Te semper anteit sæva necessitas.
[7] Il était minuit passé. Ceci explique le cadentia sidera somnos de Virgile: les étoiles tombaient de leur plus haute élévation, ou de leur méridien, vers le couchant.
[8] Ce supplice est bien fait pour l'aveugle passion qui est ici punie: les âmes vindicatives n'ont pas oublié leurs fureurs, et doivent à jamais les exercer sur elles-mêmes.
Les commentateurs, trompés par l'expression d'accidioso fumo, ont cru que les âmes qui sont au fond du bourbier étaient celles des paresseux: mais cette seconde foule, séparée de celle qui agite la surface du Styx, n'est composée que d'âmes plus vindicatives encore. Accidioso fumo, qui revient au lentis ignibus d'Horace, exprime très-bien cette rancune longue et tenace des vindicatifs, qui éternise les haines et trouble la paix des familles et de la société.
CHANT VIII
ARGUMENT
Suite du cinquième cercle, où on trouve Phlégias, emblème des vindicatifs.—Passage du Styx.—Première entrevue des démons.
Nous ne touchions pas encore au pied de la tour [1] lorsque nous vîmes deux flammes se placer sur le faîte: bientôt après, une troisième répondait à ce double signal, mais si lointaine, que ses rayons tremblants expiraient dans l'ombre.
Je dis alors à celui dont l'oeil m'éclairait dans ces abîmes:
—Quelle main élève ces flammes et que nous présagent-elles?
—Tu verrais déjà, me dit-il, celui qui traverse l'eau marécageuse, si ton regard perçait les vapeurs qui dorment sur son sein.
Le trait que l'arc tendu repousse fuit d'une aile moins rapide que la barque légère qui venait à nous sous la rame d'un seul pilote. Il s'écriait de loin:
—Te voilà donc, âme maudite!
—Phlégias, Phlégias! tu te trompes cette fois, lui dit mon guide; nous serons avec toi, mais seulement pour le trajet du Styx.
À ces mots, le nocher frémit et poussa des soupirs confus tel qu'un homme qui, trompé dans son attente, ouvre une bouche plaintive et s'abandonne aux regrets [2].
Mon guide fut le premier dans la barque; j'y descendis après lui: elle parut fuir sous nos pieds, et l'antique proue, étonnée de sa nouvelle charge, traçait dans l'onde un sillon plus profond.
Tandis qu'elle glissait sur l'immobile surface, une ombre souleva les flots épais devant nous et me dit:
—Ô toi qui viens avant ton heure, quel es-tu?
—Je viens, mais je passe outre, répondis-je; et toi, dis plutôt qui tu es, immonde et laid fantôme?
—Tu le vois, je pleure avec ceux qui pleurent.
—Pleure à jamais, m'écriai-je, ombre maudite; je te reconnais sous ton masque hideux.
Aussitôt l'ombre saisit à deux mains les bords de la nacelle; mais mon guide la repoussant:
—Retire-toi, lui dit-il, et va hurler loin de nous.
Jetant ensuite ses bras autour de moi, il m'embrassait et s'écriait:
—Béni soit le sein qui t'a conçu! Je loue ton courroux généreux contre cet esprit superbe: on n'a pu recueillir dans sa vie entière le souvenir d'une seule vertu; mais ses fureurs insensées vivent encore ici-bas pour son tourment. Combien en est-il sur la terre qui fatiguent tes yeux de leur pourpre odieuse et qui tomberont dans les fanges du Styx, comme de vils sangliers, laissant à leur nom l'héritage de leur opprobre!
—Maître, repris-je, tandis que nous sommes ici, ne pourrais-je voir encore cette ombre infâme se débattre sur l'onde noire?
—Tu la verras, me dit-il, avant que cette proue touche au rivage.
Et bientôt après la foule bourbeuse des enfants du Styx s'éleva et se jeta en fureur sur cette âme, et j'entendais ces cris redoublés: À PHILIPPE ARGENTI [3]. Le Florentin, désespéré, tournait sur lui-même sa dent meurtrière: je le vis, et j'en loue l'éternelle justice.
Ce spectacle m'arrêtait encore lorsque, frappé des sons plaintifs qui arrivèrent jusqu'à moi, je portai mes regards dans l'éloignement.
—Dans peu, dit mon guide, tu découvriras la cité du prince des Enfers et l'affluence des esprits resserrés dans ses murs.
—Déjà, répondis-je, mon oeil aperçoit dans ces gorges lointaines des tours rougissantes comme si la flamme les eût pénétrées.
—Tu les vois, ajouta le poëte, se colorer des feux de l'incendie éternel allumé dans leur sein.
Parcourant ainsi les fossés profonds dont cette terre de douleur est entourée, nous parvînmes, après de longs détours, aux murailles de fer qui défendent la cité, et le nocher farouche nous dit:
—Descendez, voilà l'entrée.
Des milliers d'anges [4], enfants déshérités des Cieux, gardaient la porte de la cité. A ma vue, ils se disaient en frémissant:
—Quel est celui qui ose, encore vivant, fouler la région des morts?
