Qu’y a-t-il? les autres vous suivent-ils ?

— Non, ils ne pourraient tous se tenir sur cette corniche.

— J’en suis heureuse, car parler me fatigue.

— Dans ce cas, je ne parlerai pas. Je vais m’asseoir et vous regarder dessiner.

— Oh !… mais vous savez que j’ai cela en horreur.

— Alors je me contenterai d’admirer cette vue magnifique.

Elle ne fit pas d’autre objection ; et, pendant quelque temps, elle continua à dessiner en silence. Mais je ne pouvais m’empêcher de détourner mes yeux du paysage pour jeter de temps à autre un regard discret sur la fine main blanche qui tenait le crayon, sur le gracieux cou blanc et sur les boucles noires et brillantes qui frôlaient le papier.

« Ah ! pensais-je, si j’avais un crayon et un bout de papier, je pourrais faire un bien joli croquis, en supposant que j’eusse le pouvoir de dessiner fidèlement ce que je vois. »

Mais même si le plaisir de dessiner m’était refusé, je me sentais parfaitement heureux, assis à ses côtés, et sans rien dire.

— Êtes-vous toujours là, Mr Markham? dit-elle finalement en se tournant vers moi, car j’étais assis un peu en arrière sur une pierre couverte de mousse. Pourquoi n’allez-vous pas vous distraire avec vos amis?

— Parce que, comme vous, je suis fatigué de leur présence; je les verrai encore demain, et tous les autres jours si je le souhaite ; mais vous, combien de temps devrai-je attendre avant de vous revoir?

— Que faisait Arthur lorsque vous êtes venu ici?

— Il est resté près de miss Millward… mais il trouvait le temps long sans sa maman. À propos, pourquoi ne me l’avez-vous pas confié? Nous sommes de vieux amis, lui et moi ; il est vrai que miss Millward a l’art d’attirer et d’amuser les enfants, grognai-je, même si elle n’est bonne à rien d’autre.

— Miss Millward possède les plus belles qualités, si belles que vous ne sauriez les apprécier. Voulez-vous dire à Arthur que je viendrai dans quelques minutes?

— Dans ce cas, je vous attendrai ; avec votre permission, je pourrai vous aider à descendre ce sentier abrupt.

— Merci, mais je me débrouille toujours mieux toute seule.

— Mais je puis au moins porter votre siège et votre carnet.

Elle ne me refusa pas ce plaisir; j’étais plutôt vexé de voir qu’elle désirait vivement se débarrasser de moi et je commençais à regretter mon obstination, mais elle me rassura en me demandant mon avis sur un problème que posait l’exécution de son dessin. Elle approuva mon conseil et adopta mon idée sans hésitation.

— J’ai souvent souhaité, mais en vain, de trouver quelqu’un capable de me donner un conseil car lorsqu’on a très longtemps tenu les yeux fixés sur un objet, on devient incapable de s’en faire une idée personnelle, on ne peut plus se fier à ce que l’on voit.

— C’est là un des inconvénients de la solitude, répondis-je.

— C’est vrai, dit-elle – et le silence retomba entre nous…

Quelques instants plus tard, elle déclara que son dessin était terminé et ferma son carnet.

Lorsque nous rejoignîmes le lieu de notre festin, nous y trouvâmes seulement Mary Millward, Richard Wilson et Arthur Graham. Le jeune garçon était profondément endormi, la tête sur les genoux de notre amie. Richard Wilson était assis près d’elle et tenait à la main une édition de poche d’un auteur classique. Il ne sortait jamais sans un compagnon littéraire pour occuper ses loisirs, il estimait que tout le temps qu’il ne passait pas à gagner maigrement sa vie devait être consacré à l’étude. Même ce jour-là, il ne pouvait pas se détendre et jouir simplement de l’air salin, du soleil tout neuf de ce printemps, de cette vue magnifique et de la musique si douce des vagues et du vent qui soufflait, léger, dans les arbres qui s’inclinaient au-dessus de lui; la présence d’une dame (je veux bien reconnaître que celle-ci n’était pas des plus charmantes), ne l’empêchait pas de tirer son livre de sa poche et de meubler ces instants de digestion, tout en reposant ses membres peu habitués à une si longue marche.

Peut-être avait-il trouvé le temps d’échanger quelques mots avec sa compagne car elle semblait parfaitement heureuse de sa présence ; son visage plutôt quelconque montrait une gaieté et une sérénité peu habituelles et elle étudiait avec sympathie le visage pâle et studieux de son voisin.

Le voyage de retour fut la partie la moins agréable de la journée ; car Mrs Graham était dans la voiture et c’est Eliza qui marchait à mes côtés. Elle avait dû remarquer ma préférence pour la jeune veuve et se sentait abandonnée. Elle ne manifesta pas son chagrin par des reproches amers, de durs sarcasmes ou un silence boudeur – j’aurais supporté plus facilement une telle attitude et m’en serais moqué ; mais la douce mélancolie, la tristesse qu’elle affichait me brisait le cœur. Je tentai de lui rendre sa gaieté et j’y parvins avant la fin de la promenade. Mais ma conscience n’était pas sans me reprocher ma conduite, car je savais, que tôt ou tard, je devrais briser ce lien, que je ne faisais que nourrir de faux espoirs et reculer le jour fatal où je devrais lui dire la vérité.

