Il fut un temps où je connaissais tout le monde au n° 2. Comment s’appelle votre propriétaire ? »

En toute hâte j’inventai un nom pour me débarrasser de lui, je fabriquai ce nom sur-le-champ et le projetai dans l’espace pour arrêter mon persécuteur.

« Happolati, dis-je.

— Happolati, oui », approuva l’homme sans perdre une syllabe de ce nom difficile.

Je le regardai avec étonnement ; il gardait tout son sérieux et avait une mine réfléchie. Je n’avais pas plutôt prononcé ce nom stupide qui m’était venu à l’esprit, que l’homme le reconnaissait et feignait de l’avoir déjà entendu. Entre-temps il posa son paquet sur le banc et je sentis toute ma curiosité vibrer dans mes nerfs. Je remarquai qu’il y avait sur le journal quelques taches de graisse.

« N’est-il pas marin, votre propriétaire ? demanda l’homme, et il n’y avait pas trace d’ironie dans sa voix. Je crois me rappeler qu’il était marin ?

— Marin ? Faites excuse, ce doit être son frère que vous connaissez. Celui-ci est en effet J. A. Happolati, agent. »

Je croyais que ceci allait l’achever ; mais l’homme se prêtait à tout.

« Il paraît que c’est un habile homme, à ce qu’on m’a dit ? fit-il pour tâter le terrain.

— Oh ! c’est un roublard, répondis-je, une fameuse tête pour les affaires, agent pour n’importe quoi, airelles pour la Chine, plumes et duvets de Russie, peaux, pâte de bois, encre…

— Héhé ! bougre de bougre ! » interrompit le vieillard, tout ragaillardi.

Ça commençait à devenir intéressant. Je n’étais plus maître de la situation : l’un après l’autre les mensonges surgissaient dans ma tête. Je me rassis, j’avais oublié le journal, les documents mystérieux, je m’excitais et coupais la parole à mon interlocuteur. La naïveté du petit nain me rendait téméraire, je voulais l’abreuver de mensonges, sans ménagements, le mettre en déroute, grandiosement.

« Avait-il entendu parler du psautier électrique que Happolati avait inventé ?

— Quoi, élec… !

— Avec des lettres électriques qui devenaient lumineuses dans l’obscurité ! Une entreprise absolument colossale. Des millions de couronnes en mouvement, des fonderies et des imprimeries en pleine activité, des légions de mécaniciens occupés, avec des appointements fixes, j’avais entendu parler de sept cents hommes.

— Qu’est-ce que je vous disais ! » fit l’homme tout doucement.

Il n’en dit pas davantage. Il croyait tout ce que je racontais, mot pour mot, et néanmoins il n’était pas frappé de stupeur. Cela me déçut un brin, j’avais espéré le voir affolé par mes inventions.

J’imaginai encore quelques mensonges sans queue ni tête, au petit bonheur : je lui fis entendre que Happolati avait été neuf ans ministre en Perse. « Vous ne vous faites peut-être pas l’idée de ce que cela représente d’être ministre en Perse ? » demandai-je. C’était plus que roi ici ; c’était à peu près comme sultan, s’il savait ce que c’était qu’un sultan. Mais Happolati était venu à bout de tout. Jamais une anicroche. Et je racontai Ylajali, sa fille, une fée, une princesse qui avait trois cents esclaves et dormait sur une couverture de roses jaunes ; c’était la plus belle créature que j’eusse vue ; Dieu me confonde si de ma vie j’avais jamais vécu pareille vision.

« Ah ! elle était si belle ? proféra le vieillard, d’un air absent, les yeux à terre.

— Belle ? Elle était adorable, elle était charmante à damner un saint ! Des yeux couleur de soie sauvage, des bras d’ambre ! Un simple regard d’elle vous séduisait comme un baiser et, quand elle m’appelait, sa voix me pénétrait jusqu’au cœur comme un jet de vin. Et pourquoi ne serait-elle pas aussi ravissante ? La prenait-il pour un garçon de caisse ou un sapeur-pompier ? C’était tout simplement une splendeur du ciel, je lui en donnais ma parole, un conte de fée !

— Oui, oui », fit l’homme quelque peu interloqué.

Son calme m’ennuyait. Je m’étais monté à écouter ma propre voix et je parlais avec le plus grand sérieux. Les documents volés, le traité avec une puissance étrangère étaient sortis de ma pensée. Le petit paquet plat s’étalait sur le banc entre nous deux et je n’avais plus la moindre envie de l’examiner pour voir ce qu’il contenait. J’étais complètement pris par mes propres histoires, d’étranges visions passaient devant mes yeux, le sang me montait à la tête et je mentais à pleine gorge.

À ce moment l’homme fit mine de vouloir partir. Il se souleva sur le banc et demanda, pour ne pas rompre trop brusquement l’entretien :

« Il passe pour avoir de grandes propriétés, cet Happolati ? »

Comment ce vieil aveugle dégoûtant osait-il jongler avec ce nom étrange, composé par moi, comme si c’était un nom ordinaire qu’on trouvait sur toutes les enseignes d’épiciers de la ville ? Il n’en oubliait pas une syllabe, et jamais ne bronchait sur une lettre ; ce nom s’était incrusté dans son cerveau et y avait pris racine du premier coup. Cela m’agaçait et une profonde exaspération montait en moi contre cet individu que rien ne pouvait désarçonner, dont rien n’éveillait la méfiance.

« Je n’en ai pas idée, répondis-je sèchement ; je n’en ai pas la moindre idée. Du reste, laissez-moi vous dire une fois pour toutes qu’il s’appelle Johan Arendt Happolati, à en juger d’après ses initiales.

— Johan Arendt Happolati, répéta l’homme, étonné de ma violence. Puis il se tut.

— Vous auriez dû voir sa femme, dis-je avec rage. Plus grosse personne… Hein ! Vous ne croyez peut-être pas qu’elle était autrement grosse ?

— Si, il lui semblait bien… un pareil homme… »

À chacune de mes sorties, le vieillard répondait avec calme et douceur, en cherchant ses mots comme s’il avait peur de faire un impair et de me mettre en colère.

« Palsambleu ! bonhomme. Vous croyez peut-être que je m’amuse à vous bourrer de mensonges ? criai-je, hors de moi.