Un sage ne servira qu’en sa qualité d’homme et ne se laissera pas réduire à être « la glaise » qui « bouche le trou par où soufflait le ven » ; il laisse ce rôle à ses cendres pour le moins.
Je suis de trop haut lieu pour me laisser approprier
Pour être un subalterne sous contrôle
Le valet et l’instrument commode
D’aucun État souverain de par le monde
Celui qui se voue corps et âme à ses semblables passe à leurs yeux pour un bon à rien, un égoïste, mais celui qui ne leur voue qu’une parcelle de lui-même est salué des titres de bienfaiteur et philanthrope.
Quelle attitude doit adopter aujourd’hui un homme face au gouvernement américain ? Je répondrai qu’il ne peut sans déchoir s’y associer. Pas un instant, je ne saurais reconnaître pour mon gouvernement cette organisation politique qui est aussi le gouvernement de l’esclave.
Tous les hommes reconnaissent le droit à la révolution, c’est-à-dire le droit de refuser fidélité et allégeance au gouvernement et le droit de lui résister quand sa tyrannie ou son incapacité sont notoires et intolérables. Il n’en est guère pour dire que c’est le cas maintenant. Mais ce l’était, pense-t-on, à la Révolution de 1775. Si l’on venait me dire que le gouvernement d’alors était mauvais, parce qu’il taxait certaines denrées étrangères entrant dans ses ports, il y aurait gros à parier que je m’en soucierais comme d’une guigne, car je peux me passer de ces produits-là. Toutes les machines ont leur friction et peut-être celle-là fait-elle assez de bien pour contrebalancer le mal. En tout cas… c’est une belle erreur de faire tant d’embarras pour si peu. Mais quand la friction en arrive à avoir sa machine et que l’oppression et le vol sont organisés, alors je dis « débarrassons-nous de cette machine ». En d’autres termes, lorsqu’un sixième de la population d’une nation qui se prétend le havre de la liberté est composé d’esclaves, et que tout un pays est injustement envahi et conquis par une armée étrangère et soumis à la loi martiale, je pense qu’il n’est pas trop tôt pour les honnêtes gens de se soulever et de passer à la révolte. Ce devoir est d’autant plus impérieux que ce n’est pas notre pays qui est envahi, mais que c’est nous l’envahisseur.
Paley qui fait généralement autorité en matière de morale, dans son chapitre intitulé « Sur le devoir de la soumission au Gouvernement civil », ramène toute obligation civique à une formule d’opportunisme et il poursuit « Aussi longtemps que l’intérêt de toute la société l’exige, c’est-à-dire tant qu’on ne peut résister au gouvernement établi ou le changer sans troubler l’ordre public, la volonté de Dieu est d’obéir au gouvernement établi et de ne plus… »
Ce principe, une fois admis, la justice de chaque cas particulier de résistance se réduit à une évaluation de l’importance du danger et du grief d’une part, et de la probabilité et du prix de la réforme d’autre part. « Sur ce point, dit-il, chacun est juge. » Mais Paley semble n’avoir jamais envisagé de cas auxquels la règle d’opportunisme n’est pas applicable, où un peuple aussi bien qu’un individu doit faire justice, à tout prix. Si j’ai injustement arraché une planche à l’homme qui se noie, je dois la lui rendre au risque de me noyer. Ceci, selon Paley, serait inopportun. Mais celui qui, dans un tel cas, voudrait sauver sa vie, la perdrait. Ce peuple doit cesser de maintenir l’esclavage et de porter la guerre au Mexique, même au prix de son existence nationale.
Dans la pratique, les nations sont d’accord avec Paley, mais y a-t-il quelqu’un pour penser que le Massachusetts agisse en toute justice dans la conjoncture actuelle ?
Dans ses brocards de pute, un État qui tapine
La traîne portée haut, et l’âme à la sentine.
En langage clair, ce n’est pas la kyrielle de politiciens du Sud qui s’oppose à une réforme au Massachusetts, mais la kyrielle de marchands et de fermiers qui s’intéressent davantage au commerce et à l’agriculture qu’à l’humanité et qui ne sont nullement prêts à rendre justice à l’esclave et au Mexique, à tout prix.
Je ne cherche pas querelle à des ennemis lointains mais à ceux qui, tout près de moi, collaborent avec ces ennemis lointains et leur sont soumis : privés d’aide ces gens-là seraient inoffensifs. Nous sommes accoutumés de dire que la masse des hommes n’est pas prête ; mais le progrès est lent, parce que l’élite n’est, matériellement, ni plus avisée ni meilleure que la masse. Le plus important n’est pas que vous soyez au nombre des bonnes gens mais qu’il existe quelque part une bonté absolue, car cela fera lever toute la pâte. Il y a des milliers de gens qui par principes opposent à l’esclavage et à la guerre mais qui en pratique ne font rien pour y mettre un terme ; qui se proclamant héritiers de Washington ou de Franklin, restent plantés les mains dans les poches à dire qu’ils ne savent que faire et ne font rien ; qui même subordonnent la question de la liberté à celle du libre échange et lisent, après dîner, les nouvelles de la guerre du Mexique avec la même placidité que les cours de la Bourse et peut-être, s’endorment sur les deux. Quel est le cours d’un honnête homme et d’un patriote aujourd’hui ? On tergiverse, on déplore et quelquefois on pétitionne, mais on n’entreprend rien de sérieux ni d’effectif. On attend, avec bienveillance, que d’autres remédient au mal, afin de n’avoir plus à le déplorer. Tout au plus, offre-t-on un vote bon marché, un maigre encouragement, un « Dieu vous assiste » à la justice quand elle passe. Il y a 999 défenseurs de la vertu pour un seul homme vertueux. Mais il est plus facile de traiter avec le légitime possesseur d’une chose qu’avec son gardien provisoire.
Tout vote est une sorte de jeu, comme les échecs ou le trictrac, avec en plus une légère nuance morale où le bien et le mal sont l’enjeu ; les problèmes moraux et les paris, naturellement l’accompagnent. Le caractère des votants est hors jeu. Je donne mon vote, c’est possible, à ce que j’estime juste ; mais il ne m’est pas d’une importance vitale que ce juste l’emporte. Je veux bien l’abandonner à la majorité. Son urgence s’impose toujours en raison de son opportunité. Même voter pour ce qui est juste, ce n’est rien faire pour la justice. Cela revient à exprimer mollement votre désir qu’elle l’emporte. Un sage n’abandonne pas la justice aux caprices du hasard ; il ne souhaite pas non plus qu’elle l’emporte par le pouvoir d’une majorité.
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