait, mon maître était là, une bougie à la main. Le courant d’air provoqué par la porte s’ouvrant brusquement couronna la flamme d’une lueur bleue, et derrière lui son ombre tremblotante se détachant comme pétrifiée, gigantesque, de sa silhouette, chancelait comme un homme ivre, à droite et à gauche, sur le mur. Mais lui aussi, lorsqu’il me vit, fit un mouvement ; il se replia sur lui-même, comme quelqu’un qui, surpris dans son sommeil par un souffle d’air inattendu, tire sur lui involontairement sa couverture en frissonnant. Puis il recula, tandis que la bougie vacillait dans sa main, en laissant tomber des gouttes.
Je tremblais, mortellement effrayé. Je ne pus que balbutier : « Qu’avez-vous ? » Il me regarda sans parler ; quelque chose, à lui aussi, lui ôtait la parole. Enfin il posa la bougie sur la commode, et aussitôt le jeu des ombres qui flottaient dans l’espace à la manière d’une chauve-souris s’apaisa. Enfin il balbutia : « Je voulais… je voulais… »
De nouveau la voix lui manqua. Il était là, debout, les yeux baissés, comme un voleur pris sur le fait. Cette angoisse, cette attitude, moi en chemise, tremblant de froid, et lui recroquevillé sur lui-même et rendu hagard par la honte, étaient insupportables.
Soudain la faible silhouette se secoua. Elle s’approcha de moi : un sourire, méchant et faunesque, un sourire qui luisait comme une menace, uniquement dans ses yeux, tandis que ses lèvres étaient étroitement pincées, un sourire se posa sur moi en ricanant, tel un masque étrange, et pendant un instant resta comme figé ; puis une voix, pointue comme la langue bifide d’un serpent, fit entendre : « Je voulais seulement vous dire… qu’il vaut mieux renoncer à nous tutoyer… ce… ce… ce serait incorrect entre un poulain et son maître… comprenez-vous… il faut garder les distances… les distances… les distances… »
Et en même temps, il me regardait avec une telle haine, avec une méchanceté si offensante, pareille à un soufflet, que sa main se crispait malgré lui, comme des griffes. Je fis en chancelant un mouvement de recul. Était-il fou ? Était-il ivre ? Il était là, le poing serré, comme s’il voulait se jeter sur moi ou me frapper au visage.
Mais cette chose horrible ne dura qu’une seconde ; ce regard agressif rentra précipitamment sous ses paupières. Il se retourna, murmura quelque chose qui ressemblait à une excuse et saisit la bougie. Comme un diable noir et empressé, l’ombre, déjà repliée sur le sol se remit à bouger et précéda le professeur, en tourbillonnant vers la porte. Puis il s’en alla lui-même avant que j’eusse la force de trouver un seul mot. La porte se referma avec violence ; et l’escalier cria lourd et douloureux sous ses pas, qui paraissaient précipités.
Je n’oublierai pas cette nuit ; une colère froide alternait en moi sauvagement avec un désarroi brûlant et désespéré. Comme des fusées, mes pensées traversaient mon cerveau, fonçant pêle-mêle. Pourquoi me martyrise-t-il ? me demandai-je cent fois dans le tourment qui me dévorait. Pourquoi me hait-il tellement que la nuit, il monte exprès l’escalier, en cachette, uniquement pour me lancer au visage, avec tant d’animosité, une pareille offense ? Que lui avais-je fait ? Que fallait-il maintenant que je fisse ? Comment l’apaiser, puisque j’ignorais en quoi je l’avais blessé ? Je me jetai tout brûlant dans mon lit ; je me levai, je m’enfouis de nouveau sous la couverture ; mais toujours cette image fantomale se dressait devant moi : mon maître arrivant furtivement et troublé par ma présence, avec derrière lui, étrange et énigmatique, cette ombre monstrueuse qui vacillait sur le mur.
Le lendemain matin, lorsque, après un bref et faible assoupissement, je me réveillai, je me persuadai d’abord que j’avais rêvé. Mais sur la commode étaient collées encore, rondes et jaunes, les taches de stéarine qui avaient coulé de la bougie. Et au milieu de la chambre, inondée de lumière, mon affreux souvenir ne pouvait s’empêcher de me montrer sans cesse l’hôte de cette nuit, qui s’y était glissé comme un voleur.
Je ne sortis pas de la matinée. La crainte de le rencontrer paralysait toutes mes forces. J’essayai d’écrire, de lire, je n’arrivais à rien ; mes nerfs étaient comme minés : à chaque instant ils menaçaient d’éclater en accès convulsif, en sanglots et en hurlements. Je voyais mes propres doigts trembler bizarrement, comme des feuilles dans un arbre. J’étais incapable de les maintenir en repos, et mes jarrets fléchissaient, comme si les tendons avaient été coupés. Que faire ? Que faire ? Je me le demandai jusqu’à en être épuisé ; le sang bouillonnait déjà dans mes tempes et il cernait de bleu mon regard. Mais surtout, ne pas sortir, ne pas descendre, ne pas le rencontrer subitement sans avoir repris assurance, sans que mes nerfs aient retrouvé leur force ! Je me rejetai sur le lit, affamé, sans m’être lavé, troublé, bouleversé, et de nouveau mes sens cherchèrent à deviner ce qui se passait derrière la mince cloison de maçonnerie : où se trouvait-il maintenant, que faisait-il, était-il éveillé comme moi, désespéré comme je l’étais ?
Midi arriva, et j’étais encore étendu sur le lit brûlant de mon désarroi, lorsque enfin j’entendis un pas dans l’escalier. Tous mes nerfs sonnèrent l’alarme ; mais ce pas était léger, insouciant, il parcourait dans son élan rapide deux marches à la fois ; déjà une main frappait à la porte. Je bondis et demandai sans ouvrir : « Qui est là ? – Pourquoi ne venez-vous donc pas déjeuner ? » répondit, d’un ton un peu fâché, sa femme. « Êtes-vous malade ? – Non, non, bredouillai-je avec embarras, j’arrive, j’arrive à l’instant. » Et il ne me resta plus qu’à enfiler mes vêtements et à descendre.
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