Dieu m’est témoin qu’il rencontrera encore assez de tentations, intérieures et extérieures, lorsque j’aurai tout fait pour lui faire voir l’horreur du vice. Personnellement, j’ai été fort peu tentée par ce que le monde appelle vice, mais j’ai pourtant trouvé des tentations et des épreuves d’une autre sorte sur mon chemin et j’ai souvent souhaité être mieux armée pour résister. Et je crois que tous ceux d’entre nous qui ont l’habitude de réfléchir et le désir de fuir toute corruption seront de mon avis.
— Certes, dit ma mère, qui craignait un peu de la blesser, mais votre cas n’est pas celui d’un garçon ; et permettez-moi, chère Mrs Graham, de vous dire que c’est une grave erreur de croire qu’une femme seule peut élever un garçon, une erreur qui peut même être fatale. Vous êtes intelligente et cultivée, vous pourriez vous croire capable de vous charger de son éducation, mais, croyez-moi, renoncez-y avant qu’il soit trop tard.
— Je suppose que je devrais l’envoyer à l’école pour qu’il y apprenne à faire fi de l’affection et de l’autorité maternelles ! répliqua-t-elle avec un sourire amer.
— Oh, non! Mais si vous voulez qu’un garçon méprise sa mère, gardez-le à la maison et passez votre vie à le cajoler; soyez l’esclave de tous ses caprices.
— Nous sommes tout à fait d’accord, Mrs Markham ; une telle faiblesse serait contraire à mes principes, et criminelle de surcroît.
— Vous le traiterez comme une fille ; vous amollirez son esprit et en ferez une poupée de salon ; c’est ce qui arrivera, je puis vous le certifier. Mais je demanderai à Mr Millward de vous en parler; il pourra mieux que moi vous ouvrir les yeux ; il vous expliquera de façon limpide tout ce que vous devriez faire pour l’éducation de votre garçon ; je suis persuadée qu’il vous convaincra en moins d’une minute.
— Il n’est pas nécessaire de déranger le pasteur pour si peu de chose, dit Mrs Graham, en jetant un coup d’œil vers moi (je pense qu’elle avait remarqué que la confiance illimitée que ma mère avait en l’éloquence de ce vénérable gentleman me faisait sourire). Mr Markham, ici présent, pense pouvoir me convaincre tout aussi facilement. Vous, qui prétendez qu’un garçon ne doit pas être protégé contre le mal, mais qu’il doit, au contraire, foncer tête baissée, seul et sans aide ; qu’on ne doit pas lui apprendre à éviter les pièges de la vie, mais à sauter par-dessus les obstacles, à rechercher le danger et à nourrir sa vertu de tentations, seriez-vous…
— Je vous demande pardon, Mrs Graham, mais vous allez un peu vite ; je n’ai jamais dit qu’il fallait qu’il marche droit vers tous les pièges, ou qu’il devait rechercher la tentation pour la seule gloire de la surmonter; j’ai simplement dit qu’il fallait armer et fortifier votre héros, plutôt que de désarmer et d’affaiblir l’ennemi. Une simple pousse de chêne élevée en serre chaude, soignée jour et nuit, abritée du moindre souffle, ne deviendra jamais un bel arbre fier, semblable à celui qui aura poussé sur la pente de la montagne, exposé à toutes les intempéries, à peine abrité contre la furie des tempêtes.
— D’accord, mais utiliseriez-vous les mêmes arguments en ce qui concerne l’éducation d’une fille?
— Certainement non.
— Non, elle serait traitée comme une fragile fleur de serre, on lui apprendrait à s’accrocher aux autres, on la protégerait du vice de toutes les façons imaginables. Soyez assez gentil pour me dire pourquoi une telle différence? Serait-ce parce que vous croyez qu’une fille n’a pas de vertu?
— Loin de moi cette idée.
— Vous affirmez cependant que seule la tentation peut provoquer la vertu; que, d’autre part, elle doit être écartée de toute tentation, protégée contre le vice ou tout ce qui s’en rapproche. J’en déduis qu’elle est essentiellement si vicieuse ou si faible d’esprit qu’elle ne peut résister à la tentation ; que si elle peut demeurer pure et innocente aussi longtemps qu’elle est tenue dans l’ignorance du péché, elle devient une pécheresse dès qu’on lui ouvre les yeux, que plus grande sera sa connaissance du mal, plus grande sera sa liberté, plus profonde sa corruption ; tandis que le sexe fort, lui, a une tendance naturelle vers la bonté, car il est protégé par une force morale supérieure qui se développe chaque fois qu’elle se trouve en face du danger…
— Le ciel m’est témoin que je n’ai rien dit de semblable! dis-je dès que je pus placer un mot.
