Ce problème, effrayant par lui-même, devient horrible quand on voit que ces prétendues maisons ont pour ceinture un marais du côté de la rue de Richelieu, un océan de pavés moutonnants du côté des Tuileries, de petits jardins, des baraques sinistres du côté des galeries, et des steppes de pierre de taille et de démolitions du côté du vieux Louvre. Henri III et ses mignons qui cherchent leurs chausses, les amants de Marguerite qui cherchent leurs têtes, doivent danser des sarabandes au clair de la lune dans ces déserts dominés par la voûte d’une chapelle encore debout, comme pour prouver que la religion catholique si vivace en France, survit à tout. Voici bientôt quarante ans que le Louvre crie par toutes les gueules de ces murs éventrés, de ces fenêtres béantes : Extirpez ces verrues de ma face ! On a sans doute reconnu l’utilité de ce coupe-gorge, et la nécessité de symboliser au cœur de Paris l’alliance intime de la misère et de la splendeur qui caractérise la reine des capitales. Aussi ces ruines froides, au sein desquelles le journal des légitimistes a commencé la maladie dont il meurt, les infâmes baraques de la rue du Musée, l’enceinte en planches des étalagistes qui la garnissent, auront-elles la vie plus longue et plus prospère que celles de trois dynasties peut-être !

Dès 1823, la modicité du loyer dans des maisons condamnées à disparaître, avait engagé la cousine Bette à se loger là, malgré l’obligation que l’état du quartier lui taisait de se retirer avant la nuit close. Cette nécessité s’accordait d’ailleurs avec l’habitude villageoise qu’elle avait conservée de se coucher et de se lever avec le soleil, ce qui procure aux gens de la campagne de notables économies sur l’éclairage et le chauffage. Elle demeurait donc dans une des maisons auxquelles la démolition du fameux hôtel occupé par Cambacérès, a rendu la vue de la place.

Au moment où le baron Hulot mit la cousine de sa femme à la porte de cette maison, en lui disant : « Adieu, cousine ! » une jeune femme, petite, svelte, jolie, mise avec une grande élégance, exhalant un parfum choisi, passait entre la voiture et la muraille pour entrer aussi dans la maison. Cette dame échangea, sans aucune espèce de préméditation, un regard avec le baron, uniquement pour voir le cousin de la locataire ; mais le libertin ressentit cette vive impression, passagère chez tous les Parisiens, quand ils rencontrent une jolie femme qui réalise, comme disent les entomologistes, leur desiderata, et il mit avec une sage lenteur un de ses gants avant de remonter en voiture, pour se donner une contenance et pouvoir suivre de l’œil la jeune femme dont la robe était agréablement balancée par autre chose que par ces affreuses et frauduleuses sous-jupes en crinoline.

— Voilà, se disait-il, une gentille petite femme de qui je ferais volontiers le bonheur, car elle ferait le mien.

Quand l’inconnue eut atteint le palier de l’escalier qui desservait le corps de logis situé sur la rue, elle regarda la porte-cochère du coin de l’œil, sans se retourner positivement, et vit le baron cloué sur place par l’admiration, dévoré de désir et de curiosité. C’est comme une fleur que toutes les Parisiennes respirent avec plaisir, en la trouvant sur leur passage. Certaines femmes attachées a leurs devoirs, vertueuses et jolies, reviennent au logis assez maussades, lorsqu’elles n’ont pas fait leur petit bouquet pendant la promenade.

La jeune femme monta rapidement l’escalier. Bientôt une fenêtre de l’appartement du deuxième étage s’ouvrit, et la jeune femme s’y montra, mais en compagnie d’un monsieur dont le crâne pelé, dont l’œil peu courroucé révélaient un mari.

— Sont-elles fines et spirituelles ces créatures-là !... se dit le baron, elle m’indique ainsi sa demeure. C’est un peu trop vif, surtout dans ce quartier-ci. Prenons garde. Le directeur leva la tête quand il fut monté dans le milord, et alors la femme et le mari se retirèrent vivement, comme si la figure du baron eût produit sur eux l’effet mythologique de la tête de Méduse. — On dirait qu’ils me connaissent, pensa le baron. Alors, tout s’expliquerait. En effet, quand la voiture eut remonté la chaussée de la rue du Musée, il se pencha pour revoir l’inconnue, et il la trouva revenue à la fenêtre. Honteuse d’être prise à contempler la capote sous laquelle était son admirateur, la jeune femme se rejeta vivement en arrière. — Je saurai qui c’est par la Chèvre, se dit le baron.

L’aspect du Conseiller-d’État avait produit, comme on va le voir, une sensation profonde sur le couple.

