Les imprécations étaient rares. À peine quelques sceptiques osaient-ils rappeler à demi-voix les entreprises avortées de Boulogne et de Strasbourg.

– C’est fini ! murmura la malheureuse femme, c’est fini !…

Déjà le triomphant cortège était passé. Le cocher reprit sa course, et vingt minutes plus tard il s’arrêtait devant la villa de la rue Sainte-Claire.

Debout près de la grille, Krauss attendait.

Apercevant sa maîtresse :

– Ah ! madame, s’écria le digne serviteur, que vous est-il arrivé !… Nous étions tous, ici, dans une inquiétude mortelle. M. Ducoudray voulait partir à votre recherche ; nous ne savions que faire…

C’est qu’il était deux heures. C’est que les employés des pompes funèbres étaient arrivés. Déjà la porte était tendue de draperies noires…

– Où est… mon mari ? demanda la pauvre femme…

Krauss suffoquait… Pour la dixième fois depuis la veille, il frémit de cette crainte que la raison de sa maîtresse ne résistât pas à tant d’effroyables assauts.

– Hélas ! balbutia-t-il, on a apporté la bière, et… moi-même, j’ai enseveli mon général. Si madame voulait me croire…

– C’est bien !… interrompit-elle.

Et toujours de ce même pas d’automate qui épouvantait tant l’honnête Krauss, l’œil fixe et sec, elle gravit l’escalier…

Le cercueil du général était au milieu de la chambre, posé sur deux tréteaux et recouvert d’une draperie noire avec une grande croix blanche. Auprès, étaient les deux prêtres qui avaient veillé le corps, et M. Ducoudray.

– Que tout le monde se retire, commanda Mme Delorge d’un accent qui ne souffrait pas de réplique, et qu’on m’amène mon fils…

On obéit, et elle demeura seule, debout, devant ce cercueil où en même temps que la dépouille mortelle de son mari on avait scellé sa vie à elle, son bonheur et toutes ses espérances…

Elle se maudissait de ne s’être pas trouvée là pour ensevelir de ses mains l’homme qu’elle avait tant aimé, et elle frissonnait d’un désir immense, impérieux, irrésistible, de le voir une fois encore, la dernière.

Certainement elle allait donner l’ordre de déclouer la bière, quand elle se sentit tirer par sa robe.

C’était son fils, c’était Raymond, qui venait d’entrer, et qui blême, le visage décomposé, la poitrine gonflée de sanglots, lui disait :

– Mère, c’est moi. Tu m’as appelé, que me veux-tu ? Je t’en prie, parle-moi !…

Elle lui prit la main, et l’attirant près du cercueil :

– Si je t’ai fait venir, ô mon fils, prononça-t-elle, c’est qu’il ne faut pas que jamais le souvenir de ce moment affreux s’efface de ta mémoire… Tu n’étais qu’un enfant hier, le coup terrible qui nous frappe doit faire de toi un homme… Tu as désormais à remplir un devoir sacré…

Le malheureux la regardait d’un air de stupeur profonde.

– On t’a dit, poursuivit-elle, je t’ai dit moi-même que ton père a été tué en duel… C’est faux, tout me le prouve. Ton père, le vaillant et loyal soldat, a été assassiné ! et je connais le meurtrier… Oui, je suis prête à jurer, sur mon salut éternel, que je le connais…

Elle respira avec effort, et reprit, en laissant tomber lourdement chacune de ses paroles :

– Les circonstances sont telles, mon fils, que tout sera mis en œuvre, sans doute, pour étouffer la vérité. Il se peut que le coupable paraisse tout à coup hors de notre portée. N’importe ! ton père, Raymond, doit être vengé. C’est à cette œuvre que je vais consacrer ma vie. Peut-être y succomberai-je. Alors tu seras là… Jure-moi, mon fils, que ton père sera vengé, que tu consacreras à cette cause sainte tout ce que tu auras de force, d’intelligence et d’énergie… Jure que tu renonces à t’appartenir tant que le lâche assassin n’aura pas été puni !…

D’un geste solennel, Raymond étendit la main au-dessus du cercueil, et dit :

– Je le jure !…

Mme Delorge n’eut pas le temps d’ajouter une syllabe.

Des pas lourds ébranlaient l’escalier, des hommes vêtus de la sinistre livrée des pompes funèbres parurent à la porte de la chambre, disant entre eux :

– Voilà le cercueil à descendre… Mâtin ! il n’a pas l’air léger !

