Je vis sur la table un plateau garni d’énormes tartines. Elles changèrent d’aspect, devinrent un bifteck, un bifteck séducteur, une serviette d’une blancheur de neige, du pain en masse, une fourchette d’argent. La porte s’ouvrit : mon hôtesse vint m’offrir une seconde tasse de thé…

Visions de rêves ! Je me dis que si je mangeais maintenant, ma tête se dérangerait de nouveau, la même fièvre s’emparerait de mon cerveau et j’aurais à lutter contre une foule d’inventions insensées. Je ne supportais pas la nourriture, je n’étais pas organisé pour cela ; c’était une singularité, une idiosyncrasie.

Peut-être y aurait-il moyen de trouver un gîte quand viendrait le soir. Rien ne pressait. Au pis aller je chercherais une place dans le bois ; j’avais tous les environs de la ville à ma disposition et le temps n’était pas au froid, il ne gèlerait pas.

Là-bas la mer se berçait, dans un calme lourd. Des navires et des allèges pataudes, au nez épaté, creusaient des sillons dans la surface de plomb fondu, y faisaient éclater des stries à droite et à gauche, et continuaient leur route. Des édredons de fumée tournoyaient en sortant des cheminées ; le coup de piston des machines traversait l’air moite avec un bruit mat. Pas de soleil et pas de vent ; les arbres derrière moi étaient mouillés et le banc où j’étais assis était froid et humide. Le temps passait. Je me mis à somnoler. J’étais fatigué et j’avais un peu froid dans le dos. Un instant après je sentis que mes yeux commençaient à se fermer. Et je les laissai se fermer…

Quand je m’éveillai il faisait sombre autour de moi. Je me levai d’un bond, étourdi et glacé, saisis mon paquet et me mis en marche. Je marchais de plus en plus vite pour me réchauffer, battant des bras, frottant mes jambes que je ne sentais plus. J’arrivai au poste d’incendie. Il était neuf heures. J’avais dormi plusieurs heures.

Qu’allais-je faire de ma personne ? Il faut bien que j’aille quelque part. Je regarde le poste d’incendie d’un œil hébété, me demandant si je ne réussirais pas à entrer dans un des couloirs en guettant le moment où le planton tournerait le dos. Je gravis le perron pour engager la conversation avec l’homme. Mais aussitôt il présente la hache pour me rendre les honneurs et attend ce que je veux dire. Cette hache levée, avec le tranchant tourné vers moi, me fait courir un frisson dans les nerfs, comme si j’en avais senti le choc glacé. Je deviens muet de terreur devant cet homme en armes et je recule involontairement. Sans rien dire je m’éloigne de lui par un glissement progressif. Pour sauver les apparences, je me passe la main sur le front comme si j’avais oublié une chose ou une autre et je m’éclipse. Quand je me retrouvai sur le trottoir je me sentis sauvé, comme si je venais d’échapper à un grand danger. Et je m’éloignai rapidement.

Glacé et affamé, d’une humeur de plus en plus lugubre, je flânai le long de la rue Karl-Johan. Je me mis à jurer à haute voix sans me soucier si quelqu’un pouvait m’entendre. Vers le Storting, juste au premier lion, une nouvelle association d’idées me fit soudain penser à un peintre que je connaissais, un jeune homme que j’avais un jour sauvé d’une gifle à Tivoli et à qui j’avais plus tard été rendre visite.