Cette dame n’est rien moins que respectable.

— Ma mère n’est pas au courant, ni moi non plus; peut-être pourriez-vous vous expliquer plus clairement?

— Le moment et le lieu sont mal choisis ; mais vous ne pouvez tout ignorer, vous la connaissez aussi bien que moi.

— En effet, peut-être mieux ; et si vous vouliez me dire ce que vous avez entendu… ou imaginé, je pourrais sans doute vous éclairer.

— Pouvez-vous me dire qui est son mari… si toutefois il y a un mari?

L’indignation me rendit silencieux; sous le toit de ma mère, je n’osais pas répondre franchement à ces racontars.

— Avez-vous remarqué, dit Eliza, que l’enfant ressemble d’une façon frappante à…

— À qui? demanda miss Wilson, avec une froideur manifeste.

Eliza sursauta car sa suggestion timide n’était adressée qu’à moi.

— Oh ! excusez-moi, supplia-t-elle, je puis me tromper, oui, je me trompe certainement.

Mais cette dénégation fut accompagnée d’un regard rien moins qu’ingénu qui m’était destiné.

— Ne vous excusez pas, répondit son amie, mais je ne vois ici personne qui lui ressemble, sinon sa mère ; et lorsque vous entendrez des remarques aussi malveillantes, il serait bon que vous vous absteniez de les répéter. J’imagine que vous faites allusion à Mr Lawrence; mais je crois pouvoir affirmer que vous faites fausse route; si ce gentleman est en relation avec elle (ce que personne ne peut affirmer sans risquer de se tromper), il a du moins le bon goût de se contenter de la saluer de loin lorsqu’il se trouve dans la bonne société (ce que l’on ne peut pas dire de tout le monde) ; chacun a pu se rendre compte qu’il était à la fois surpris et ennuyé de la trouver ici.

— Allez-y, cria Fergus qui se trouvait de l’autre côté d’Eliza ; démolissez-la complètement, que pas une pierre ne reste !

Miss Wilson refusa de répondre et se redressa avec un air de glacial mépris. Eliza se préparait à parler, mais je l’interrompis et je pense que le ton de ma voix trahissait mon émotion :

— Assez sur ce sujet; si nous ne parlons que pour salir ceux qui nous sont supérieurs, mieux vaut nous taire.

— Cela serait préférable, en effet, remarqua Fergus, et notre brave pasteur est certainement de mon avis ; car il faisait un de ses plus brillants discours pendant que vous chuchotiez, et vous regarde avec le plus profond dégoût; au cœur de son histoire – ou peut-être était-ce un sermon, je ne vois guère la différence – il s’est interrompu et t’a regardé, Gilbert, comme pour te dire : « Lorsque Mr Markham aura fini de flirter avec ces deux jeunes personnes, je pourrai continuer. »

Je ne saurais te dire de quoi nous parlâmes ensuite, réunis autour de la table, ni comment j’eus la patience de demeurer calmement sur ma chaise. J’avalai avec peine ce qui restait dans ma tasse et ne pus manger une bouchée; je fixai longuement mon regard sur Arthur Graham, qui se trouvait assis auprès de sa mère, de l’autre côté de la table, puis sur Mr Lawrence, qui se trouvait un peu plus loin ; à première vue, il y avait une certaine ressemblance entre lui et l’enfant, mais, après un examen prolongé, je conclus que c’était un effet de mon imagination. Il est incontestable qu’ils avaient tous deux les traits fins, plus fins que la plupart des individus du sexe fort, et que le teint de Lawrence était aussi pâle et fragile que celui d’Arthur ; mais le petit nez retroussé de l’enfant ne deviendrait jamais aussi long ni aussi droit que celui de Mr Lawrence ; la forme du visage s’allongeait vers un délicat petit menton à fossette, qui ne s’étirerait jamais jusqu’à ressembler au long profil du gentleman; les cheveux de ce dernier n’avaient jamais eu le ton chaud de ceux du garçonnet, dont les yeux sérieux et largement découpés étaient aussi bleus que les yeux modestes de Mr Lawrence étaient bruns. Le regard de celui-ci décelait une âme sensible, toujours prête à se replier sur elle-même lorsqu’elle entrait en contact avec le monde grossier et brutal… Il était tout simplement dégoûtant de s’arrêter à une telle pensée ! Je connaissais pourtant Mrs Graham ! Je l’avais vue, je lui avais parlé! N’étais-je pas convaincu qu’elle était supérieure à tous ses détracteurs, en esprit, en pureté et en délicatesse de sentiments?