— Mais c’est le baron Hulot, dans la direction de qui se trouve mon bureau ! s’écria le mari en quittant le balcon de la fenêtre.

— Eh ! bien, Marneffe, la vieille fille du troisième au fond de la cour qui vit avec ce jeune homme, est sa cousine ? Est-ce drôle que nous n’apprenions cela qu’aujourd’hui, et par hasard !

— Mademoiselle Fischer vivre avec un jeune homme !... répéta l’employé. C’est des cancans de portière, ne parlons pas si légèrement de la cousine d’un Conseiller-d’État qui fait la pluie et le beau temps au Ministère. Tiens, viens dîner, je t’attends depuis quatre heures !

La très-jolie madame de Marneffe, fille naturelle du comte de Montcornet, l’un des plus célèbres lieutenants de Napoléon, avait été mariée au moyen d’une dot de vingt mille francs à un employé subalterne du Ministère de la Guerre. Par le crédit de l’illustre lieutenant-général, maréchal de France dans les six derniers mois de sa vie, ce plumigère était arrivé à la place inespérée de premier commis dans son bureau ; mais, au moment d’être nommé sous-chef, la mort du maréchal avait coupé par le pied les espérances de Marneffe et de sa femme. L’exiguïté de la fortune du sieur Marneffe chez qui s’était déjà fondue la dot de mademoiselle Valérie Fortin, soit au payement des dettes de l’employé, soit en acquisitions nécessaires à un garçon qui se monte une maison, mais surtout les exigences d’une jolie femme habituée chez sa mère à des jouissances auxquelles elle ne voulut pas renoncer, avaient obligé le ménage à réaliser des économies sur le loyer. La position de la rue du Doyenné, peu éloignée du Ministère de la Guerre et du centre parisien, sourit à monsieur et à madame Marneffe qui, depuis environ quatre ans, habitaient la maison de mademoiselle Fischer.

Le sieur Jean-Paul-Stanislas Marneffe appartenait à cette nature d’employés qui résiste à l’abrutissement par l’espèce de puissance que donne la dépravation. Ce petit homme maigre, à cheveux et à barbe grêles, à figure étiolée, pâlotte, plus fatiguée que ridée, les yeux à paupières légèrement rougies et harnachées de lunettes, de piètre allure et de plus piètre maintien, réalisait le type que chacun se dessine d’un homme traduit aux assises pour attentat aux mœurs.

L’appartement occupé par ce ménage, type de beaucoup de ménages parisiens, offrait les trompeuses apparences de ce faux luxe qui règne dans tant d’intérieurs. Dans le salon, les meubles recouverts en velours de coton passé, les statuettes de plâtre jouant le bronze florentin, le lustre mal ciselé, simplement mis en couleur, à bobèches en cristal fondu ; le tapis dont le bon marché s’expliquait tardivement par la quantité de coton introduite par le fabricant, et devenue visible à l’œil nu, tout jusqu’aux rideaux qui vous eussent appris que le damas de laine n’a pas trois ans de splendeur, tout chantait misère comme un pauvre en haillons à la porte d’une église.

La salle à manger, mal soignée par une seule servante, présentait l’aspect nauséabond des salles à manger d’hôtel de province : tout y était encrassé, mal entretenu.

La chambre de monsieur, assez semblable à la chambre d’un étudiant, meublée de son lit de garçon, de son mobilier de garçon, flétri, usé comme lui-même, et faite une fois par semaine ; cette horrible chambre où tout traînait, où de vieilles chaussettes pendaient sur des chaises foncées de crin, dont les fleurs reparaissaient dessinées par la poussière, annonçait bien l’homme à qui son ménage est indifférent, qui vit au dehors, au jeu, dans les cafés ou ailleurs.

La chambre de madame faisait exception à la dégradante incurie qui déshonorait l’appartement officiel où les rideaux étaient partout jaunes de fumée et de poussière, où l’enfant, évidemment abandonné à lui-même, laissait traîner ses joujoux partout. Situés dans l’aile qui réunissait, d’un seul côté seulement, la maison bâtie sur le devant de la rue, au corps-de-logis adossé au fond de la cour à la propriété voisine, la chambre et le cabinet de toilette de Valérie, élégamment tendus en perse, à meubles en bois de palissandre, à tapis en moquette, sentaient la jolie femme, et, disons-le, presque la femme entretenue. Sur le manteau de velours de la cheminée s’élevait la pendule alors à la mode. On voyait un petit Dunkerque assez bien garni, des jardinières en porcelaine chinoise luxueusement montées.