— C’est donc que vous pensez qu’ils sont tous les deux faibles et faillibles, mais que si la moindre erreur, l’ombre seule du vice sont néfastes à l’éducation d’une fille, le caractère d’un garçon s’en trouvera fortifié et purifié, et un contact fortuit avec le fruit défendu ne pourra que parachever son éducation. Si je puis me servir de votre comparaison, une telle expérience sera pour lui comme la tempête qui attaque le chêne ; si elle arrache
les feuilles et brise les jeunes rameaux, elle accroche plus solidement ses racines dans le sol et durcit les fibres de son écorce. Selon vous, nos fils devront tenter toutes les expériences tandis que nos filles ne pourront même pas profiter de l’expérience des autres. Je voudrais, moi, qu’elle profite de l’expérience des autres, qu’elle sache choisir entre le bien et le mal et que mon fils ne soit pas obligé de tenter toutes les expériences pour savoir qu’il est des lois qui ne peuvent être transgressées. Je n’enverrais pas une jeune fille innocente et désarmée dans le vaste monde, mais je ne voudrais pas, en l’enfermant à l’abri de ses ennemis, la désarmer, lui faire perdre la force de se défendre elle-même; mais je ne peux penser un seul instant que mon fils deviendra ce que vous appelez un « homme du monde », un homme qui a tout vu, et qui se vante de son expérience – même si cette expérience doit l’aider à devenir un citoyen respectable – je préférerais mourir demain ! répéta-t-elle sérieusement, en serrant l’enfant contre elle et en lui baisant passionnément le front.
Il m’avait quitté pour revenir s’asseoir aux pieds de sa mère et levait les yeux vers elle en cherchant à comprendre son long discours.
— Vous autres femmes devez toujours avoir le dernier mot, dis-je comme elle se levait pour prendre congé de ma mère.
— Vous pouvez prononcer tous les mots qu’il vous plaira… mais je ne serai plus là pour les entendre.
— C’est toujours ainsi ; vous écoutez un raisonnement aussi longtemps qu’il vous convient… et le reste est emporté par le vent.
— Si vous désirez vraiment en dire plus à ce sujet, répondit-elle en serrant la main de Rose, accompagnez votre sœur, un jour que le temps sera beau, et je vous
écouterai avec toute la patience que vous pouvez souhaiter. Je préfère vos sermons à ceux du pasteur, car je n’aurai aucun remords à vous assurer que je tiens à rester logique et que je garde mon opinion inchangée.
— Oui, il est bien connu que lorsqu’une femme consent à écouter une opinion opposée à la sienne, c’est avec l’intention bien arrêtée de ne pas se laisser convaincre ; elle écoute avec ses deux oreilles mais son esprit est résolument fermé au raisonnement le plus solide, ai-je répliqué, bien décidé à être aussi provocant qu’elle.
— Au revoir! Mr Markham, dit ma noble adversaire avec un sourire apitoyé ; sans rien ajouter de plus, elle inclina légèrement la tête en se dirigeant vers la porte; mais son fils, impertinent comme tous les enfants, l’arrêta en s’écriant:
— Tu n’as pas donné la main à Mr Markham, maman !
Elle se retourna en riant et me tendit la main. Je la serrai, non sans rancune, car j’estimais que depuis notre première rencontre déjà, elle était toujours injuste envers moi. Elle était mal disposée à mon égard et cela sans rien connaître de mon caractère et de mes principes ; elle voulait me faire sentir qu’elle ne partageait pas l’excellente opinion que j’avais de moi-même. J’étais de nature susceptible et très vite vexé. Ma mère, ma sœur et quelques autres jeunes personnes m’ont peut-être un peu gâté, mais je n’ai rien d’un petit-maître, que tu le croies ou non.
4
Quoique Mrs Graham nous eût refusé le plaisir de sa compagnie, notre soirée du 5 novembre se passa fort bien. Il est même probable que sa présence aurait, par moments, jeté un froid sur nos ébats joyeux et cordiaux.
