C’est un flâneur.
Et les deux cousines continuèrent à plaisanter. Hortense riait comme lorsqu’on s’efforce de rire, car elle était envahie par un amour que toutes les jeunes filles ont subi, l’amour de l’inconnu, l’amour à l’état vague et dont les pensées se concrètent autour d’une figure qui leur est jetée par hasard, comme les floraisons de la gelée se prennent à des brins de paille suspendus par le vent à la marge d’une fenêtre. Depuis dix mois, elle avait fait un être réel du fantastique amoureux de sa cousine par la raison qu’elle croyait, comme sa mère, au célibat perpétuel de sa cousine ; et depuis huit jours, ce fantôme était devenu le comte Wenceslas Steinbock, le rêve avait un acte de naissance, la vapeur se solidifiait en un jeune homme de trente ans. Le cachet qu’elle tenait à la main, espèce d’Annonciation où le génie éclatait comme une lumière, eut la puissance d’un talisman. Hortense se sentait si heureuse, qu’elle se prit à douter que ce conte fût de l’histoire ; son sang fermentait, elle riait comme une folle pour donner le change à sa cousine.
— Mais il me semble que la porte du salon est ouverte, dit la cousine Bette, allons donc voir si monsieur Crevel est parti...
— Maman est bien triste depuis deux jours, le mariage dont il était question est sans doute rompu...
— Bah ! ça peut se raccommoder, il s’agit (je puis te dire cela) d’un conseiller à la Cour royale. Aimerais-tu être madame la présidente ? Va, si cela dépend de monsieur Crevel, il me dira bien quelque chose, et je saurai demain s’il y a de l’espoir !...
— Cousine, laisse-moi le cachet, demanda Hortense, je ne le montrerai pas... La fête de maman est dans un mois, je te le remettrai, le matin...
— Non, rends-le-moi... il y faut un écrin.
— Mais je le ferai voir à papa, pour qu’il puisse parler au ministre en connaissance de cause, car les autorités ne doivent pas se compromettre, dit-elle.
— Eh ! bien, ne le montre pas à ta mère, voilà tout ce que je le demande ; car si elle me connaissait un amoureux, elle se moquerait de moi...
— Je te le promets.
Les deux cousines arrivèrent sur la porte du boudoir au moment où la baronne venait de s’évanouir, et le cri poussé par Hortense suffit à la ranimer. La Bette alla chercher des sels. Quand elle revint, elle trouva la fille et la mère dans les bras l’une de l’autre, la mère apaisant les craintes de sa fille, et lui disant : — Ce n’est rien, c’est une crise nerveuse. — Voici ton père, ajouta-t-elle en reconnaissant la manière de sonner du baron, surtout ne lui parla pas de ceci...
Adeline se leva pour aller au-devant de son mari, dans l’intention de l’emmener au jardin, en attendant le dîner, de lui parler du mariage rompu, de le faire expliquer sur l’avenir, et d’essayer de lui donner quelques avis.
Le baron Hector Hulot se montra dans une tenue parlementaire et napoléonienne, car on distingue facilement les Impériaux (gens attachés à l’empire) à leur cambrure militaire, à leurs habits bleus à boutons d’or, boutonnés jusqu’en haut, à leurs cravates en taffetas noir, à la démarche pleine d’autorité qu’ils ont contractée dans l’habitude du commandement despotique exigé par les rapides circonstances où ils se sont trouvés. Chez le baron rien, il faut en convenir, ne sentait le vieillard : sa vue était encore si bonne qu’il lisait sans lunettes, sa belle figure oblongue, encadrée de favoris trop noirs, hélas ! offrait une carnation animée par les marbrures qui signalent les tempéraments sanguins ; et son ventre, contenu par une ceinture, se maintenait, comme dit Brillat-Savarin, au majestueux. Un grand air d’aristocratie et beaucoup d’affabilité servaient d’enveloppe au libertin avec qui Crevel avait fait tant de parties fines. C’était bien là un de ces hommes dont les yeux s’animent à la vue d’une jolie femme, et qui sourient à toutes les belles, même à celles qui passent et qu’ils ne reverront plus.
