Mes jambes étaient mortes et mes yeux pleuraient comme s’ils ne pouvaient supporter la lumière.

Il était trois heures. La faim commençait à devenir un peu terrible. J’étais exténué, et j’avais des nausées. Tout en marchant je vomissais de temps à autre à la dérobée. Je descendis au restaurant populaire, lus le menu et haussai ostensiblement les épaules, comme si le petit salé et le lard fumé n’étaient pas du manger pour moi. De là je descendis à la place du Chemin-de-Fer.

Un singulier étourdissement me traversa soudain. Je continuai, sans vouloir y prêter attention, mais cela allait de mal en pis et finalement je fus forcé de m’asseoir sur un perron. Toute mon âme subissait une transformation, comme si au fond de mon être un rideau s’était écarté, comme si un tissu s’était déchiré dans mon cerveau. Je fis quelques aspirations profondes et demeurai là frappé d’étonnement. Je n’avais pas perdu conscience, je sentais distinctement la petite douleur à mon oreille – la blessure d’hier – et, quand passa quelqu’un de mes relations, je le reconnus aussitôt, me levai et saluai.

Quelle était cette nouvelle sensation, cette nouvelle torture qui venait s’ajouter à toutes les autres ? Était-ce une suite de la nuit passée sur la terre humide ? Ou bien cela venait-il de ce que je n’avais pas encore déjeuné ? D’une manière générale, c’était simplement absurde de vivre ainsi. Par les saintes souffrances du Christ, je ne comprenais pas non plus comment j’avais mérité cette persécution de choix ! Et l’idée me vint subitement que je pouvais tout aussi bien devenir une crapule sans plus attendre, et porter la couverture chez « Ma tante ». Je pouvais l’engager pour une couronne. C’étaient trois repas suffisants pour me faire subsister en attendant que j’aie trouvé autre chose. Je tirerais une carotte à Hans Pauli. J’étais déjà sur le chemin du sous-sol de « Ma tante », mais devant la porte, je m’arrêtai, secouai la tête dubitativement et m’en retournai.

À mesure que je m’éloignais, je me sentais de plus en plus content d’avoir vaincu cette forte tentation. La conscience de mon honnêteté me monta à la tête, me remplit du sentiment grandiose que j’étais un caractère, un phare tout blanc au milieu de la mer bourbeuse des hommes, parmi les épaves flottantes. Mettre en gage le bien d’autrui pour un repas, boire et manger sa propre damnation, se traiter soi-même de canaille en plein visage et baisser les yeux devant sa conscience… jamais ! jamais ! Je n’avais jamais eu sérieusement cette idée, tout au plus m’avait-elle effleuré. On ne pouvait vraiment pas être responsable de pensées vagues et fugitives, surtout quand on avait terriblement mal à la tête, quand on s’était à moitié tué de fatigue à traîner une couverture qui appartient à un autre homme.

Très certainement il se trouverait tout de même un moyen de salut, le moment venu ! Par exemple, ce marchand de Grönland, avais-je été l’importuner à chaque heure du jour depuis que je lui avais adressé ma demande ? Avais-je été sonner à sa porte matin et soir ? M’avait-il éconduit ? Je ne m’étais même pas présenté pour chercher la réponse ! Rien ne prouvait que ce serait une tentative absolument vaine ; peut-être la chance m’avait-elle favorisé cette fois. Les voies de la fortune sont souvent si étrangement tortueuses. Et je me rendis faubourg du Grönland.

La dernière commotion qui avait ébranlé mon cerveau m’avait un peu abattu. Je marchais avec une lenteur extrême et réfléchissais à ce que j’allais dire à ce négociant. C’était peut-être une bonne âme. Si la fantaisie lui en prenait, il me donnerait bien une couronne comme avance sur mon travail, sans que j’aie à le lui demander. Ces gens-là pouvaient avoir de temps à autre d’excellentes inspirations.

Je me glissai sous une porte cochère, noircis les genoux de mon pantalon avec de la salive pour avoir l’air un peu convenable, déposai ma couverture dans un coin sombre, derrière une caisse, traversai la rue à grandes enjambées et entrai dans la petite boutique.

Un homme est en train de coller des sacs fabriqués avec de vieux journaux.

« Je voudrais parler à M. Christie, dis-je.

— C’est moi-même », répondit l’homme.

Bon ! mon nom était tel et tel, j’avais pris la liberté de lui adresser une demande, je ne savais pas si le résultat était favorable.

Il répéta mon nom plusieurs fois et se mit à rire. « Vous allez voir ! » dit-il, en tirant ma lettre de sa poche. « Veuillez prendre la peine de voir comment vous traitez les chiffres, monsieur. Vous avez daté votre lettre de l’an 1848. » Et l’homme se mit à rire à gorge déployée.

« Sans doute, c’était un brin fâcheux, dis-je avec embarras. Une absence, une distraction. J’en convenais.

— Voyez-vous, il me faut un homme qui, d’une manière générale, ne se trompe pas dans les chiffres, dit-il. Je le regrette.