Ma mère était comme toujours gaie et bavarde, elle débordait d’activité et de bonne volonté et poussait l’amabilité jusqu’à forcer certains de ses hôtes à boire et à manger plus qu’ils n’en avaient envie ou à discourir devant le feu flambant alors qu’ils eussent sans doute préféré se taire. Mais, comme ils se sentaient tous le cœur en vacances, ils supportèrent fort bien ce genre de traitement.
Mr Millward déversa un torrent de dogmes, de plaisanteries sentencieuses, d’anecdotes pompeuses et de discours farcis de prouesses oratoires pour l’édification de l’assemblée en général et d’un petit auditoire, en particulier, qui comprenait : l’admirative Mrs Markham, Mr Lawrence, toujours poli, la végétative Mary Millward et le calme Richard Wilson, auxquels s’ajoutait le prosaïque Robert.
Mrs Wilson était plus brillante que jamais ; elle possédait une provision inépuisable de nouvelles fraîches et d’anciens scandales, et elle entrecoupait ses discours de remarques triviales et personnelles et d’observations
maintes fois répétées, bien décidée qu’elle était à ne laisser aucun repos à sa langue agile, qui luttait d’activité avec ses doigts tricotant d’un mouvement jamais interrompu.
Sa fille Jane était aussi gracieuse, spirituelle, élégante et séduisante que d’habitude ; elle avait ici mainte damoiselle à surpasser et plusieurs gentlemen à séduire – en particulier Mr Lawrence, qu’elle tentait de maintenir sous son charme ensorceleur. Tous les sortilèges qu’elle utilisait étaient trop subtils pour attirer l’attention des autres convives, mais, pour ma part, je trouvais qu’une certaine affectation de supériorité gâtait quelque peu son manège. Lorsqu’elle nous eut quittés, Rose singea à mon intention ses mines et ses paroles avec une vivacité de pénétration non dénuée d’âpreté et je me demandais si elle n’était pas jalouse de l’attention que le squire accordait à Jane… Mais, rassure-toi, Halford, je me trompais.
Le jeune frère de Jane, Richard Wilson, restait assis dans un coin, de fort bonne humeur, mais silencieux et modeste, désireux de ne pas attirer l’attention et cependant tout disposé à écouter et à observer nos invités. Bien qu’arraché à son milieu habituel, il aurait pu être parfaitement heureux si ma mère, avec sa gentillesse abusive, ne l’avait pas persécuté pour l’arracher à son mutisme en l’obligeant à crier ses réponses monosyllabiques à toutes les questions qu’elle posait et le forçant à dévorer force victuailles sous prétexte qu’il était trop modeste pour se servir lui-même.
Rose m’avait expliqué qu’il n’avait nulle envie de venir à notre petite fête, mais que sa sœur, Jane, voulait absolument prouver à Mr Lawrence qu’un de ses frères, au moins, était un intellectuel, plus raffiné que Robert. Elle aurait fort aimé que ce dernier ne se montrât point, mais il lui avait répondu qu’il ne voyait aucune raison de se
priver du plaisir d’échanger quelques bonnes plaisanteries avec Markham ou avec la vieille dame (ma mère n’était pas vieille, en réalité), avec la jolie miss Rose ou avec le pasteur et toute la meilleure compagnie qui se trouverait présente. Et il était, en fait, un des causeurs les plus animés : il bavardait des choses de tous les jours avec ma mère et avec Rose, discutait de questions paroissiales avec le pasteur, des problèmes de la ferme avec moi, et de politique avec tous les deux.
Mary Millward, elle aussi, restait à peu près muette et ma mère évitait de l’accabler d’amabilités parce qu’elle répondait d’une façon trop décidée et qu’on la savait plus maussade que timide. Quoi qu’il en soit, elle ne débordait certainement pas de joie et n’en distribuait pas autour d’elle. Eliza m’avait raconté que sa sœur n’était venue que pour obéir à son père, qui s’était mis en tête qu’elle consacrait beaucoup trop de temps aux occupations ménagères et que les délassements et les plaisirs innocents de la société étaient nécessaires à son âge et à son sexe. Elle me paraissait plutôt bien disposée, ce soir. Les joyeuses plaisanteries de l’un ou l’autre d’entre nous la forçaient parfois à rire et elle cherchait alors le regard de Richard Wilson, qui était assis en face d’elle.
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