Quel était après tout à ses yeux le mérite d’Adam ? N’est-il pas naturel d’avoir du courage et de la générosité ? Mais le capitaine !... Thaddée possédait de plus qu’Adam ou paraissait posséder une immense supériorité. Quelles funestes pensées saisirent la comtesse en observant de nouveau le contraste de la belle nature si complète qui distinguait Thaddée et de cette grêle nature qui, chez Adam, indiquait la dégénérescence forcée des familles aristocratiques assez insensées pour toujours s’allier entre elles ? Ces pensées, le diable seul les connut ; car la jeune femme demeura les yeux penseurs mais vagues, sans rien dire jusqu’à l’hôtel.

― Vous dînez avec nous, autrement je me fâcherais de ce que vous m’avez désobéi, dit-elle en entrant. Vous êtes Thaddée pour moi comme pour Adam. Je sais les obligations que vous lui avez, mais je sais aussi toutes celles que nous vous avons. Pour deux mouvements de générosité, qui sont si naturels, vous êtes généreux à toute heure et tous les jours. Mon père vient dîner avec nous, ainsi que mon oncle Ronquerolles et ma tante de Sérizy, habillez-vous, dit-elle en prenant la main qu’il lui tendait pour l’aider à descendre de voiture.

Thaddée monta chez lui pour s’habiller, le cœur à la fois heureux et comprimé par un tremblement horrible. Il descendit au dernier moment et rejoua pendant le dîner son rôle de militaire, bon seulement à remplir les fonctions d’un intendant. Mais cette fois Clémentine ne fut pas la dupe de Paz, dont le regard l’avait éclairée. Ronquerolles, l’ambassadeur le plus habile après le prince de Talleyrand et qui servit si bien de Marsay pendant son court ministère, fut instruit par sa nièce de la haute valeur du comte Paz, qui se faisait si modestement l’intendant de son ami Mitgislas.

― Et comment est-ce la première fois que je vois le comte Paz ? dit le marquis de Ronquerolles.

― Eh ! il est sournois et cachotier, répondit Clémentine en lançant un regard à Paz pour lui dire de changer sa manière d’être.

Hélas ! il faut l’avouer, au risque de rendre le capitaine moins intéressant, Paz, quoique supérieur à son ami Adam, n’était pas un homme fort. Sa supériorité apparente, il la devait au malheur. Dans ses jours de misère et d’isolement, à Varsovie, il lisait, il s’instruisait, il comparait et méditait ; mais le don de création qui fait le grand homme, il ne le possédait point, et peut-il jamais s’acquérir ? Paz, uniquement grand par le cœur, allait alors au sublime ; mais dans la sphère des sentiments, plus homme d’action que de pensées, il gardait sa pensée pour lui. Sa pensée ne servait alors qu’à lui ronger le cœur. Et qu’est-ce d’ailleurs qu’une pensée inexprimée !

Sur le mot de Clémentine, le marquis de Ronquerolles et sa sœur échangèrent un singulier regard en se montrant leur nièce, le comte Adam et Paz. Ce fut une de ces scènes rapides qui n’ont lieu qu’en Italie et à Paris. Dans ces deux endroits du monde, toutes les cours exceptées, les yeux savent dire autant de choses. Pour communiquer à l’œil toute la puissance de l’âme, lui donner la valeur d’un discours, y mettre un poème ou un drame d’un seul coup, il faut ou l’excessive servitude ou l’excessive liberté. Adam, le marquis du Rouvre et la comtesse n’aperçurent point cette lumineuse observation d’une vieille coquette et d’un vieux diplomate ; mais Paz, ce chien fidèle, en comprit les prophéties. Ce fut, remarquez-le, l’affaire de deux secondes. Vouloir peindre l’ouragan qui ravagea l’âme du capitaine, ce serait être trop diffus par le temps qui court.

― Quoi ! déjà la tante et l’oncle croient que je puis être aimé. Maintenant mon bonheur ne dépend plus que de mon audace ? Et Adam !...

L’Amour idéal et le Désir, tous deux aussi puissants que la Reconnaissance et l’Amitié, s’entre-choquèrent, et l’Amour l’emporta pour un moment. Ce pauvre admirable amant voulut avoir sa journée ! Paz devint spirituel, il voulut plaire, et raconta l’insurrection polonaise à grands traits sur une explication demandée par le diplomate. Paz vit alors, au dessert, Clémentine suspendue à ses lèvres, le prenant pour un héros, et oubliant qu’Adam, après avoir sacrifié le tiers de son immense fortune, avait encouru les chances de l’exil. À neuf heures, le café pris, madame de Sérizy baisa sa nièce au front en lui serrant la main, et emmena d’autorité le comte Adam en laissant les marquis du Rouvre et de Ronquerolles, qui, dix minutes après, s’en allèrent. Paz et Clémentine restèrent seuls.

― Je vais vous laisser, madame, dit Thaddée, car vous les rejoindrez à l’Opéra.

― Non, répondit-elle, la danse ne me plaît pas ; et l’on donne ce soir un ballet détestable, la Révolte au Sérail.

Un moment de silence.

― Il y a deux ans, Adam n’y serait pas allé sans moi ! reprit-elle sans regarder Paz.

― Il vous aime à la folie... répondit Thaddée.

― Eh ! c’est parce qu’il m’aime à la folie qu’il ne m’aimera peut-être plus demain, s’écria la comtesse.

― Les Parisiennes sont inexplicables, dit Thaddée. Quand elles sont aimées à la folie, elles veulent être aimées raisonnablement ; et quand on les aime raisonnablement, elles vous reprochent de ne pas savoir aimer.

― Et elles ont toujours raison, Thaddée, reprit-elle en souriant. Je connais bien Adam, je ne lui en veux point : il est léger et surtout grand seigneur, il sera toujours content de m’avoir pour sa femme et ne me contrariera jamais dans aucun de mes goûts ; mais...

― Quel est le mariage où il n’y a pas de mais ? dit tout doucement Thaddée en tâchant de donner un autre cours aux pensées de la comtesse.

L’homme le moins avantageux aurait eu peut-être la pensée qui faillit rendre cet amoureux fou et que voici : ― Si je ne lui dis pas que je l’aime, je suis un imbécile ! se dit le capitaine.

Il régnait entre eux un de ces terribles silences qui crèvent de pensées. La comtesse examinait Paz en dessous, de même que Paz la contemplait dans la glace. En s’enfonçant dans sa bergère en homme repu qui digère, un vrai geste de mari ou de vieillard indifférent, Paz croisa ses mains sur son ventre, fit passer rapidement et machinalement ses pouces l’un sur l’autre, et regarda le feu bêtement.

― Mais dites-moi donc du bien d’Adam !...