Ils s’approchaient, insoucieux de leur besogne lugubre, tout en échangeant ces réflexions, et déjà ils enlevaient la draperie noire…

Oh ! alors, véritablement, Mme Delorge sentit son cœur se briser et sa raison vaciller… Folle de douleur, elle se jeta contre le cercueil, en s’écriant :

– Non ! vous ne l’emporterez pas, je vous le défends…

Mais c’était la convulsion suprême de sa douleur, ses bras presque aussitôt se détendirent, ses yeux se fermèrent, sa tête se renversa en arrière et elle roula inanimée sur le tapis…

VII

Il faisait nuit depuis longtemps, lorsqu’avec le libre exercice de sa raison, Mme Delorge recouvra la faculté de souffrir.

Elle était couchée dans la chambre, dans le lit de son fils.

Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Près du feu, dans un fauteuil, une femme de chambre sommeillait à demi…

Ce qui s’était passé depuis le moment où elle avait perdu connaissance, la pauvre femme le comprenait.

On l’avait fait revenir à elle, on l’avait couchée et elle s’était endormie de ce sommeil de plomb qui suit les grandes crises, faveur suprême de la nature.

Mais un grand apaisement s’était fait en son âme, si grand qu’elle s’en étonnait presque. Sans cesser d’être aussi profonde et aussi intense, sa douleur était devenue calme. Elle pouvait réfléchir, envisager froidement sa situation présente, et mesurer la grandeur des devoirs que lui réservait l’avenir.

Ainsi elle s’efforçait de voir clair en elle-même, quand, à un mouvement qu’elle fit, la femme de chambre se leva et s’approcha.

– Madame est éveillée ?… demandait cette fille ; madame se sent-elle mieux ?…

– Oui, bien mieux… Quelle heure est-il ?

– Dix heures bientôt.

– Où sont mes enfants ?

– Mlle Pauline est couchée. M. Raymond est avec M. Ducoudray dans le bureau de…

Elle hésita, et c’est en balbutiant qu’elle acheva :

– … Dans le bureau de défunt monsieur.

Elle avait tort d’hésiter. La douleur de Mme Delorge n’était pas de celles qui, mesquines et idiotes, dépendent d’un mot, que telle expression calme et que telle autre avive.

– Puisqu’il en est ainsi, dit-elle, donnez-moi ce qu’il me faut pour m’habiller.

– Quoi ! madame veut se lever, malade comme elle l’est ?…

– Je ne suis pas malade… Faites ce que je vous dis. Il faut que je remercie M. Ducoudray, et lui-même doit souhaiter me parler.

Elle ne se trompait pas, et c’était avec la plus vive impatience qu’en ce moment même le digne bourgeois attendait son réveil.

Il avait appris enfin les événements de la matinée, les mesures du coup d’État, et se demandait, non sans anxiété, quel avait pu être le résultat des recherches de Mme Delorge.

Cela le préoccupait si fort, qu’au lieu de courir à Paris, pour s’informer, pour voir, comme ç’avait été sa première inspiration, il était revenu, aussitôt l’enterrement, à la villa de la rue Sainte-Claire.

Cependant, la soirée s’avançait et il songeait à se retirer, lorsque Mme Delorge parut…

Il se dressa, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres à la vue de la malheureuse femme.

Ses cheveux n’avaient pas blanchi en une nuit, comme il arrive fréquemment dans les romans, mais en vingt heures, elle avait vieille de vingt années.

Élisabeth Delorge, la belle, l’adorée, l’heureuse épouse, n’était plus.

Celle qu’il voyait, pâle et glacée sous ses vêtements de deuil, le regard éteint et le visage immobile, c’était Mme veuve Delorge.

Cependant il ne tarda pas à se remettre de son étonnement, et clairement et brièvement, elle lui dit les événements de la matinée.

Il en était indigné, exaspéré, furieux…

Car il était libéral, ainsi qu’il s’en faisait gloire, passionnément libéral. Il avait toujours fait une opposition farouche au tyran Louis-Philippe, et avait même contribué, sans s’en douter, à le renverser, ce dont, matin et soir, dans le silence de son logis, il demandait pardon au bon Dieu.

Quant au reste, sans être aussi affirmatif que Mme Delorge, il partageait ses soupçons.

Que le général eût eu connaissance du complot, cela ne lui semblait pas douteux. On avait dû lui faire des ouvertures à brûle-pourpoint ; sa loyauté s’en était indignée, il avait peut-être menacé de parler, et le négociateur n’avait pas hésité à le tuer, pour assurer le secret de la conspiration.

