Le tronc aussitôt frémit et s'écrie:
—Pourquoi me déchires-tu?
Je vois alors couler un sang noir, et j'entends encore le même cri:
—Pourquoi me déchires-tu? Mon infortune ne peut donc t'attendrir? Je fus homme avant d'animer ce tronc; et ta main cruelle aurait dû m'épargner, quand je n'eusse été qu'un reptile [2].
Ainsi que le bois vert pétille au milieu des flammes, et verse avec effort sa sève qui sort en gémissant, de même le tronc souffrant versait par sa blessure son sang et ses plaintes. Immobile, et saisi d'une froide terreur, je laisse échapper le rameau sanglant.
—Ombre trop malheureuse, dit alors mon guide, celui-ci t'a blessée pour avoir écouté mon conseil; mais pardonne-lui cet outrage; il n'aurait pas porté sur toi sa main cruelle, s'il eût pu croire un tel prodige sans le voir. Daigne à présent, pour qu'il puisse expier son offense, lui révéler ta condition passée; il honorera ta mémoire dans le monde où son destin le rappelle.
Le tronc nous rendit ainsi sa réponse:
—Ma douleur cède au charme de tes paroles: ce que tu dis m'invite à te faire le récit de tous mes maux. Je vivais auprès de Frédéric, et maître de son coeur, je l'ouvrais et le fermais à mon gré. Mais sa haute faveur et mon incorruptible fidélité me creusaient des abîmes. Cette furie, dont l'oeil empoisonné veille sur le palais des Césars, l'Envie, peste des cours, souleva contre moi ses satellites: en vain j'avais su les écarter; leur foule irritée prévalut sur l'esprit du maître, et je vis rapidement les délices et la gloire céder la place au deuil et à l'ignominie. Rassasié d'amertumes, je crus par la mort mettre un terme à ma misère, et ce crime envers moi fut le premier d'une vie sans reproche. Je vous jure par ces racines, nouveaux soutiens de mon affreuse existence, que mon coeur fut toujours fidèle à son digne maître [3]; et si l'un de vous doit revoir la terre des vivants, je le conjure de n'y pas oublier un infortuné dont le souffle de l'envie a flétri la mémoire.
L'esprit se tut; et, après un court silence, mon guide me dit:
—Hâte-toi de l'interroger encore, s'il te reste quelque désir; le temps est cher.
—Hélas! répondis-je, daignez plutôt l'interroger pour moi; car mon âme succombe à la pitié.
Le sage prit donc ainsi la parole:
—Ombre prisonnière, si tu désires que ce mortel ne méprise pas ton dernier voeu, ne refuse point de nous dire par quels invisibles noeuds des esprits s'attachent à des troncs; et si jamais un seul a pu rompre cette inconcevable alliance?
Le vieux tronc soupire avec effort, et le souffle qu'il exhale nous porte cette réponse:
—Mon entretien sera court. Quand une âme furieuse a rejeté sa dépouille sanglante, le juge des Enfers la précipite au septième gouffre: elle tombe dans la forêt, au hasard; et telle qu'une semence que la terre a reçue, elle germe et croît sous une forme étrangère. Arbuste naissant, elle se couvre de rameaux et de feuilles que les harpies lui arrachent sans cesse, ouvrant ainsi à la douleur et aux cris des voies toujours nouvelles. Nous paraîtrons toutes au grand jour; mais il nous sera refusé de nous réunir à des corps dont nous nous sommes volontairement séparées. Chacune traînera sa dépouille dans cette forêt lugubre, où les corps seront tous suspendus: chaque tronc aura son cadavre, éternel compagnon de l'âme qui le rejeta [4].
Nous écoutions encore les derniers accents de l'ombre, et tout à coup un grand bruit frappa mes oreilles. Il était pareil à celui que le chasseur entend dans les forêts quand le sanglier, fuyant les chiens aux abois, heurte les chênes et fait frissonner leur feuillage; et bientôt nous découvrons à notre gauche deux malheureux nus et déchirés, rapidement emportés à travers les arbres qui s'opposaient en vain à leur fuite impétueuse [5]. Nous entendions les cris du premier:
—Ô mort, ô mort, je t'implore!
Et l'autre, qui suivait d'une course moins légère, lui disait:
—Ô Lano [6]! ce n'est pas ainsi que tu fuyais aux champs d'Arezzo.
Mais tout à coup l'haleine lui manqua, et nous le vîmes tomber et se traîner sous un buisson.
Cependant une meute de chiennes noires, affamées et légères comme des lévriers échappés de la chaîne, remplissaient la forêt sur leurs traces: elles se jetèrent en fureur sur celui qui haletait dans le buisson; et, l'ayant déchiré entre elles, en emportèrent les membres palpitants.
Alors mon guide me prit par la main, et s'avança vers le buisson tout sanglant, qui poussait des cris lamentables.
—Ô Jacques de Saint André [7]! que t'a servi, disait-il, de me prendre pour ton asile? Avais-je mérité de partager ton supplice?
