Des maîtres chanteurs s’étaient attachés à ses talons ; l’un d’eux pendant des mois l’avait suivi pas à pas, jusqu’à la Faculté ; il s’était assis insolemment au premier rang de ses auditeurs et avec un sourire de gredin il regardait le professeur connu de toute la ville, qui, tremblant sous ces clins d’œil, avait une peine extrême à arriver au bout de son cours. Une fois (mon cœur s’arrêta lorsqu’il me confessa ce fait) il avait été arrêté à minuit par la police à Berlin, avec toute une clique, dans un bar mal famé ; arborant ce sourire avantageux et ironique du subalterne qui, pour une fois, peut faire l’important aux dépens d’un intellectuel, un agent de police, gras et rubicond, nota sur son carnet le nom et la profession du pauvre professeur là devant lui, tout tremblant, en lui signifiant finalement, à titre de grâce, que pour cette fois-ci il était relâché sans amende, mais que désormais son nom resterait inscrit sur la liste spéciale. Et de même que le vêtement d’un homme qui s’est assis longtemps dans un endroit puant le mauvais alcool finit par en conserver l’odeur, de même il était forcé qu’ici, dans sa propre ville, on se mît peu à peu, sans savoir d’où cela venait, à chuchoter sur son compte ; car tout comme autrefois parmi ses camarades de classe, c’était maintenant parmi ses collègues que les conversations et les saluts devenaient ostensiblement de plus en plus froids, jusqu’à ce qu’ici aussi une cage de verre transparent finît par séparer de tout le monde cet homme étrange et toujours solitaire. Et jusque dans la retraite de sa maison farouchement fermée, il se sentait encore épié et démasqué.
Mais jamais ce cœur torturé et angoissé n’avait connu la faveur d’une amitié pure et noble, la tendresse d’une amitié virile située au-delà des sens : toujours il lui fallait distinguer dans ses sentiments entre une partie réservée aux relations élevées, aux douces aspirations et au commerce avec les jeunes compagnons intellectuels de la Faculté et l’autre plongeant dans les ténèbres de ces « conquêtes » dont le lendemain matin, il ne se souvenait plus qu’en frissonnant. Jamais cet homme déjà vieillissant n’avait vu un attachement pur, un adolescent à l’âme généreuse se donner à lui et, épuisé par les désillusions, les nerfs déchirés par cette chasse à travers les fourrés épineux, il pensait déjà avec résignation que son existence n’était plus qu’une ruine. Voici qu’alors, in extremis, un jeune homme entra passionnément dans sa vie, s’offrant avec joie lui-même, dans ses paroles et dans son être, au professeur vieilli, dirigeant toute son ardeur vers lui qui, vaincu et sans comprendre, était effrayé de ce miracle qu’il n’espérait plus – ne se sentait plus digne d’un don si pur et offert d’une manière si ingénue. Encore une fois était venu vers lui un messager de jeunesse, une figure de beauté au tempérament passionné, brûlant pour lui d’un feu spirituel, tendrement attaché à lui par les liens de la sympathie, désireux de son amitié et inconscient du danger qu’il courait. Portant dans son âme candide le flambeau d’Éros, hardi et ne se doutant de rien, comme Parsifal, le Fol, il se penchait sur la blessure empoisonnée, ignorant de l’enchantement et ne sachant pas que déjà sa venue apportait la guérison : lui, si longtemps attendu, toute une vie, trop tard, à la dernière heure du soir tombant il entra dans la maison.
