(Votre serviteur en était dans son temps, et il en a connu !... Qu’avait du Tillet ? Qu’avait Popinot, il y a vingt ans ?... ils pataugeaient tous les deux dans la boutique du papa Birotteau, sans autre capital que l’envie de parvenir, qui, selon moi, vaut le plus beau capital !... On mange des capitaux, et l’on ne se mange pas le moral... Qu’avais-je, moi ? l’envie de parvenir, du courage. Du Tillet est l’égal aujourd’hui des plus grands personnages. Le petit Popinot, le plus riche droguiste de la rue des Lombards, est devenu député, le voilà ministre...) Eh bien ! l’un de ces condottierri, comme on dit, de la commandite, de la plume ou de la brosse, est le seul être, à Paris, capable d’épouser une belle fille sans le sou, car ils ont tous les genres de courage. Monsieur Popinot a épousé mademoiselle Birotteau sans espérer un liard de dot. Ces gens-là sont fous ! ils croient à l’amour, comme ils croient à leur fortune et à leurs facultés !... Cherchez un homme d’énergie qui devienne amoureux de votre fille et il l’épousera sans regarder au présent. Vous m’avouerez que, pour un ennemi, je ne manque pas de générosité, car ce conseil est contre moi.

— Ah ! monsieur Crevel, si vous vouliez être mon ami, quitter vos idées ridicules !...

— Ridicules ? madame, ne vous démolissez pas ainsi, regardez-vous... Je vous aime et vous viendrez à moi ! Je veux dire un jour à Hulot : « Tu m’as pris Josépha, j’ai ta femme !... » C’est la vieille loi du talion ! Et je poursuivrai l’accomplissement de mon projet, à moins que vous ne deveniez excessivement laide. Je réussirai, voici pourquoi, dit-il en se mettant en position et regardant madame Hulot.

— Vous ne rencontrerez ni un vieillard, ni un jeune homme amoureux, reprit-il après une pause, parce que vous aimez trop votre fille pour la livrer aux manœuvres d’un vieux libertin, et que vous ne vous résignerez pas, vous, baronne Hulot, sœur du vieux lieutenant-général qui commandait les vieux grenadiers de la vieille garde, à prendre l’homme d’énergie là où il sera ; car il peut se trouver simple ouvrier, comme tel millionnaire d’aujourd’hui se trouvait simple mécanicien il y a dix ans, simple conducteur de travaux, simple contre-maître de fabrique. Et alors, en voyant votre fille, poussée par ses vingt ans, capable de vous déshonorer, vous vous direz : « Il vaut mieux que ce soit moi qui me déshonore ; et si monsieur Crevel veut me garder le secret, je vais gagner la dot de ma fille, deux cent mille francs, pour dix ans d’attachement à cet ancien marchand de gants... le père Crevel !... » Je vous ennuie, et ce que je dis est profondément immoral, n’est-ce pas ? Mais si vous étiez mordue par une passion irrésistible, vous vous feriez, pour me céder, des raisonnements comme s’en font les femmes qui aiment... Eh bien ! l’intérêt d’Hortense vous les mettra dans le cœur, ces capitulations de conscience...

— Il reste à Hortense un oncle.

— Qui, le père Fischer ?... il arrange ses affaires, et par la faute du baron encore, dont le râteau passe sur toutes les caisses qui sont à sa portée.

— Le comte Hulot...

— Oh ! votre mari, madame, a déjà fricassé les économies du vieux lieutenant-général, il en a meublé la maison de sa cantatrice. Voyons, me laisserez-vous partir sans espérance ?

— Adieu, monsieur. On guérit facilement d’une passion pour une femme de mon âge, et vous prendrez des idées chrétiennes. Dieu protége les malheureux...

La baronne se leva pour forcer le capitaine à la retraite, et elle le repoussa dans le grand salon.

— Est-ce au milieu de pareilles guenilles que devrait vivre la belle madame Hulot ? dit-il.

Et il montrait une vieille lampe, un lustre dédoré, les cordes du tapis, enfin les haillons de l’opulence qui faisaient de ce grand salon blanc, rouge et or, un cadavre des fêtes impériales.

— La vertu, monsieur, reluit sur tout cela. Je n’ai pas envie de devoir un magnifique mobilier en faisant de cette beauté, que vous me prêtez, des piéges à loups, des chatières à pièces de cent sous !

Le capitaine se mordit les lèvres en reconnaissant les expressions par lesquelles il venait de flétrir l’avidité de Josépha.

— Et pour qui cette persévérance ? demanda-t-il.

En ce moment la baronne avait éconduit l’ancien parfumeur jusqu’à la porte.

— Pour un libertin !... ajouta-t-il en faisant une moue d’homme vertueux et millionnaire.

— Si vous aviez raison, monsieur, ma constance aurait alors quelque mérite, voilà tout.

Elle laissa le capitaine après l’avoir salué comme on salue pour se débarrasser d’un importun, et se retourna trop lestement pour le voir une dernière fois en position. Elle alla rouvrir les portes qu’elle avait fermées, et ne put remarquer le geste menaçant par lequel Crevel lui dit adieu. Elle marchait fièrement, noblement, comme une martyre au Colysée. Elle avait néanmoins épuisé ses forces, car elle se laissa tomber sur le divan de son boudoir bleu, comme une femme près de se trouver mal, et elle resta les yeux attachés sur le kiosque en ruines où sa fille babillait avec la cousine Bette.

Depuis les premiers jours de son mariage jusqu’en ce moment, la baronne avait aimé son mari, comme Joséphine a fini par aimer Napoléon, d’un amour admiratif, d’un amour maternel, d’un amour lâche. Si elle ignorait les détails que Crevel venait de lui donner, elle savait cependant fort bien que, depuis vingt ans, le baron Hulot lui faisait des infidélités ; mais elle s’était mis sur les yeux un voile de plomb, elle avait pleuré silencieusement, et jamais une parole de reproche ne lui était échappée. En retour de cette angélique douceur, elle avait obtenu la vénération de son mari, et comme un culte divin autour d’elle. L’affection qu’une femme porte à son mari, le respect dont elle l’entoure, sont contagieux dans la famille. Hortense croyait son père un modèle accompli d’amour conjugal. Quant à Hulot fils, élevé dans l’admiration du baron, en qui chacun voyait un des géants qui secondèrent Napoléon, il savait devoir sa position au nom, à la place et à la considération paternelle ; d’ailleurs, les impressions de l’enfance exercent une longue influence, et il craignait encore son père ; aussi eût-il soupçonné les irrégularités révélées par Crevel, déjà trop respectueux pour s’en plaindre, il les aurait excusées par des raisons tirées de la manière de voir des hommes à ce sujet.

Maintenant il est nécessaire d’expliquer le dévouement extraordinaire de cette belle et noble femme ; et voici l’histoire de sa vie en peu de mots.

Dans un village situé sur les extrêmes frontières de la Lorraine, au pied des Vosges, trois frères, du nom de Fischer, simples laboureurs, partirent, par suite des réquisitions républicaines, à l’armée dite du Rhin.

En 1799, le second des frères, André, veuf et père de madame Hulot, laissa sa fille aux soins de son frère aîné, Pierre Fischer, qu’une blessure reçue en 1797 avait rendu incapable de servir, et fit quelques entreprises partielles dans les Transports Militaires, service qu’il dut à la protection de l’ordonnateur Hulot d’Ervy.