Ses lèvres prononcèrent la vérité amère, nécessaire et imprévue. Puis, sa bonté m’aida à en supporter le choc en me faisant entrevoir la menace qui pesait sur Limmeridge House, sur moi et sur les autres.
10
C’était un jeudi. Lorsque je descendis pour le petit déjeuner, miss Halcombe, pour la première fois depuis mon arrivée à Limmeridge House, n’occupait pas sa place accoutumée. Miss Fairlie se trouvait sur la pelouse et me salua de loin, sans venir me rejoindre. Aucun mot n’avait été prononcé par elle ou par moi qui eût pu prêter à équivoque, et cependant nous étions aussi embarrassés l’un que l’autre de nous rencontrer seul à seule. Nous attendîmes chacun de notre côté que Mrs Vesey ou miss Halcombe arrivât. Avec quel empressement je l’aurais rejointe, avec quelle ardeur je lui aurais serré la main, avec quelle joie nous aurions repris nos interminables causeries, seulement quinze jours auparavant !
Miss Halcombe arriva enfin, d’un air préoccupé, en s’excusant de son retard.
– J’ai été retenue par Mr Fairlie, dit-elle, pour des questions domestiques qu’il fallait mettre tout de suite au point.
Miss Fairlie rentra du jardin, nous échangeâmes le bonjour habituel, mais sa main se fit plus froide que jamais dans la mienne. Elle ne me regarda pas, mais son visage me parut plus pâle que d’ordinaire. Mrs Vesey elle-même s’en aperçut en entrant.
– Je suppose que c’est le changement de vent, dit la vieille dame. L’hiver approche, ma petite, l’hiver approche !
Hélas ! dans notre cœur à tous deux, l’hiver était déjà là !
Le repas, autrefois égayé par la discussion animée du programme de la journée, fut morne et court. Miss Fairlie semblait en souffrir et regardait sa sœur de temps à autre, avec l’espoir qu’elle romprait cet oppressant silence. Après quelques instants d’hésitation et d’un air troublé qui lui était peu habituel, miss Halcombe parla enfin :
– J’ai vu votre oncle, ce matin, Laura. Il trouve que c’est la chambre pourpre qui doit être mise en ordre et m’a confirmé ce que je vous avais dit : c’est lundi et non mardi qu’il arrive.
Miss Fairlie tenait les yeux fixés sur la table en écoutant ces paroles, tandis que ses doigts ramassaient nerveusement les miettes éparpillées sur la nappe. Son visage était devenu livide et ses lèvres tremblaient. Comme moi, miss Halcombe s’en aperçut et se leva brusquement de table, pour nous en donner l’exemple.
Mrs Vesey sortit de la pièce avec miss Fairlie, dont les tristes yeux bleus se posèrent sur moi un moment, avec la prescience d’un long adieu prochain. Lorsque la porte se fut refermée sur elle, le cœur meurtri, je me dirigeai vers la porte-fenêtre où miss Halcombe m’attendait, le chapeau à la main, en me fixant avec attention.
– Pouvez-vous me consacrer un moment, avant de commencer votre travail ? me demanda-t-elle.
– Certainement, mademoiselle, j’ai toujours le temps pour vous servir.
– Je désire vous dire un mot en privé, Mr Hartright. Prenez votre chapeau et venez au jardin, nous ne serons pas dérangés à cette heure.
Lorsque nous atteignîmes le bout de la pelouse, un jeune jardinier nous croisa, porteur d’une lettre. Miss Halcombe l’arrêta.
– Non, mademoiselle, on m’a dit que c’était pour miss Fairlie, répondit le jeune garçon en tendant la missive à miss Halcombe qui l’examina.
– Étrange écriture ! murmura-t-elle. Qui peut bien écrire à Laura ? (Puis, s’adressant au messager, elle ajouta :) Qui vous l’a remise ?
– Eh bien, mademoiselle, répondit ce dernier, je l’ai reçue d’une femme.
– Quelle femme ?
– Une femme déjà âgée.
– Ah ! une femme que vous connaissez ?
– C’est une étrangère pour moi.
– De quel côté est-elle repartie ?
– Vers cette grille, répondit le garçon, en désignant le côté sud, d’un geste large.
– Bizarre ! dit miss Halcombe. Je suppose que c’est une lettre de demande de secours. Voilà ! ajouta-t-elle en rendant le pli au jardinier. Allez la remettre à la maison…
– … Et maintenant, Mr Hartright, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, marchons de ce côté, voulez-vous ?
Elle me conduisit par le même chemin que le lendemain de mon arrivée, vers le pavillon d’été où j’avais rencontré Laura Fairlie pour la première fois, et, y entrant, elle reprit, après un long silence :
– Ce que j’ai à vous dire, je puis vous le dire ici.
Prenant une chaise, elle m’en désigna une autre.
– Mr Hartright, je vais commencer par vous faire un aveu sans phrase et sans compliment, car je les méprise. Durant votre séjour ici, je me suis prise pour vous d’un sentiment de profonde amitié. La façon dont vous aviez agi vis-à-vis de cette malheureuse, rencontrée la nuit précédant votre arrivée ici, m’avait bien disposée en votre faveur. Si votre conduite n’a pas été prudente, elle a démontré du moins votre maîtrise, la délicatesse et la générosité d’un homme qui a agi en gentleman. Vous ne m’avez pas déçue depuis lors.
Elle s’arrêta, tout en me faisant signe de ne pas l’interrompre.
En entrant dans le pavillon, je ne songeais guère à la Dame en blanc, mais les paroles de miss Halcombe me rendirent présente à la mémoire mon étrange aventure.
– Puisque je suis votre amie, reprit-elle, je vais vous dire directement, dans mon langage brutal et franc, que j’ai deviné votre secret. Je crains, Mr Hartright, que vous n’ayez laissé votre cœur concevoir un attachement sérieux et dévoué pour ma sœur Laura. Je ne veux pas vous obliger à l’avouer et je vous sais trop honnête pour le nier. Je ne vous blâme même pas… Je vous plains tout simplement d’avoir donné votre amour sans espoir. Je sais que vous n’avez jamais essayé de tirer avantage de votre situation, ni n’avez jamais parlé à ma sœur en secret.
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