N’était-elle pas pour moi la plus noble, la plus adorable? Et j’affirmerai, avec Mary Millward (une fille vraiment intelligente) que même si la paroisse tout entière me claironnait ces horribles mensonges aux oreilles, je refuserais de les croire car je connaissais bien Mrs Graham.

Mon esprit brûlait d’indignation et dans mon cœur se mêlaient les passions les plus contradictoires. Je cherchais à peine à cacher la haine que j’éprouvais à cet instant pour mes deux jeunes voisines de table. Plusieurs personnes me firent remarquer que je négligeais ces dames et que mon air absorbé manquait de galanterie; en fait, je ne désirais que deux choses, pouvoir penser calmement à tout ce que je venais d’entendre et voir les tasses de thé retourner définitivement vers le plateau qui portait la théière. Mr Millward tenait d’interminables discours, assurant qu’il n’était pas buveur de thé, que c’était une mixture infâme qui chargeait l’estomac au détriment de nourritures plus substantielles… cela en avalant sa quatrième tasse.

Le goûter s’acheva enfin ; je me levai et quittai la table et nos invités sans un mot d’excuse, car je ne pouvais supporter plus longtemps leur présence. Je me précipitai dans le jardin pour me rafraîchir les idées au vent frais du soir et pour me livrer dans la solitude à mes pensées passionnées.

Afin que personne ne puisse m’apercevoir des fenêtres du salon, j’empruntai une allée étroite qui longeait un côté du jardin et au bout de laquelle se trouvait un banc enfoui sous une charmille de roses et de chèvrefeuille. Et je m’assis pour penser à la dame de Wildfell Hall, à ses vertus et à ses erreurs ; après deux minutes de solitude, j’entendis des voix et des rires et je vis des silhouettes qui se mouvaient entre les arbres ; le reste de la compagnie avait décidé de respirer un peu l’air frais du crépuscule. Je me dissimulai derrière les branchages pour que nul ne me dérange. Mais en vain, un intrus s’approchait rapidement. Ne pouvaient-ils tous profiter des derniers rayons du soleil et me laisser ce misérable coin obscur, avec les moustiques et les moucherons pour voisins?

Ma mauvaise humeur se transforma en des sentiments plus agités et plus chaleureux lorsque, en jetant un coup d’œil entre les branches entrelacées de mon écran parfumé, je vis qui étaient les intrus ; car c’était bien Mrs Graham, accompagnée de son fils, qui s’avançait lentement dans l’allée. Pourquoi se promenaient-ils seuls? Le poison de la malveillance avait-il déjà atteint tous nos visiteurs ? Lui avaient-ils tous tourné le dos ? Je me souvenais avoir observé Mrs Wilson qui rapprochait sa chaise de celle de ma mère et qui, penchée en avant, lui murmurait visiblement quelque chose d’important et de confidentiel; ses hochements de tête répétés, les grimaces expressives qui plissaient son visage ridé, les clignements malicieux de ses horribles petits yeux ne pouvaient que traduire quelque terrible scandale; et comme elle prenait grand soin de n’être pas entendue des autres convives, je supposai que la personne ainsi maltraitée était présente dans le salon ; de plus, les exclamations d’horreur et d’incrédulité qui échappaient à ma mère me portaient à croire que la calomniée était Mrs Graham. Je demeurai caché jusqu’à ce qu’elle se trouvât au bout de l’allée, afin que ma présence ne la fît point fuir; et lorsque je fis un pas en avant, elle sembla en effet disposée à faire demi-tour.

— Ne vous dérangez pas, Mr Markham, dit-elle. Nous venions par ici pour trouver un peu de solitude, non pour troubler la vôtre.

— Je n’ai rien d’un ermite, Mrs Graham, quoi que l’on puisse penser en me voyant abandonner mes invités de façon si peu courtoise.

— Je craignais que vous ne fussiez souffrant, dit-elle avec sympathie.

— Je n’étais pas bien, mais je me sens mieux maintenant. Asseyez-vous donc et reposez-vous. Cette tonnelle n’est-elle pas charmante? dis-je en soulevant Arthur et en l’asseyant au milieu du banc près de moi, dans l’espoir que sa maman se laisserait séduire par le calme de mon refuge.

Elle se laissa tomber dans un coin tandis que je reprenais possession de l’autre.

Étaient-ce les méchancetés des autres qui l’avaient poussée à chercher la paix et la solitude tout au fond du jardin?

— Pourquoi vous a-t-on laissée seule? demandais-je.

— C’est moi qui les ai abandonnés, répondit-elle en souriant. Leur bavardage était si mortellement ennuyeux – je ne connais rien de plus fatigant. Comment peuvent-ils parler pour ne rien dire pendant des heures?

