C’était là encore l’école à laquelle je croyais avoir heureusement échappé, c’était la salle de classe que je retrouvais là, avec sa chaire surélevée et avec les puérilités d’une critique faite de vétilles : malgré moi, il me semblait que c’était du sable qui coulait hors des lèvres à peine ouvertes du « Conseiller Honoraire » qui professait là – tant étaient usées et monotones les paroles ressassées d’un cours, qui s’égrenaient dans l’air épais. Le soupçon, déjà sensible au temps de l’école, d’être tombé dans une morgue pour cadavres de l’esprit, où des mains indifférentes s’agitaient autour des morts en les disséquant, se renouvelait odieusement dans ce laboratoire de l’alexandrinisme devenu depuis longtemps une antiquaille ; et quelle intensité prenait cet instinct de défense dès qu’après l’heure de cours péniblement supportée je sortais dans les rues de la ville, dans ce Berlin de l’époque, qui tout surpris de sa propre croissance, débordant d’une virilité trop vite affirmée, faisait jaillir son électricité de toutes les pierres et de toutes les rues, et imposait irrésistiblement à chacun un rythme de fiévreuse pulsation qui, avec sa sauvage ardeur, ressemblait extrêmement à l’ivresse de ma propre virilité, dont je venais précisément de prendre conscience. Elle et moi, sortis brusquement d’un mode de vie petit-bourgeois, protestant, ordonné et borné, tous deux livrés prématurément à un tumulte tout nouveau de puissance et de possibilités, tous deux, la ville et le jeune garçon que j’étais, partant à l’aventure, nous vrombissions avec autant d’agitation et d’impatience qu’une dynamo. Jamais je n’ai aussi bien compris et aimé Berlin qu’à cette époque, car exactement comme dans ce chaud et ruisselant rayon de miel humain, chaque cellule de mon être aspirait à un élargissement soudain. – Où l’impatience d’une vigoureuse jeunesse aurait-elle pu se déployer aussi bien que dans le sein palpitant et brûlant de cette femme géante, dans cette cité impatiente et débordante de force ? Tout d’un coup elle s’empara de moi, je m’y plongeai, je descendis jusqu’au fond de ses veines ; ma curiosité parcourut hâtivement tout son corps de pierre et pourtant plein de chaleur – depuis le matin jusqu’à la nuit, je vagabondais dans les rues, j’allais jusqu’aux lacs, j’explorais tout ce qu’il y avait là de caché : vraiment l’ardeur avec laquelle, au lieu de m’occuper de mes études, je m’abandonnais aux aventures de cette existence toujours en quête de sensations nouvelles, était celle d’un possédé. Mais dans ces excès, je ne faisais qu’obéir à une particularité de ma nature : dès mon enfance, incapable de m’intéresser à plusieurs choses à la fois, j’étais d’une indifférence radicale pour tout ce qui n’était pas la chose qui m’occupait ; toujours et partout mon activité s’est déployée suivant une seule ligne, et encore aujourd’hui, dans mes travaux, je mords en général à un problème avec un tel acharnement que je ne le lâche pas avant de sentir dans ma bouche les dernières bribes, les derniers restes de sa moelle.

Alors, dans ce Berlin, le sentiment de la liberté devint pour moi un enivrement si puissant que je ne supportais même pas la claustration passagère des cours magistraux de la Faculté, ni même la clôture de ma propre chambre. Tout ce qui ne m’apportait pas une aventure m’apparaissait temps perdu. Et le provincial tout nouvellement débarrassé du licol du collège et qui n’était qu’un béjaune, montait sur ses grands chevaux pour avoir l’air bien viril : je fréquentai une association d’étudiants, je cherchai à acquérir dans mes manières (timides en réalité) quelque chose de la fatuité et de la morgue des étudiants au visage balafré ; au bout de huit jours d’initiation à peine, je jouais au fanfaron de la grande ville et de la Grande-Allemagne ; j’appris avec une rapidité étonnante, comme un véritable miles gloriosus, la vanité et la fainéantise des piliers de cafés. Naturellement, ce chapitre de la virilité comprenait aussi les femmes, ou plutôt les “femelles”, comme nous disions dans notre insolence d’étudiant ; et à cet égard il se trouvait fort à propos que j’étais particulièrement joli garçon. De haute taille, svelte, avec encore aux joues le hâle de la mer, souple et adroit dans chacun de mes mouvements, j’avais beau jeu en face des pâles « calicots », desséchés comme des harengs par l’atmosphère de leurs comptoirs, qui comme nous se mettaient en campagne tous les dimanches, en quête de butin, à travers les salles de danse de Halensee et de Hundekehle (qui à cette époque étaient encore en dehors de l’agglomération). Tantôt c’était une servante du Mecklembourg, blonde comme les blés, avec une peau