Mais le sage qui me guidait étendit la main comme pour demander un entretien secret: son geste suspendit leur courroux.
—Approche donc seul, dirent-ils, et laisse là ce téméraire qui n'a pas craint de visiter notre empire: demeure avec nous et que, dans sa folie, il aille retrouver sans toi ses vestiges perdus dans la nuit.
Quelle fut ma consternation à ces paroles cruelles, qui m'ôtaient pour jamais l'espoir du retour!
—Ô bon génie! qui tant de fois avez ranimé ce coeur défaillant, vous dont le regard tutélaire me guidait sur le bord des abîmes, ne m'abandonnez pas, m'écriai-je dans ma détresse; et si l'abord de ces lieux nous est fermé, retournons plutôt ensemble sur nos premiers pas.
—Rassure-toi, me dit le sage, et crois que le bras qui nous soutient brisera ces obstacles: je ne t'abandonnerai pas dans ces demeures sombres; tu peux attendre ici mon retour. Il me quitte à ces mots, et je reste ainsi loin de sa présence paternelle, suspendu entre le doute et la frayeur.
Je ne pus entendre son entretien avec les rebelles; mais il le rompit bientôt. Ces antiques ennemis de l'homme s'éloignèrent précipitamment; et, rentrant en tumulte dans la cité, ils en fermèrent à grand bruit les portes sur mon guide. Je le vis alors revenir à pas lents: l'abattement avait terni son visage, et ses regards éteints tombaient à ses pieds. Il soupirait et disait:
—Comment ont-ils osé me fermer l'accès de leur demeure?
Il ajoutait ensuite:
—Mon trouble ne doit point t'alarmer; j'humilierai cette folle résistance, et c'est dans ces mêmes remparts que leur orgueil frémissant sera vaincu. Leur insolence n'est pas nouvelle: il est, plus près du jour, une porte qui atteste encore leurs fureurs, et qui n'a plus roulé depuis sur ses gonds fracassés; debout sur son seuil, tu as lu l'inscription de mort [5].
Mais déjà loin d'elle, franchissant les premiers cercles de l'abîme, s'avance à grands pas celui qui doit ouvrir devant nous ces portes redoutées.
NOTES
SUR LE HUITIÈME CHANT
[1] Cette tour est comme un poste avancé sur les bords du Styx. Dès qu'il se présente des âmes à passer, il s'élève au sommet de la tour autant de flammes, pour donner le signal aux démons qui habitent au delà du fleuve, et qui répondent en élevant une autre flamme.
[2] Phlégias, roi des Lapithes, mit le feu au temple d'Apollon, pour se venger de l'affront que ce dieu avait fait à sa fille. Quoique ce héros de la fable se fût vengé légitimement, les poëtes, comme enfants d'Apollon, se sont plu à le damner. Il s'occupe ici à passer les âmes au delà du Styx, mais il ne quitte pas le séjour des vindicatifs.
[3] Argenti était de l'illustre famille des Adhémars; homme puissamment riche et d'une force de corps prodigieuse, mais d'une brutalité plus grande encore. Boccace en fait mention.
L'exemple de ce Philippe Argenti, homme violent et colérique, aurait dû détromper les commentateurs de l'opinion où ils sont tous que le Styx est le séjour des paresseux. Il est évident d'ailleurs que les paresseux et les colériques ne peuvent être soumis au même supplice; et que les moins coupables, c'est-à-dire les paresseux, ne peuvent être les plus sévèrement punis: ce qui arriverait s'ils étaient au fond du bourbier. Une raison qui n'est pas moins décisive, c'est que Dante a placé tous les paresseux en purgatoire.
[4] C'est ici comme la forteresse des Enfers avec sa nombreuse garnison. Il faut observer que le grand espace que nous avons parcouru n'est que le vestibule des Enfers, rempli au delà de l'Achéron par les âmes tièdes; et en deçà, par les Limbes, les amants, les gourmands, les avares avec les prodigues, et les vindicatifs. Nous passons maintenant à des crimes plus graves et à un Enfer plus rigoureux.
[5] Il fait allusion à la porte des enfers, dont on a lu l'inscription au troisième chant, et suppose que Lucifer et ses anges avaient autrefois brisé cette porte pour s'échapper et venir sur la terre. Dans le premier vers de l'inscription, la città dolente désigne clairement les anges rebelles renfermés effectivement dans la cité: ce que j'observe pour justifier la traduction de ce premier vers, et de peur qu'on n'accuse le poëte de pléonasme, pour avoir dit città dolente et eterno dolore.
CHANT IX
ARGUMENT
Les deux poëtes sont toujours en présence de la cité.—Apparition des
Furies.—Un ange vient ouvrir les portes de la cité.—Sixième cercle,
où sont punies les âmes infectées d'hérésies.
Le sage de Mantoue, qui lut ma frayeur sur mon front décoloré, calma son trouble, et s'arrêta dans l'attitude d'un homme qui écoute; car l'épaisse nuit éteignait nos regards dans son ombre.