Son étonnement vraiment sincère me fit sourire.

— Peut-être pensent-ils que c’est un devoir, qu’il leur faut continuer à parler, sans jamais s’interrompre pour réfléchir, à discourir sur des bagatelles lorsque rien d’intéressant ne se présente… ou prennent-ils vraiment plaisir à ces bavardages?

— C’est plus que probable, dis-je. Leur esprit est trop plat pour contenir des idées profondes et leurs têtes légères se laissent entraîner par des trivialités qui n’effleureraient même pas un crâne mieux meublé; la seule façon de continuer ce genre de discours est de plonger tête en avant dans la boue du scandale… et de s’y complaire.

— Ils ne sont pas tous aussi vains, je pense? s’écria-t-elle, étonnée par l’amertume de mes remarques.

— Non, certainement non, je pense que je puis absoudre ma sœur, et aussi ma mère, si toutefois elle se trouvait comprise dans vos critiques.

— Je n’ai critiqué personne, et ne veux faire aucune allusion irrespectueuse envers votre mère. Je connais des gens fort intelligents qui s’adonnent à ce genre de conversation lorsque l’occasion se présente; mais c’est un don que je ne possède pas. J’ai tâché de suivre leurs discours aussi longtemps que possible mais lorsque j’eus épuisé tout mon pouvoir d’attention, je suis sortie pour faire quelques pas dans le calme du jardin. Je déteste parler lorsque ni sentiments ni idées ne sont échangés, lorsque personne ne peut retirer le moindre profit d’un tel échange.

— Dans ce cas, si jamais ma loquacité vous importune, dites-le-moi aussitôt, et je promets de ne pas me vexer; car je puis jouir de la présence de ceux que j’estime, de la présence de mes amis aussi bien dans un silence que dans la conversation.

— Je ne vous crois pas tout à fait; mais s’il en était ainsi, vous seriez un parfait compagnon.

— À tous points de vue?

— Je ne veux pas dire cela. Comme ces petites grappes de feuillage sont jolies lorsque le soleil y joue! dit-elle pour changer de sujet.

Il est vrai que lorsque les rayons horizontaux du soleil couchant perçaient l’épaisseur des buissons et en réveillaient la verdure sombre en jetant des taches d’or pur sur quelques feuilles transparentes, la charmille prenait une étrange beauté.

— Je souhaite presque de ne pas être peintre, remarqua ma compagne.

— Pourquoi donc? Je crois plutôt que la pensée de pouvoir traduire les touches brillantes et délicieuses que la nature pose sur les choses doit vous remplir d’exaltation.

— C’est impossible, car là où vous pouvez simplement jouir de la beauté, je me creuse la cervelle pour découvrir comment je pourrais rendre cette lumière sur ma toile; et comme c’est toujours très difficile même pour le plus grand artiste, mes essais ne sont que pure vanité et vexation de l’esprit.

— Vous n’arrivez peut-être pas à vous satisfaire vous-même, mais d’autres prennent un réel plaisir à admirer le résultat de vos efforts.

— Je ne devrais pas me plaindre : peu de gens trouvent autant de joie dans l’exercice de leur métier. Mais voici quelqu’un qui s’approche.

L’interruption semblait la déranger.

— C’est miss Wilson en compagnie de Mr Lawrence, dis-je, ils semblent jouir de cette calme promenade et ne nous dérangeront pas.

Je ne pouvais déchiffrer l’expression de son visage; mais elle était en tout cas exempte de jalousie. Pourquoi, d’ailleurs, chercher un tel sentiment dans ses yeux?

— Quelle sorte de jeune fille est miss Wilson? demanda-t-elle.

— Elle est élégante et ne manque pas de talents qui la distinguent de ses compagnes ; on la dit fort distinguée.

— Elle m’a paru très froide et assez superficielle.

— Elle vous a sans doute donné cette impression aujourd’hui car elle vous considère comme une rivale.

— Moi ! Mais c’est impossible, Mr Markham ! dit-elle, étonnée et ennuyée à la fois.

— Personnellement, je n’en sais rien, répondis-je d’un ton maussade, car je croyais être l’objet de son mouvement d’humeur.

Le couple était à quelques pas de nous. Notre refuge se trouvait tout au bout de l’allée, au fond du jardin. Comme ils s’approchaient, je vis que Jane Wilson attirait l’attention de son compagnon pour lui faire remarquer notre présence; les quelques mots qui me parvinrent et le sourire froid et sarcastique qui les accompagnait étaient assez clairs pour que je pusse comprendre qu’elle commentait notre intimité.