La Famille Karnovski
COLLECTION FOLIO
Israël Joshua Singer
La famille
Karnovski
Traduit du yiddish
par Monique Charbonnel
Denoël
Israël Joshua Singer (1893-1944), frère aîné du Prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer, est longtemps resté ignoré du grand public en France, malgré son succès outre-Atlantique : on redécouvre aujourd’hui son œuvre à la modernité inégalable. Denoël a publié en 2005 ses deux principaux romans, Yoshe le fou et Les frères Ashkenazi, puis, l’année suivante, son récit autobiographique, D’un monde qui n’est plus, suivi de La famille Karnovski en 2010, Au bord de la mer Noire et autres histoires en 2012 et De fer et d’acier en 2015.
PREMIÈRE PARTIE
1
Les Karnovski de Grande Pologne jouissaient d’une réputation de têtes de mule et de provocateurs, mais aussi d’érudits et de savants authentiques, des vraies grosses têtes.
Sous leur grand front d’intellectuels et leurs yeux noirs comme le jais, profonds et inquiets, on devinait le jeune prodige. Leur nez, un nez fort, trop long, qui saillait sur un visage maigre avec gouaille et impertinence dénonçait leur entêtement et leur obstination — regarde-moi bien mais ne t’y frotte point ! C’est en raison de cet entêtement que personne dans la famille n’était devenu rabbin, ce qui leur aurait pourtant été facile, et qu’ils préféraient faire du commerce. Ils étaient pour la plupart négociants en bois ou bien conduisaient des trains de flottage sur la Vistule, souvent jusqu’à Danzig. Dans les petites cabanes ou dans les cahutes que les pousseurs de bois goy leur construisaient sur les troncs flottants, ils emportaient quantité de Guemaras1 et autres livres pieux dans lesquels ils prenaient grand plaisir à étudier. Toujours en raison de leur entêtement, ils refusaient de fréquenter la cour d’un rabbi hassidique quel qu’il soit et, à côté des textes sacrés, ils s’intéressaient également aux choses profanes, travaillaient très sérieusement l’arithmétique, lisaient des ouvrages de philosophie et même des livres allemands imprimés en caractères gothiques pointus. Ce n’était pas des gens particulièrement fortunés, ils gagnaient bien leur vie, sans plus, mais ils mariaient leurs fils dans les meilleures maisons de Grande Pologne. Les fiancées les plus riches s’arrachaient les solides gaillards érudits au teint mat des diverses branches de la famille Karnovski autour desquels flottait une si agréable senteur de bois et d’eau. Leib Milner, le plus gros négociant en bois de Melnitz, avait réussi à décrocher David Karnovski.
Dès le premier shabbat après son mariage, au moment de la présentation à la synagogue, le riche gendre nouveau venu avait eu un accrochage avec le rabbin et les notables de la ville.
Bien qu’originaire lui-même de Grande Pologne, David Karnovski, fin connaisseur de la grammaire et de la langue hébraïques, avait lu le chapitre d’Isaïe de la semaine avec la prononciation lituanienne un peu pédante, propre aux tenants des Lumières, pas particulièrement prisée des hassidim de cette maison de prière. Après l’office, le rabbin avait fait clairement comprendre au jeune étranger que chez lui, à Melnitz, on n’appréciait pas vraiment l’hébreu des misnagdim2 de Lituanie.
« Tu comprends, jeune homme, avait-il dit sur le ton de la plaisanterie, nous ne pensons pas que le prophète Isaïe ait été un Litvak3 et encore moins un misnaged.
— Si, justement, avait répondu David Karnovski, et je vais vous prouver qu’il était bien et Litvak et misnaged.
— Quelle est la preuve, jeune homme ? s’enquit le rabbin entouré des dignitaires de la communauté qui écoutaient avec attention et curiosité cette joute oratoire opposant leur rabbin au jeune érudit venu d’ailleurs.
— C’est tout simple, répondit David Karnovski. Si le prophète Isaïe avait été polonais et hassid, il aurait ignoré la grammaire et aurait écrit l’hébreu avec des fautes comme tous les rabbis hassidiques. »
Le rabbin ne s’attendait pas à une repartie aussi cinglante de la part d’un si jeune homme, et de plus, en présence de toute la communauté. Il était si désemparé d’avoir été ainsi ridiculisé aux yeux de tous par l’étranger qu’il se mit à bégayer, il voulait répondre quelque chose mais n’arrivait pas à aligner deux mots, ce qui le désarçonna encore plus. David Karnovski regardait d’un air moqueur le rabbin mortifié. Tout l’entêtement et toute l’effronterie des Karnovski s’étalaient sur son nez fort, trop grand pour son jeune visage brun et décharné.
À partir de ce moment, le rabbin le considéra avec crainte. Les notables qui priaient à côté de lui et de son beau-père près du mur oriental soupesaient chacune des paroles qu’ils lui adressaient. Mais quand, un beau samedi, l’étranger apporta à la maison de prière un livre hérétique, le rabbin et les fidèles oublièrent leur peur et lui déclarèrent ouvertement la guerre.
C’était pendant la lecture de la Torah, alors que les hommes avaient détourné la tête du mur oriental pour regarder vers la tribune et répétaient pour eux-mêmes, à voix basse, en suivant chacun dans son Pentateuque, les paroles prononcées par le préposé à la lecture publique. David Karnovski, son taleth neuf posé non pas sur sa tête mais sur ses épaules à la manière des misnagdim, regardait lui aussi dans son Pentateuque. Soudain, il le laissa tomber. Il prit son temps pour le ramasser mais son voisin de banc, un homme dont on ne voyait que le taleth et la barbe, se précipita pour faire une bonne action. Il déposa un rapide baiser sur le volume ouvert comme pour effacer l’affront de la chute et s’apprêtait à le retourner à son riche propriétaire quand il remarqua qu’il venait d’embrasser des mots que ses yeux n’avaient jamais vus dans aucune Torah. Ce n’était ni le texte hébreu ni sa traduction en yiddish. David Karnovski tendait la main pour récupérer son bien mais le Juif tout taleth et barbe n’était pas pressé de le lui rendre. Au lieu de le redonner au gendre du magnat, il préféra le porter au rabbin pour qu’il l’examine. Le rabbin jeta un rapide coup d’œil sur les fameux mots, tourna la page de garde et rougit d’étonnement et d’effroi. Il s’écria :
« C’est la bible de Moïse Mendelssohn », et il cracha. « Les “commentaires” de Moshe de Dessau4. Sacrilège ! »
L’oratoire se mit à murmurer, à gronder.
Le lecteur tapa sur la table afin de rappeler que les prières n’étaient pas terminées. Le rabbin en personne se mit à taper sur son pupitre pour que les gens écoutent la lecture. Mais le public s’agitait, s’excitait. Chaque « chut », chaque « allons » et chaque coup sur les pupitres ne faisait qu’accroître le tumulte.
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