Lorsque la voiture s’approcha de Wildfell Hall – c’est-à-dire gagna la route qui passait tout près, car Mrs Graham ne voulut pas que nous remontions l’allée du manoir – la jeune veuve et son fils descendirent; Rose prit les guides et je persuadai Eliza de monter à côté d’elle. Je l’installai confortablement, lui conseillai gentiment de se protéger contre la fraîcheur vespérale et lui souhaitai une bonne nuit ; je me sentis alors fort soulagé et je me hâtai d’offrir mes services à Mrs Graham : je voulais l’aider à porter son tabouret et son matériel de dessin à travers le champ qu’il fallait encore traverser; mais elle avait déjà mis son tabouret sous son bras et tenait son carnet à la main. Elle insista pour que je la quitte là en même temps que le reste de la compagnie. Mais son refus fut prononcé avec tant de gentillesse et d’un ton si amical que je lui pardonnai presque.

8

Six semaines s’écoulèrent. Nous étions à la fin de juin et la matinée s’annonçait splendide; nous avions presque fini la fenaison mais la dernière semaine avait été mauvaise ; maintenant que le temps s’était remis au beau, j’avais décidé d’en profiter au maximum; j’avais réuni toute la main-d’œuvre disponible, valets de ferme et ouvriers agricoles loués au mois, et je travaillais avec eux dans les champs. En chemise, la tête protégée par un léger chapeau de paille à large bord, je ramassais d’énormes brassées de foin humide et odorant, que je secouais aux quatre vents, en essayant par mon exemple d’établir un rythme rapide et régulier… mais en un instant toutes mes résolutions furent oubliées, mon frère accourait vers moi pour me remettre un petit paquet expédié de Londres que j’attendais depuis longtemps. J’arrachai le papier qui cachait une fort élégante édition de poche de Marmion.

— Je parie que je sais à qui tu destines ce livre, dit Fergus, qui resta planté près de moi tandis que j’examinais le volume; à miss Eliza, non?

Il avait l’air tellement fier d’avoir deviné que je fus tout heureux de pouvoir le contredire.

— Tu te trompes, mon garçon, dis-je ; je ramassai ma veste, l’enfilai et mis le livre dans une poche. Et maintenant, jeune fainéant, rends-toi utile. Enlève ta veste et prends ma place au travail, jusqu’à mon retour.

— Jusqu’à ton retour?… et puis-je savoir où tu vas?

— Peu t’importe où je vais… sache seulement que je serai rentré pour le dîner, au plus tard.

— Oh ! oh ! je dois travailler comme un esclave jusque-là… et obliger tout le monde à en faire autant. Enfin, soit, je m’incline, une fois n’est pas coutume. En avant, vous autres, et mettez-en un coup ! Et malheur à celui, ou à celle, qui s’arrête un instant… que ce soit pour contempler le paysage, pour se gratter le crâne, ou pour se moucher… pas d’excuse… rien que du travail, du travail, et encore du travail, à la sueur de votre front.

Je le laissai poursuivre son discours qui semblait amuser les travailleurs plutôt qu’il ne les impressionnait et je rentrai à la maison pour changer de vêtements ; je me hâtai ensuite vers Wildfell Hall, avec dans ma poche le livre que je destinais à Mrs Graham.

« Et depuis quand êtes-vous si bons amis qu’elle accepte tes cadeaux?», me diras-tu. Je te répondrai que ceci n’était qu’un premier essai dans ce domaine et j’étais assez inquiet quant à l’issue de ma visite.

Nous nous étions revus quelquefois depuis l’excursion à la baie de N. ; elle semblait supporter fort bien ma présence pourvu que je me cantonne dans des sujets de conversation fort généraux; dès que je me risquais à m’embarquer dans un discours sentimental ou à tourner un compliment, je la voyais changer d’attitude. La punition était immédiate et notre rencontre suivante s’en ressentait: je la trouvais alors froide, distante et tout à fait inaccessible. Cette attitude ne me désespérait pas trop, car je l’attribuais à une aversion pour le mariage, qu’elle avait dû concevoir bien avant de me connaître, soit par fidélité à la mémoire du défunt, soit que son premier mari l’en eût complètement dégoûtée, et non à une antipathie particulière envers ma personne. Je dois admettre qu’au début de nos relations, elle semblait prendre un malin plaisir à écraser ma vanité et me traitait en jeune fat présomptueux, coupant un à un mes effets de style; cette attitude me blessait profondément et me poussait à chercher une revanche; mais, ces derniers temps, elle avait compris qu’après tout, j’étais autre chose qu’un freluquet à la tête vide ; elle repoussait toujours mes timides avances, mais cela avec une sorte de mécontentement triste que je cherchais soigneusement à éviter.

« Il faut d’abord qu’elle soit convaincue que je suis son ami, pensais-je, l’aîné et le camarade de jeux de son fils, et pour elle, un ami solide, sans arrière-pensées, et lorsque je me serai rendu indispensable, nous verrons ce que je pourrai faire. »

Nous parlions donc de peinture, de poésie, de musique, de théologie, de géologie, de philosophie; je lui prêtai un ou deux livres, elle m’en prêta un à son tour; je m’arrangeais pour la rencontrer aussi souvent que possible lorsqu’elle se promenait; je me risquais parfois à sonner à sa porte. Mon premier prétexte avait été un jeune chiot pataud, fils de Sancho, que je destinais à Arthur ; la joie inexprimable de l’enfant fut partagée par sa maman.