J’avais assez de me tirer d’affaire. Pensez donc ! le feu !
– Et tu n’as rien observé ?…
– Si. La tête de Van Houben, dans les coulisses.
– Tu le connaissais donc ?
– Non, mais il hurlait : « Mes diamants ! dix millions de diamants ! C’est affreux ! Quelle catastrophe ! » et il sautait d’un pied sur l’autre comme si les planches le brûlaient. Tout le monde se tenait les côtes. »
Elle s’était levée et gaiement sautait comme Van Houben. Elle avait, dans la robe très simple qu’elle portait – une robe de serge noire, à peine serrée à la taille – la même élégance onduleuse que dans sa riche toilette de l’Opéra. Son corps long et mince, bien proportionné, se devinait comme la chose du monde la plus parfaite. Le visage était fin et délicat, la peau mate, les cheveux ondulés et d’une jolie couleur blonde.
« Danse, Arlette, puisque tu es debout, danse ! »
Elle ne savait pas danser. Mais elle prenait des poses, et elle faisait des pas, qui étaient comme la mise en scène plus fantaisiste de ses présentations de modèles. Spectacle amusant et gracieux dont ses compagnes ne se lassaient point. Toutes, elles l’admiraient, et, pour elles toutes, Arlette était une créature spéciale, promise à un destin de luxe et de fête.
« Bravo, Arlette, s’écriaient-elles, tu es ravissante.
– Et tu es la meilleure des camarades puisque, grâce à toi, trois d’entre nous vont filer sur la Côte d’Azur. »
Elle s’assit en face d’elles, et rose d’animation, les yeux brillants, elle leur dit, d’un ton de demi-confidence où il y avait un peu d’exaltation souriante, de la tristesse aussi, et de l’ironie :
« Je ne suis pas meilleure que vous, pas plus adroite que toi, Irène, moins sérieuse que Charlotte, et moins honnête que Julie. J’ai des amoureux comme vous… qui m’en demandent plus que je ne veux leur donner… mais à qui tout de même je donne plus que je ne voudrais. Et je sais qu’un jour ou l’autre, ça finira mal. Que voulez-vous ? On ne nous épouse guère, nous. On nous voit avec de trop belles robes, et on a peur.
– Qu’est-ce que tu crains, toi ? dit une des jeunes filles. Les cartes te prédisent la fortune.
– Par quel moyen ? Le vieux monsieur riche ? Jamais. Et cependant, je veux arriver.
– À quoi ?
– Je ne sais pas… Tout cela tourbillonne dans ma tête. Je veux l’amour, et je veux l’argent.
– À la fois ? Mazette ! et pour quoi faire ?
– L’amour pour être heureuse.
– Et l’argent ?
– Je ne sais pas trop. J’ai des rêves, des ambitions, dont je vous ai parlé souvent. Je voudrais être riche… pas pour moi… pour les autres plutôt… pour vous, mes petites… Je voudrais…
– Continue, Arlette. »
Elle dit plus bas, en souriant :
« C’est absurde… des idées d’enfant. Je voudrais avoir beaucoup d’argent, qui ne serait pas à moi, mais dont je pourrais disposer. Par exemple, être commanditée, patronne, à la tête d’une grande maison de couture où il y aurait une organisation nouvelle, beaucoup de bien-être… et puis surtout des dots pour les ouvrières… oui, afin que chacune de vous puisse se marier à son gré. »
Elle riait gentiment de son rêve absurde. Les autres étaient graves. L’une d’elles s’essuya les yeux.
Elle poursuivit :
« Oui, des dots, de vraies dots en argent liquide… Je ne suis pas bien instruite… Je n’ai même pas mon brevet… Mais, tout de même, j’ai écrit une notice sur mes idées avec des chiffres et des fautes d’orthographe. À vingt ans on aura sa dot… et puis un trousseau pour le premier enfant… et puis…
– Arlette, au téléphone ! »
La directrice des ateliers avait ouvert la porte et appelait la jeune fille.
Celle-ci se dressa, pâle tout à coup et anxieuse.
« Maman est malade », chuchota-t-elle.
On savait, chez le couturier Chernitz, que seules étaient transmises aux employées les communications sérieuses, concernant un deuil de famille ou une maladie. Et l’on savait aussi qu’Arlette adorait sa mère, qu’elle était fille naturelle, et qu’elle avait deux sœurs, anciens mannequins, qui s’étaient enfuies à l’étranger avec des hommes.
Dans le silence, Arlette osait à peine avancer.
« Dépêchez-vous », insista la directrice.
Le téléphone se trouvait dans la pièce voisine. Pressées contre la porte entrouverte, les jeunes filles entendirent la voix défaillante de leur camarade qui balbutiait :
« Maman est malade, n’est-ce pas ? C’est son cœur ? Mais qui est à l’appareil ?… C’est vous, madame Louvain ?… Je ne reconnais pas votre voix… Et alors, un docteur ? Lequel, dites-vous ? Le docteur Bricou, rue du Mont-Thabor, n° 3 bis ?… Il est prévenu ? Et je dois venir avec lui ? Bien, j’y vais. »
Sans un mot, toute tremblante, Arlette empoigna son chapeau dans un placard et se sauva. Ses camarades se précipitèrent vers la fenêtre et la virent, à la clarté des réverbères, qui courait en regardant les numéros. Tout au bout, à gauche, devant le 3 bis sans doute, elle s’arrêta. Il y avait une auto, et, sur le trottoir, se tenait un monsieur dont on ne voyait guère que la silhouette et les chaussures à tige claire. Il se découvrit et lui adressa la parole.
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