En voyant les rideaux de soie, anciennement rouges, déteints en violet par l’action du soleil, et limés sur les plis par un long usage, un tapis d’où les couleurs avaient disparu, des meubles dédorés et dont la soie marbrée de taches était usée par bandes, des expressions de dédain, de contentement et d’espérance se succédèrent naïvement sur sa plate figure de commerçant parvenu. Il se regardait dans la glace, par-dessus une vieille pendule-Empire, en se passant lui-même en revue, quand le froufrou de la robe de soie lui annonça la baronne. Et il se remit aussitôt en position.

Après s’être jetée sur un petit canapé, qui certes avait été fort beau vers 1809, la baronne indiquant à Crevel un fauteuil dont les bras étaient terminés par des têtes de sphinx bronzées dont la peinture s’en allait par écailles en laissant voir le bois par places, lui fit signe de s’asseoir.

— Ces précautions que vous prenez, madame, seraient d’un charmant augure pour un...

— Un amant, répliqua-t-elle en interrompant le garde national.

— Le mot est faible, dit-il en plaçant sa main droite sur son cœur et roulant des yeux qui font presque toujours rire une femme quand elle leur voit froidement une pareille expression, amant ! amant ! dites ensorcelé ?

— Écoutez, monsieur Crevel, reprit la baronne trop sérieuse pour pouvoir rire, vous avez cinquante ans, c’est dix ans de moins que monsieur Hulot, je le sais ; mais, à mon âge, les folies d’une femme doivent être justifiées par la beauté, par la jeunesse, par la célébrité, par le mérite, par quelques-unes des splendeurs qui nous éblouissent au point de nous faire tout oublier, même notre âge. Si vous avez cinquante mille livres de rentes, votre âge contrebalance bien votre fortune ; ainsi de tout ce qu’une femme exige, vous ne possédez rien...

— Et l’amour ? dit le garde national en se levant et s’avançant, un amour qui...

— Non, monsieur, de l’entêtement ! dit la baronne en l’interrompant pour en finir avec cette ridiculité.

— Oui, de l’entêtement et de l’amour, reprit-il, mais aussi quelque chose de mieux, des droits...

— Des droits ? s’écria madame Hulot qui devint sublime de mépris, de défi, d’indignation. Mais, reprit-elle, sur ce ton, nous ne finirons jamais, et je ne vous ai pas demandé de venir ici pour causer de ce qui vous en a fait bannir malgré l’alliance de nos deux familles...

— Je l’ai cru...

— Encore ! reprit-elle. Ne voyez-vous pas, monsieur, à la manière leste et dégagée dont je parle d’amant, d’amour, de tout ce qu’il y a de plus scabreux pour une femme, que je suis parfaitement sûre de rester vertueuse ? Je ne crains rien, pas même d’être soupçonnée en m’enfermant avec vous. Est-ce là la conduite d’une femme faible ? Vous savez bien pourquoi je vous ai prié de venir !.

— Non, madame, répliqua Crevel en prenant un air froid.

Il se pinça les lèvres et se remit en position.

— Et bien ! je serai brève pour abréger notre mutuel supplice, dit la baronne Hulot en regardant Crevel.

Crevel fit un salut ironique dans lequel un homme du métier eût reconnu les grâces d’un ancien commis-voyageur.

— Notre fils a épousé votre fille...

— Et si c’était à refaire !... dit Crevel.

— Ce mariage ne se ferait pas, répondit vivement la baronne, je m’en doute. Néanmoins, vous n’avez pas à vous plaindre. Mon fils est non-seulement un des premiers avocats de Paris, mais encore le voici député depuis un an, et son début à la chambre est assez éclatant pour faire supposer qu’avant peu de temps il sera ministre. Victorin a été nommé deux fois rapporteur de lois importantes, et il pourrait déjà devenir, s’il le voulait, avocat-général à la Cour de Cassation. Si donc vous me donnez à entendre que vous avez un gendre sans fortune...

— Un gendre que je suis obligé de soutenir, reprit Crevel, ce qui me semble pis, madame. Des cinq cent mille francs constitués en dot à ma fille, deux cents ont passé, Dieu sait à quoi !... à payer les dettes de monsieur votre fils, à meubler mirobolamment sa maison, une maison de cinq cent mille francs qui rapporte à peine quinze mille francs, puisqu’il en occupe la plus belle partie, et sur laquelle il reçoit deux cent soixante mille francs... Le produit couvre à peine les intérêts de la dette. Cette année, je donne à ma fille une vingtaine de mille francs pour qu’elle puisse nouer les deux bouts. Et mon gendre, qui gagnait trente mille francs au Palais, disait-on, va négliger le Palais pour la Chambre...