Et pendant la description de cette figure, la voix elle aussi sortait de l’obscurité. Une lumière semblait la purifier ; une tendresse profonde mettait en elle les ailes de la musique, tandis que cette bouche éloquente parlait de ce jeune homme, le tardif bien-aimé. Je tremblais d’émotion, de sympathie et de bonheur, mais soudain mon cœur ressentit comme un coup de marteau. Car ce jeune homme ardent dont parlait mon maître, c’était… (la pudeur empourprait mes joues)… c’était moi-même : je voyais mon image se détacher sur le fond d’un miroir brûlant, enveloppée d’un éclat d’amour tellement inouï que son reflet suffisait à m’embraser. Oui, c’était moi – je me reconnaissais toujours mieux, ma manière d’être, pressante et enthousiaste, ce désir fanatique de m’approcher de lui, cette extase passionnée à qui l’intellect ne suffisait pas ; moi, le jeune homme sauvage et fou, ignorant de sa puissance, qui avait encore une fois rouvert dans cet être tari la source féconde de la création et qui encore une fois avait allumé dans son âme le flambeau d’Éros que sa lassitude avait déjà laissé tomber. Avec étonnement je voyais maintenant ce que j’avais été pour lui, moi le garçon timide dont il aimait l’enthousiasme pressant, comme la plus divine surprise de son âge mûr. Et en frissonnant, je me rendais compte aussi des luttes surhumaines que sa volonté avait dû soutenir à cause de moi, car de moi précisément, qu’il aimait d’un amour pur, il ne voulait recevoir ni raillerie ni brutale rebuffade, ni sentir en moi le frisson de la chair offensée ; il ne voulait pas livrer à ses sens, pour un jeu lascif, cette dernière faveur d’un destin ennemi. C’est pourquoi il opposait à mes efforts une résistance si acharnée, en même temps qu’il versait sur mon sentiment débordant le jet brusque d’une glaciale ironie ; c’est pourquoi les épanchements de son amitié se muaient soudain en une dureté factice et qu’il refrénait la tendresse enveloppante de sa main. C’est seulement à cause de moi qu’il se contraignait à tous ces mouvements inamicaux destinés à refroidir mon enthousiasme et à le protéger lui-même, et qui pendant des semaines troublaient mon âme. Maintenant je comprenais avec une atroce clarté ce qu’avait été le sauvage chaos de cette nuit où, somnambule de ses sens tout-puissants, il avait monté l’escalier grinçant, pour ensuite se sauver lui-même et sauver notre amitié, par un mot d’offense. Et à la fois frémissant, ému, agité comme dans la fièvre et fondant de compassion, je compris combien il avait souffert à cause de moi et quel héroïsme il avait déployé pour se dompter.
Cette voix dans l’obscurité, cette voix dans les ténèbres, ah ! comme je la sentais pénétrer très loin, tout au fond de ma poitrine ! Un accent résonnait en elle comme je n’en avais jamais entendu auparavant, et jamais depuis – un accent venu de profondeurs que n’atteint point le destin moyen. Un être humain ne pouvait parler de la sorte qu’une seule fois dans sa vie à un être humain, pour se taire ensuite à jamais comme il est dit dans la légende du cygne qui seulement en mourant peut, une unique fois, hausser jusqu’au chant son cri rauque. Et j’accueillais en moi cette voix qui montait, chaude, enflammée et pénétrante, je frémissais douloureusement, comme une femme reçoit un homme dans son être…
Brusquement, cette voix se tut et il n’y eut plus entre nous que l’obscurité. Je savais qu’il était près de moi. Je n’avais qu’à remuer ma main et en la tendant, je l’aurais touché. Et j’éprouvais un puissant désir de le consoler dans sa souffrance.
Mais il fit un mouvement. D’un seul coup, la lumière jaillit. Une figure lasse, vieillie, tourmentée se leva du siège ; un vieil homme épuisé vint lentement à moi. « Adieu, Roland… maintenant, plus un seul mot entre nous. Tu as bien fait de venir… et il est bon pour nous deux que tu t’en ailles… Adieu… et laisse-moi… te donner un baiser en cet instant d’adieu. »
Comme soulevé par une puissance magique, je chancelai vers lui. Cette clarté confuse qui d’habitude était comme arrêtée par une trouble fumée, brilla maintenant dans ses yeux : une flamme brûlante monta brusquement en eux. Il m’attira à lui, ses lèvres pressèrent avidement les miennes, en un geste nerveux, et dans une sorte de convulsion frémissante il serra mon corps contre lui.
Ce fut un baiser comme je n’en ai jamais reçu d’une femme, un baiser sauvage et désespéré comme un cri de mort. Son tremblement convulsif passa en moi.
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