—Nous vaincrons, disait-il, cette foule obstinée: mais si celui qui doit venir… que ne puis-je hâter sa venue!
Ces mots entrecoupés, qui s'accordaient mal entre eux, accrurent mon émotion: il semblait que mon guide eût retenu sur ses lèvres des paroles plus affligeantes.
—Vit-on jamais, lui demandai-je, une âme descendre des bords que vous habitez, dans ces dernières profondeurs?
Il me répondit:
—L'abîme voit rarement les habitants des Limbes; mais il est vrai que j'ai pénétré jadis au delà de ces remparts. La terre avait depuis peu reçu ma froide dépouille, quand la cruelle Ericton [1], qui du sein des morts rappelait les esprits à la vie, me força d'évoquer une ombre au cercle du traître Judas, dans ce cachot central, dernier asile de la nuit, le plus reculé de la dernière enceinte des mondes [2]. Tu peux croire que ces routes me sont connues. La cité des douleurs, qui nous est fermée, baigne ses vastes flancs dans les eaux qui dorment à ses pieds, et respire à jamais leur haleine impure.
Mon guide ajouta d'autres paroles, dont la trace fugitive échappe à mon souvenir; car la tour qui élevait devant moi ses créneaux flamboyants appelait tous mes regards [3].
Tout à coup, les trois Furies se montrèrent sur le faîte qu'elles surmontaient de tout leur corps. Elles agitaient leurs membres teints de sang et les couleuvres verdâtres qui ceignaient leurs reins, tandis que d'autres serpents se jouaient comme les flots d'une chevelure sur leurs tempes livides.
—Voilà les Euménides, me dit le sage, qui reconnut ces trois filles de l'éternelle nuit: Tisiphone se dresse au milieu; Mégère est à sa gauche; Alecton pleure à sa droite.
Je les voyais se meurtrir le sein à coups redoublés et le déchirer de leurs ongles cruels. Elles poussaient à la fois des cris si féroces, que je me jetai tout éperdu dans les bras de mon guide.
—Appelons Méduse, disaient-elles en se courbant vers moi; changeons-le en roche immobile: nous nous sommes mal vengées de l'audacieux Thésée.
—Détourne les yeux, s'écria mon guide; si ton regard rencontrait la soeur des Gorgones, tu aurais vu le jour pour la dernière fois.
Lui-même aussitôt, détournant mon visage, jeta ses deux mains sur mes paupières abaissées.
Sages qui m'écoutez, c'est pour vous que la vérité brille dans la nuit de mes chants mystérieux [4].
Cependant un bruit formidable croissait dans l'éloignement; le Styx s'était ému, et l'onde tournoyante heurtait avec fracas son double rivage. Tel sous un ciel embrasé, l'ouragan bat les forêts mugissantes: d'une aile vigoureuse, il brise et disperse les rameaux antiques; les fleurs arrachées volent dans ses flancs poudreux: il marche avec orgueil, et chasse devant lui les animaux et l'homme épouvanté.
Alors mon guide, écartant ses mains, me dit:
—Allonge tes regards vers ces lieux où le mélange plus épais de la nuit et de la fumée presse la surface écumeuse.
Je regardai; et, comme on voit sur les bords des étangs les timides grenouilles se disperser devant la couleuvre ennemie, ainsi je vis la foule des morts se précipiter devant les pas de celui qui traversait le Styx à pied sec. Il s'avançait, et repoussait avec un pénible dédain les vapeurs grossières qui offusquaient sa vue.
Aussitôt je me tournai vers mon guide; et au signe qu'il me fit, je m'inclinai dans le silence et le respect, en présence de l'envoyé des Cieux. Je le vis s'approcher d'un air courroucé et toucher avec sa baguette les portes infernales, qui s'ouvrirent sans résistance. Debout sur leur horrible seuil, il dit à voix haute:
—Race odieuse, que le Ciel rejeta, qui peut donc réveiller votre antique orgueil? Pourquoi vous opposer à cette volonté qui ne ploya jamais, et qui tant de fois s'est appesantie sur vos têtes? A quoi sert de heurter sa destinée? Votre Cerbère, s'il vous en souvient, porte encore les marques de sa folle résistance[5].
À ces mots, il passe et franchit devant nous la surface écumeuse, sans nous parler; tel qu'un homme absorbé tout entier dans sa pensée, et qui ne voit rien autour de lui.
Cependant la puissance de sa parole nous avait rassurés, et nous entrâmes sans obstacle dans la noire enceinte.
Désireux de connaître ce nouveau séjour, j'avançais, regardant de toutes parts: mais je ne découvris qu'une plaine immense, qui se prolongeait devant moi comme une vaste scène de désolation.
Ainsi que près des bords où le Rhône fatigué croupit dans la campagne, ou près du golfe Carnaro [6] qui baigne les derniers contours de l'Italie, on voit les champs tristement décorés de tombeaux; ainsi voyais-je autour de moi la plaine hérissée de sépulcres.
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