Mais ce meurtrier était-il vraiment M. de Combelaine ?… C’est ce dont M. Ducoudray n’était pas absolument persuadé, disant qu’un sourire sur les lèvres d’un homme ne prouve pas qu’il a commis un crime…

– Il l’a commis, j’en suis sûre ! interrompit violemment Mme Delorge. Cet homme a été notre mauvais génie. Tous nos malheurs datent du jour où il est arrivé à Oran avec M. de Maumussy et M. Coutanceau. Déjà ils préparaient le coup d’État qui éclate aujourd’hui. Maintenant, je sais ce qu’ils avaient pu dire à mon mari, le jour où il les chassa de chez lui… Depuis, je n’ai pas revu M. de Maumussy, mais M. de Combelaine est venu ici deux fois… Allez, il est de ces pressentiments qui ne trompent pas : l’assassin, c’est lui !…

Malheureusement, les circonstances étaient étrangement contraires.

– Car, bien évidemment, disait M. Ducoudray, la mort de mon pauvre ami va passer inaperçue… Et quand le calme sera rétabli, quelle que soit d’ailleurs l’issue de la lutte, on l’aura oublié. C’est triste à dire, mais c’est ainsi. Obtiendrons-nous seulement une enquête ? Et si nous l’obtenons, comment faire éclater la vérité ? Où trouver des preuves, des témoins ?…

Il fut interrompu par l’entrée brusque de Krauss, lequel arrivait, un papier à la main, criant :

– Ah ! monsieur, si vous saviez !…

Mais il demeura béant en apercevant Mme Delorge, qu’il croyait encore couchée, et durant dix secondes il parut se demander s’il devait se taire ou parler.

Enfin, s’arrêtant à ce dernier parti :

– Je crains bien, reprit-il, que Marie, la cuisinière, n’ait fait une grosse sottise. Ce tantôt, pendant… l’enterrement, un homme s’est présenté, un homme qui voulait absolument parler à madame, pour une affaire très importante, à ce qu’il assurait, et qui concernait mon pauvre défunt maître… Madame dormait à ce moment, la cuisinière était seule à la maison, elle répondit qu’il n’y avait personne… L’homme parut désolé, et dit qu’il repasserait… Puis, se ravisant, il demanda du papier et un crayon et écrivit ceci…

Le papier que lui présentait Krauss, Mme Delorge le prit, le lut d’un coup d’œil, et le passa à M. Ducoudray, en disant :

– Vous demandiez des témoins, monsieur, que pensez-vous de celui-ci ?…

Sur ce papier il y avait écrit, d’une mauvaise écriture :

« Laurent Cornevin, employé aux écuries de l’Élysée, à son domicile à Montmartre, rue Mercadet. »

Le digne M. Ducoudray avait bondi sur son fauteuil.

– C’est lui, s’écria-t-il, c’est certainement ce garçon d’écurie qui éclairait, m’a-t-on dit, le général et son adversaire. Cet homme sait la vérité, lui !… Quel malheur que je n’aie pas été là quand il est venu !… Pourquoi ne m’a-t-on pas remis cette adresse aussitôt mon retour ?…

Le brave Krauss était désolé.

– Hélas ! fit-il, elle n’y attachait aucune importance, la pauvre fille, et c’est bien par hasard qu’elle m’en a parlé. Elle comptait le remettre demain à madame.

Déjà le bonhomme Ducoudray avait pris une grande résolution.

– C’est un malheur aisément réparable, s’écria-t-il. Demain, avant huit heures, je serai rue Mercadet, et je verrai ce Cornevin. Il y aura peut-être quelque chose demain, mais je suis bourgeois de Paris, et une révolution ne me fait pas peur !…

À ce grand empressement du digne M. Ducoudray, il était certains mobiles dont il se gardait de souffler mot, mais qui diminuaient quelque peu son mérite.

Il avait fort réfléchi depuis la veille.

Considérant la situation de Mme Delorge et la sienne, il s’était demandé pourquoi un bel et bon mariage ne réunirait pas, dans un avenir plus ou moins rapproché, selon les circonstances, leur double veuvage ?

Pour sa part, il ne discernait aucun obstacle sérieux à ce projet flatteur.

Elle n’avait pas quarante ans, il est vrai, et il atteignait, lui, la soixantaine ; mais si elle était belle encore, il était, lui, toujours vert, et une différence de vingt années entre la femme et le mari n’est pas rare dans les meilleurs ménages.

Le désespoir où il voyait Mme Delorge ne le décourageait aucunement.

Est-ce qu’il n’avait pas été désespéré, lui aussi, lors de la mort de sa pauvre défunte ! Il s’était consolé.