— As-tu parlé, mon ami ? dit Adeline en lui voyant un front soucieux.
— Non, répondit Hector ; mais je suis assommé d’avoir entendu parler pendant deux heures sans arriver à un vote... Ils font des combats de paroles où les discours sont comme des charges de cavalerie qui ne dissipent point l’ennemi ! on a substitué la parole à l’action, ce qui réjouit peu les gens habitués à marcher, comme je le disais au maréchal en le quittant. Mais c’est bien assez de s’être ennuyé sur les bancs des ministres, amusons-nous ici... Bonjour la Chèvre, bonjour Chevrette !
Et il prit sa fille par le cou, l’embrassa, la lutina, l’assit sur ses genoux, et lui mit la tête sur son épaule pour sentir cette belle chevelure d’or sur son visage.
— Il est ennuyé, fatigué, se dit madame Hulot, je vais l’ennuyer encore, attendons. — Nous restes-tu ce soir ?.. demanda-t-elle à haute voix.
— Non, mes enfants. Après le dîner je vous quitte, et si ce n’était pas le jour de la Chèvre, de mes enfants et de mon frère, vous ne m’auriez pas vu...
La baronne prit le journal, regarda les théâtres, et posa la feuille où elle avait lu Robert-le-Diable à la rubrique de l’Opéra. Josépha, que l’opéra italien avait cédée depuis six mois à l’Opéra français, chantait le rôle d’Alice. Cette pantomime n’échappa point au baron qui regarda fixement sa femme. Adeline baissa les yeux, sortit dans le jardin, et il l’y suivit.
— Voyons, qu’y a-t-il, Adeline ? dit-il en la prenant par la taille, l’attirant à lui et la pressant. Ne sais-tu pas que je t’aime plus que...
— Plus que Jenny Cadine et que Josépha ? répondit-elle avec hardiesse et en l’interrompant.
— Et qui t’a dit cela ? demanda le baron qui lâchant sa femme recula de deux pas.
— On m’a écrit une lettre anonyme que j’ai brûlée, et où l’on me disait, mon ami, que le mariage d’Hortense a manqué par suite de la gêne où nous sommes. Ta femme, mon cher Hector, n’aurait jamais dit une parole, elle a su tes liaisons avec Jenny Cadine, s’est-elle jamais plainte ? Mais la mère d’Hortense te doit la vérité...
Hulot, après un moment de silence terrible pour sa femme dont les battements de cœur s’entendaient, se décroisa les bras, la saisit, la pressa sur son cœur, l’embrassa sur le front et lui dit avec cette force exaltée que prête l’enthousiasme : — Adeline, tu es un ange, et je suis un misérable..
— Non ! non, répondit la baronne en lui mettant brusquement sa main sur les lèvres pour l’empêcher de dire du mal de lui-même.
— Oui, je n’ai pas un sou dans ce moment à donner à Hortense, et je suis bien malheureux ; mais puisque tu m’ouvres ainsi ton cœur, j’y puis verser des chagrins qui m’étouffaient... Si ton oncle Fischer est dans l’embarras, c’est moi qui l’y ai mis, il m’a souscrit pour vingt-cinq mille francs de lettres de change ! Et tout cela pour une femme qui me trompe, qui se moque de moi quand je ne suis pas là, qui m’appelle un vieux chat teint ! oh !... c’est affreux qu’un vice coûte plus cher à satisfaire qu’une famille à nourrir !... Et c’est irrésistible... Je te promettrais à l’instant de ne jamais retourner chez cette abominable israélite, si elle m’écrit deux lignes, j’irais, comme on allait au feu sous l’Empereur.
— Ne te tourmente pas, Hector, dit la pauvre femme au désespoir et oubliant sa fille à la vue des larmes qui roulaient dans les yeux de son mari. Tiens ! j’ai mes diamants, sauve avant tout mon oncle !
— Tes diamants valent à peine vingt mille francs, aujourd’hui.
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