— Ceci, monsieur Crevel, est encore un hors-d’œuvre, et nous éloigne du sujet. Mais, pour en finir là-dessus, si mon fils devient ministre, s’il vous fait nommer officier de la Légion-d’Honneur, et conseiller de Préfecture à Paris, pour un ancien parfumeur, vous n’aurez pas à vous plaindre ?...

— Ah ! nous y voici, madame. Je suis un épicier, un boutiquier, un ancien débitant de pâte d’amande, d’eau de Portugal, d’huile céphalique, on doit me trouver bien honoré d’avoir marié ma fille unique au fils de monsieur le baron Hulot d’Ervy, ma fille sera baronne. C’est Régence, c’est Louis XV, Œil-de-Bœuf ! c’est très-bien.. J’aime Célestine comme on aime une fille unique, je l’aime tant que, pour ne lui donner ni frère ni sœur, j’ai accepté tous les inconvénients du veuvage à Paris (et dans la force de l’âge, madame !), mais sachez bien que, malgré cet amour insensé pour ma fille, je n’entamerai pas ma fortune pour votre fils dont les dépenses ne me paraissent pas claires, à moi, ancien négociant...

— Monsieur, vous voyez en ce moment même au Ministère du Commerce, monsieur Popinot, un ancien droguiste de la rue des Lombards.

— Mon ami, madame !.. dit le parfumeur retiré ; car moi, Célestin Crevel, ancien premier commis du père César Birotteau, j’ai acheté le fonds dudit Birotteau, beau-père de Popinot, lequel Popinot était simple commis dans cet établissement, et c’est lui qui me le rappelle, car il n’est pas fier (c’est une justice à lui rendre) avec les gens bien posés et qui possèdent soixante mille francs de rente.

— Eh bien ! monsieur, les idées que vous qualifiez par le mot Régence ne sont donc plus de mise à une époque où l’on accepte les hommes pour leur valeur personnelle ? et c’est ce que vous avez fait en mariant votre fille à mon fils...

— Vous ne savez pas comment s’est conclu ce mariage !... s’écria Crevel. Ah ! maudite vie de garçon ! Sans mes déportements, ma Célestine serait aujourd’hui la vicomtesse Popinot !

— Mais, encore une fois, ne récriminons pas sur des faits accomplis, reprit énergiquement la baronne. Parlons du sujet de plainte que me donne votre étrange conduite. Ma fille Hortense a pu se marier, le mariage dépendait entièrement de vous, j’ai cru à des sentiments généreux chez vous, j’ai pensé que vous auriez rendu justice à une femme qui n’a jamais eu dans le cœur d’autre image que celle de son mari, que vous auriez reconnu la nécessité pour elle de ne pas recevoir un homme capable de la compromettre, et que vous vous seriez empressé, par honneur pour la famille à laquelle vous vous êtes allié, de favoriser l’établissement d’Hortense avec monsieur le conseiller Lebas... Et vous, monsieur, vous avez fait manquer ce mariage...

— Madame, répondit l’ancien parfumeur, j’ai agi en honnête homme. On est venu me demander si les deux cent mille francs de dot attribués à mademoiselle Hortense seraient payés. J’ai répondu textuellement ceci : « — Je ne le garantirais pas. Mon gendre, à qui la famille Hulot a constitué cette somme en dot, avait des dettes, et je crois que si monsieur Hulot d’Ervy mourait demain, sa veuve serait sans pain. » Voilà, belle dame.

— Auriez-vous tenu ce langage, monsieur, demanda madame Hulot en regardant fixement Crevel, si pour vous j’eusse manqué à mes devoirs ?...

— Je n’aurais pas eu le droit de le dire, chère Adeline, s’écria ce singulier amant en coupant la parole à la baronne, car vous trouveriez la dot dans mon portefeuille...

Et joignant la preuve à la parole, le gros Crevel mit un genou en terre et baisa la main de madame Hulot, en la voyant plongée par ces paroles dans une muette horreur qu’il prit pour de l’hésitation.

— Acheter le bonheur de ma fille au prix de...