Poursuis donc ta route, et je marcherai au-dessous de toi; ensuite, je retournerai vers les compagnons de mes malheurs.

Craignant de descendre dans les sables, je penchais la tête vers lui, et j'avançais dans l'attitude d'un homme qui s'incline [2].

—Quel étrange destin, me disait-il, a pu te conduire ici-bas avant ton heure, et quel est celui qui guide tes pas?

—J'étais, lui répondis-je, au séjour des vivants, et ma course était encore loin de son terme, lorsque je m'égarai dans une vallée solitaire [3]. Hier, aux premiers rayons du jour, je gravissais avec effroi dans ses profondeurs, où je retombais sans cesse; et c'est là que m'est apparu le poëte illustre qui daigne me guider par ces routes difficiles au terme de mon voyage.

—Eh bien, ajouta l'ombre, si tu suis ton heureuse étoile, tu trouveras la gloire dans le port: j'ai prévu ta belle destinée [4]; et si la mort n'eût précipité mon heure dernière, j'aurais pu ranimer ton coeur, et te montrer un ciel propice au milieu des orages. Car sache que les ingrats enfants des rochers de Fiésole n'ont point oublié leur féroce origine [5]: leur haine payera tes bienfaits; et sans doute aussi que la vigne bienfaisante ne devait pas naître parmi les ronces venimeuses. C'est une race avare, envieuse et superbe: une antique renommée la dit aveugle [6]. Mais toi, mon fils, tu t'écarteras de leurs voix impies; et quand leurs partis divisés t'imploreront à la fois, tu rejetteras également leurs voeux insensés: le ciel te réserve cet honneur. Que les monstres de Fiésole, armés par la discorde, se déchirent entre eux; mais qu'ils respectent les rejetons sacrés des Romains, si jamais il en croît sur ce sol criminel qui fut jadis leur sainte patrie!

—Hélas! répondis-je, si le ciel n'eût rejeté mes voeux, je jouirais encore de votre présence désirée; vos traits défigurés par la douleur, ce front, ce regard paternel vivent encore dans mon coeur déchiré; je reconnais cette voix qui, dans une vie passagère, m'appelait à l'immortalité: aussi le monde entendra vos bienfaits, tandis que le trépas ne glacera point ma langue. Vos présages ont pénétré mon âme: je les rappellerai à mon souvenir, s'il m'est permis un jour d'entendre les oracles de celle qui voit la vérité [7]. Ce n'est pas pour la première fois que l'annonce du malheur frappe mon oreille: mais que la fortune bouleverse à son gré ma courte vie, je vous jure que mon coeur pourra braver ses coups, tant qu'il aura la paix de la vertu.

À ces mots, le sage de Mantoue me regarde, en me disant:

—L'oreille a bien entendu, quand le coeur a senti.

Cependant j'avançais, et je priais Latini de me nommer les plus illustres de ceux qui partageaient ses peines:

—Il est bon, me disait-il, que tu connaisses quelques-uns d'entre eux; mais il vaut mieux se taire sur les autres, car leur nombre est grand et les moments sont courts. Apprends en peu de mots que tous ces esprits ont brillé dans les lettres et la doctrine, mais qu'un même vice a souillé leur vie et leur gloire. J'ai vu dans cette foule malheureuse Priscian et François d'Accursi [8]; et j'aurais pu voir, si ce spectacle méritait un désir, le scandaleux prélat que l'autorité papale transporta des bords de l'Arno au siége de Vicence, où reposent ses impurs ossements [9]. Que ne puis-je, ô mon fils, prolonger mon entretien avec toi! mais le temps borne ma course et mes paroles. Je vois dans ces sables lointains un tourbillon qui s'avance, et des coupables qui le suivent: il ne m'est pas permis de me trouver avec eux. Adieux! je recommande à ta tendre amitié le TRÉSOR, fruit de mes veilles, où mon esprit vit encore [10].

Il dit, et s'éloigne plus prompt que le vainqueur agile qui remporte le drapeau vert dans les champs de Vérone [11].

NOTES

SUR LE QUINZIÈME CHANT

[1] Brunetto Latini, orateur, poëte et philosophe, avait fondé à Florence une célèbre école, d'où sortirent quelques bons écrivains, et entre autres Dante. Latini fut secrétaire de la république, et eut beaucoup de part au gouvernement: mais les troubles de sa patrie le forcèrent de s'en exiler, et il vint à Paris, où il composa quelques ouvrages. Ses moeurs lui ont valu sans doute la place qu'il occupe ici. On ne peut qu'applaudir au poëte austère qui punit ainsi le vice, malgré son amitié pour le coupable. Voltaire, qui avait plus d'élégance dans ses moeurs, n'a pas laissé (pour le même crime) de vouer aux dégoûts de la postérité les noms de quelques-uns de ses amis.

[2] On ne peut dessiner les attitudes avec plus de vérité. Le poëte étant élevé sur les bords du ruisseau, il paraît que son précepteur allait à peine à sa ceinture.

[3] Il donne ici l'heure où il s'achemina vers les Enfers, et le temps qu'il y a déjà passé. On la trouve plus clairement encore au chant XX.

[4] Brunetto Latini s'était mêlé d'astrologie, avec tout son siècle.

[5] Florence était une colonie fondée par Sylla. Après qu'Attila l'eut saccagée, Charlemagne la rétablit, et appela les habitants de Fiésole pour la repeupler: c'était un village bâti sur des rochers voisins de Florence. Ces nouveaux colons ne se mêlèrent jamais bien avec les anciennes familles, et ce fut là une des sources de toutes les guerres qui déchirèrent dans la suite cette petite république. Dante prétendait descendre des anciennes familles romaines échappées aux Barbares.