d’une blancheur de lait, encore excitée par la danse, que j’entraînais dans ma chambre quelques instants avant la fin de sa journée de sortie ; tantôt c’était une nerveuse et pétulante petite juive de Posen, qui vendait des bas chez Tietz, – butin conquis en général aisément, et vite abandonné aux camarades. Mais dans cette facilité inattendue des conquêtes, il y avait pour moi qui n’étais hier encore qu’un collégien craintif, une nouveauté enivrante ; ces succès faciles accrurent mon audace, et petit à petit je ne considérai plus la rue que comme un terrain de chasse pour ces aventures laissées entièrement au hasard et qui n’étaient plus qu’une sorte de sport. Un jour que, suivant ainsi la piste d’une jolie fille, j’arrivais Unter den Linden et, tout à fait par hasard, devant l’Université, je ris malgré moi en songeant depuis combien de temps je n’avais pas franchi ce seuil respectable. Par bravade j’y entrai, avec un ami de mon acabit ; nous ne fîmes que pousser la porte et nous vîmes (spectacle d’un ridicule incroyable) cent cinquante dos penchés sur les bancs, comme des scribes, et semblant joindre leurs litanies à celles que psalmodiait une barbe blanche. Et aussitôt je refermai la porte, laissant s’écouler sur les épaules de ces laborieux le ruisselet de cette morne éloquence, et je regagnai fièrement, avec mon camarade, l’allée ensoleillée. Il y a des moments où il me semble que jamais jeune homme ne gaspilla son temps plus sottement que je ne le fis pendant ces mois-là. Je ne lus pas le moindre livre ; je suis certain de n’avoir alors ni dit une seule parole raisonnable, ni conçu une véritable pensée. D’instinct je fuyais toute société cultivée, afin de pouvoir sentir plus fortement, dans mon corps qui s’était révélé, la saveur de la nouveauté et des plaisirs jusque-là défendus. Il se peut que cette façon de s’enivrer de sa propre sève et d’être enragé contre soi-même à perdre son temps fasse partie, dans une certaine mesure, des exigences d’une jeunesse vigoureuse, brusquement livrée à elle-même ; cependant, l’acharnement particulier que j’y mettais, rendait déjà dangereuse cette sorte de paresse crasse, et il est fort probable que je serais tombé complètement dans la fainéantise ou dans l’abêtissement, si un hasard ne m’avait pas retenu soudain sur la pente de la chute intérieure.

Ce hasard (que ma gratitude aujourd’hui qualifie d’heureux) consista en ceci que mon père fut appelé à l’improviste à Berlin, pour une seule journée, à une conférence des proviseurs au ministère. En pédagogue de profession, il profita de l’occasion pour se rendre compte de ce que je faisais sans m’annoncer sa venue, et pour me surprendre ainsi au moment où je m’y attendais le moins. Cette attaque par surprise réussit parfaitement. Comme la plupart du temps, ce soir-là, dans ma médiocre chambre d’étudiant au nord de la ville (l’entrée était dans la cuisine de ma propriétaire, derrière un rideau), j’avais avec moi une jeune femme en visite tout à fait intime, lorsque j’entendis frapper à la porte. Supposant que c’était un camarade, je grognai de mauvaise humeur : « Je ne suis pas visible. » Au bout d’un court moment les coups frappés à la porte se renouvelèrent, une fois, deux fois, et puis avec une impatience non dissimulée, une troisième fois. Avec colère j’enfilai mon pantalon pour envoyer promener sans ménagement l’impertinent gêneur ; et ainsi, la chemise à moitié ouverte, les bretelles pendantes, les pieds nus, j’ouvris violemment la porte et aussitôt, comme atteint d’un coup de poing sur la tempe, je reconnus dans l’obscurité de l’entrée la silhouette de mon père. De sa figure, je n’apercevais dans l’ombre guère plus que les verres des lunettes, aux reflets étincelants. Mais la vue de cette silhouette suffit déjà pour que l’injure que je tenais toute prête se coinçât comme une arête, dans mon gosier qui se serra : pendant un moment je restai comme étourdi. Puis (atroce seconde !) il me fallut le prier humblement d’attendre quelques minutes dans la cuisine, « le temps de mettre de l’ordre dans ma chambre ». Comme je viens de le dire, je ne voyais pas sa figure, mais je sentais qu’il comprenait. Je le sentais à son silence, à la façon contrainte dont, sans me tendre la main, il entra dans la cuisine, derrière le rideau, avec un geste de répulsion. Et là, devant le fourneau qui sentait le café réchauffé et les navets, le vieil homme dut attendre, debout pendant dix minutes – dix minutes aussi humiliantes pour moi que pour lui –, pendant que je tirais la fille du lit, la faisais se rhabiller à la hâte et la conduisais hors de l’appartement, en passant devant mon père qui malgré lui entendait tout.