—Quel es-tu donc, lui dit mon guide, toi qui pousses par tant de plaies tes cris et ton sang?
—Vous avez été témoins, nous répondit-il, du traitement cruel que j'éprouve: daignez rassembler mes tristes débris autour de mes racines. Infortuné! ma main désespérée hâta ma dernière heure, et je me fis de ma maison un infâme gibet [8]. Ce fut dans ma patrie, dans cette ville qui a répudié son Dieu tutélaire, en épousant un nouveau culte. Aussi ce Dieu des batailles a maudit nos armes à jamais; et si son image n'eût encore protégé les bords de l'Arno, c'est en vain, je crois, que nos malheureux citoyens eussent tenté de recueillir les restes fumants de leur murailles foudroyées par Attila.
NOTES
SUR LE TREIZIÈME CHANT
[1] Rivière qui coule dans le Volateran.
[2] C'est Pierre des Vignes, né à Capoue. Il devint chancelier de Frédéric II. Les courtisans, jaloux de sa faveur, l'accusèrent de s'entendre avec le pape Innocent, ennemi de ce prince. Frédéric se laissa prévenir et fit crever les yeux à Pierre des Vignes, qui, ne pouvant survivre à la perte de sa vue et de son crédit, se tua. Ce chancelier fut accusé d'avoir écrit le livre des Trois Imposteurs, pour servir le ressentiment de son maître contre les papes.
[3] Le discours de ce misérable est bien digne d'un courtisan.
[4] Ces âmes suicides qui ont rétrogradé du règne animal au règne végétal, et qui viendront se présenter nues à la face des nations, en traînant leurs cadavres jugulés, pour venir ensuite les accrocher chacune à leur arbre: voilà des imaginations et un coloris bien extraordinaires.
[5] Ceux qui couraient dans la forêt ne s'étaient pas tués eux-mêmes; c'étaient des dissipateurs peu soucieux de la vie, qui s'étaient précipités dans les dangers et y avaient péri.
[6] Ce Lano était un gentilhomme de Sienne, qui, après avoir dissipé sa fortune, fut envoyé au secours des Florentins contre ceux d'Arezzo. Il fut surpris en chemin par l'ennemi; et quoiqu'il pût lui échapper, il aima mieux se faire tuer.
[7] Jacques de Saint-André, gentilhomme de Padoue, grand dissipateur. C'est lui qui vient de se glisser sous le buisson. Les chroniques du temps le représentent comme une espèce de fou, qui donna des soupers ridicules, et qui occupait chaque jour d'une nouvelle extravagance les oisifs de Padoue.
[8] Ce buisson fut quelque Florentin dont on ignore le nom; car dans ces temps malheureux plusieurs se pendirent à Florence. Il parle ici de l'opinion où on était dans cette ville, que sa conservation dépendait de la statue de Mars qui en avait été le patron, et devait à jamais en être le palladium. Quand Florence se fit chrétienne, on dédia à saint Jean le temple de Mars: mais pour ne rien perdre, on plaça la statue de ce Dieu au haut d'une tour, sur les bords de l'Arno. Lorsqu'en 802 Charlemagne releva les murs de Florence qu'Attila avait détruite, il fallut retirer du fond de la rivière la statue de Mars, qui y avait été renversée: on la plaça sur le pont, d'où elle protégeait ceux qui rebâtissaient la ville.
CHANT XIV
ARGUMENT
Troisième donjon, dans lequel sont punies trois sortes de violences. Celle contre Dieu, ou l'impiété; celle contre nature, ou la sodomie; et celle contre la société, ou bien l'usure.—Description du supplice des impies.—Allégorie sur le temps et sur les fleuves d'Enfer.
L'arbuste achevait son récit d'une voix plus faible; et moi, que l'amour de la patrie et la compassion déchiraient à la fois, je me hâtai de rassembler autour de lui ses membres épars.
Ensuite je marchai sur les pas de mon guide, vers les confins où se termine la forêt.
C'est là que l'éternelle justice prend des formes nouvelles et plus effrayantes: là, notre vue s'égara dans une terre désolée, où le ciel avait éteint tout germe de vie; des sables arides et profonds en remplissaient l'étendue, tels qu'ils s'offrirent à Caton dans la brûlante Libye.
Nous avancions sur ces stériles bords, en côtoyant la forêt qui, après avoir baigné son premier contour dans le fleuve de sang, forme avec ses derniers troncs la hideuse ceinture de cette plage nue et déserte.
Ô vengeance du ciel! de quel effroi le spectacle que tu m'offres va remplir l'âme de mes lecteurs! J'ai vu la foule innombrable des âmes dispersées dans ces régions: mon oreille a retenti des rugissements de leur désespoir. Une cruelle providence donnait à leur supplice des formes et des lois diverses. Les unes, gisantes et renversées, étaient immobiles: les autres étaient assises et courbées; enfin beaucoup d'autres couraient éperdues dans ces déserts.
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