[6] Les Florentins s'appelaient orbi, ou aveugles, par sobriquet.

[7] Il désigne Béatrix, et fait allusion à son poëme du Paradis.

[8] L'un grammairien, et l'autre jurisconsulte.

[9] André de Mozzi, par son goût effréné pour l'amour antiphysique, ayant trop scandalisé Florence dont il était évêque, fut transporté, par l'autorité du pape, au siége de Vicence, où il mourut.

[10] Ouvrage de Brunetto Latini, intitulé Tesoro ou Tesoretto. Il y traite de tout ce qu'on savait de philosophie dans ce temps-là. Ce qui pourra étonner, c'est qu'il ait écrit ce livre en français, et que, pour justifier la préférence qu'il lui donne sur sa propre langue, il ait avancé que le patois de France, ou le roman, était de son temps la plus agréable langue de l'Europe.

[11] Le premier dimanche de carême, on faisait autrefois des courses à Vérone, pour gagner un drapeau vert, nommé pallio.

CHANT XVI

ARGUMENT

Suite du troisième donjon, et des violents contre nature.—On a vu dans le chant précédent les littérateurs: ce sont ici les militaires atteints du même vice.—Chute de Phlégéton dans le huitième cercle.

Déjà se faisait entendre le murmure sourd et confus de l'onde qui s'engloutit au huitième cercle, semblable au bourdonnement lointain des abeilles [1]: et bientôt nous découvrîmes au loin une foule de malheureux que la pluie enflammée poursuivait âprement dans ces déserts.

En me voyant, trois d'entre eux accoururent et s'écrièrent ensemble:

—Ô toi dont l'habit nous rappelle une patrie coupable, daigne un moment nous attendre!

À leur cri, mon guide s'arrête:

—Attendons-les, me dit-il; cet honneur leur est bien dû; et je pense que, sans l'invincible obstacle de ces feux errants, tu volerais le premier à leur rencontre.

J'envisageais cependant ces trois infortunés: Ciel, quel aspect! jamais le temps n'affaiblira le souvenir et la douloureuse image de leurs membres cicatrisés, ulcérés, dévorés par la flamme. Ils s'avancèrent en poussant l'éternel soupir du désespoir; et quand ils furent devant nous, je les vis marcher en cercle, et s'entre-suivre; ainsi qu'un lutteur agile rôde autour de son ennemi, en épiant le moment de la victoire; mais chacun d'eux, en tournant ainsi, ramenait sans cesse ses regards vers nous.

Un seul rompit le silence:

—Eh! si notre condition déplorable, me dit-il, si nos visages sillonnés par les flammes ne te donnent que de l'horreur pour nous et nos prières, ne refuse pas du moins à notre mémoire de nous dire qui tu es, âme vivante, qui peux ainsi fouler le sol brûlant des Enfers! Cette ombre qui me précède, et que tu vois si misérablement déchirée, fut jadis autre que tu ne penses. C'est Guido Guerra [2], neveu de la généreuse Gualdrade: ses sages conseils et sa vaillance ont rempli le monde. Celui-ci fut Aldobrandini Tegiao [3], dont le nom devrait être si cher à sa patrie; et moi, je suis Rusticuci [4], qu'une épouse implacable a fait passer des angoisses de l'hymen aux flammes de l'abîme.

Il parlait encore, et, s'il m'eût été donné de franchir ces flammes qui nous séparaient, j'aurais déjà volé dans leurs embrassements.

—Ce n'est point l'horreur, m'écriai-je, ce sont les traits poignants de la compassion qui déchirent mon âme inconsolable depuis que mon guide vous a fait connaître à moi. Je suis de votre patrie, et j'appris dès mon enfance à répéter vos noms; votre mémoire honorée, vos exploits ont charmé longtemps mon oreille. Je laisse maintenant la coupe amère du monde, et je passe au banquet de la manne céleste, suivant la fidèle parole de mon guide; mais l'abîme doit auparavant me recevoir dans ses entrailles.

—Que ta bouche, reprit l'illustre infortuné, respire longuement le souffle de la vie; et puisse ta gloire te survivre à jamais! Daigne à présent nous dire si la générosité et la valeur habitent encore dans nos murailles, ou si elles en sont exilées sans retour: car Borsier [5], descendu naguère parmi nous, aigrit sans cesse nos douleurs par ses récits affligeants.

—Malheureuse Florence! une race d'hommes nouveaux et le débordement des richesses ont fait germer dans toi l'orgueilleuse inégalité et tous les maux qui te déchirent!

Ainsi! m'écriai-je en levant les yeux; et les trois ombres se regardèrent entre elles, comme frappées de la vérité [6].

—Heureux qui peut comme toi, me dirent-elles, puiser ses réponses à la source du vrai! Mais quand tu reverras le paisible front des étoiles, et qu'échappé de la nuit éternelle il te sera si doux de dire je l'ai vue, daigne encore nous rappeler au souvenir des tiens.

Aussitôt, rompant leur cercle, ces ombres légères disparurent, plus rapides que l'oiseau, plus promptes que la parole.

Cependant mon guide s'était éloigné, et déjà le bruit des eaux, croissant de plus en plus, eût étouffé le son de nos voix. Semblable au fleuve qui lave la côte orientale de l'Apennin, et reçoit son nom du paisible cours de son onde [7], mais qui change bientôt et de cours et de nom, lorsque, suspendu près de Forli, il tombe et bondit en fureur sur le penchant écumeux des Alpes, et qu'il inonde les champs trop solitaires de Saint-Benoît; ainsi le triste ruisseau précipite ses flots rougeâtres dans ces rocs entr'ouverts, et, les brisant avec fracas, assourdit cette lugubre enceinte.

J'avais autour de mes reins une corde qui les soutenait par ses noeuds redoublés.