Ses camarades, tous en costumes polonais, donnaient un effroyable charivari. Je l’ai aperçue muette, silencieuse, et j’ai cru deviner des pensées de mélancolie chez elle. N’y avait-il pas de quoi pour une fille de vingt ans ? Voilà ce qui m’a touché.

La comtesse était dans une pose délicieuse, pensive, quasi triste.

― Pauvre, pauvre Thaddée ! s’écria-t-elle. Et avec la bonhomie de la véritable grande dame, elle ajouta non sans un sourire fin : ― Allez, allez au Cirque !

Thaddée lui prit la main, la lui baisa en y laissant une larme chaude, et sortit. Après avoir inventé sa passion pour une écuyère, il devait lui donner quelque réalité. Dans son récit, il n’y avait de vrai que le moment d’attention obtenu par l’illustre Malaga, l’écuyère de la famille Bouthor, à Saint-Cloud, et dont le nom venait de frapper ses yeux le matin dans l’affiche du Cirque. Le paillasse, gagné par une seule pièce de cent sous, avait dit à Paz que l’écuyère était un enfant trouvé, volé peut-être. Thaddée alla donc au Cirque et revit la belle écuyère. Moyennant dix francs, un palefrenier, qui là remplace les habilleuses du théâtre, lui apprit que Malaga se nommait Marguerite Turquet et demeurait rue des Fossés-du-Temple, à un cinquième étage.

Le lendemain, la mort dans l’âme, Paz se rendit au faubourg du Temple et demanda mademoiselle Turquet, pendant l’été la doublure de la plus illustre écuyère du Cirque, et comparse au théâtre pendant l’hiver.

― Malaga ! cria la portière en se précipitant dans la mansarde, un beau monsieur pour vous ! il prend des renseignements auprès de Chapuzot qui le fait droguer pour me donner le temps de t’avertir.

― Merci, mame Chapuzot ; mais que pensera-t-il en me voyant repasser ma robe ?

― Ah bah ! quand on aime, on aime tout de son objet.

― Est-ce un Anglais ? ils aiment les chevaux !

― Non, il me fait l’effet d’être un Espagnol.

― Tant pis ! on dit les Espagnols dans la débine... Restez donc avec moi, mame Chapuzot, je n’aurai pas l’air d’une abandonnée...

― Que demandez-vous, monsieur ? dit à Thaddée la portière en ouvrant la porte.

― Mademoiselle Turquet.

― Ma fille, répondit la portière en se drapant, voici quelqu’un qui vous réclame.

Une corde sur laquelle séchait du linge décoiffa le capitaine.

― Que désirez-vous, monsieur ? dit Malaga en ramassant le chapeau de Paz.

― Je vous ai vue au Cirque, vous m’avez rappelé une fille que j’ai perdue, mademoiselle ; et par attachement pour mon Héloïse à qui vous ressemblez d’une manière frappante, je veux vous faire du bien, si toutefois vous le permettez.

― Comment donc ! mais asseyez-vous donc, général, dit madame Chapuzot, on n’est pas plus honnête... ni plus galant.

― Je ne suis pas un galant, ma chère dame, fit Paz, je suis un père au désespoir qui veut se tromper par une ressemblance.

― Ainsi je passerai pour votre fille ? dit Malaga très-finement et sans soupçonner la profonde véracité de cette proposition.

― Oui, dit Paz, je viendrai vous voir quelquefois, et pour que l’illusion soit complète, je vous logerai dans un bel appartement, richement meublé...

― J’aurai des meubles ? dit Malaga en regardant la Chapuzot.

― Et des domestiques, reprit Paz, et toutes vos aises.

Malaga regarda l’étranger en dessous.

― De quel pays est monsieur ?

― Je suis Polonais.

― J’accepte alors, dit-elle.

Paz sortit en promettant de revenir.

― En voilà une sévère ! dit Marguerite Turquet en regardant madame Chapuzot. Mais j’ai peur que cet homme ne veuille m’amadouer pour réaliser quelque fantaisie. Bah ! je me risque.

Un mois après cette bizarre entrevue, la belle écuyère habitait un appartement délicieusement meublé par le tapissier du comte Adam, car Paz voulut faire causer de sa folie à l’hôtel Laginski. Malaga, pour qui cette aventure fut un rêve des Mille et une Nuits, était servie par le ménage Chapuzot, à la fois ses confidents et ses domestiques. Les Chapuzot et Marguerite Turquet attendaient un dénouement quelconque ; mais après un trimestre, ni Malaga ni la Chapuzot ne surent comment expliquer le caprice du comte polonais. Paz venait passer une heure à peu près par semaine, pendant laquelle il restait dans le salon sans vouloir jamais aller ni dans le boudoir de Malaga, ni dans sa chambre, où jamais il n’entra, malgré les plus habiles manœuvres de l’écuyère et des Chapuzot. Le comte s’informait des petits événements qui nuançaient la vie de la baladine, et chaque fois il laissait deux pièces de quarante francs sur la cheminée.

― Il a l’air bien ennuyé, disait madame Chapuzot.

― Oui, répondait Malaga, cet homme est froid comme verglas...

― Mais il est bon enfant tout de même, s’écriait Chapuzot heureux de se voir habillé tout en drap bleu d’Elbeuf, et semblable à quelque garçon de bureau d’un ministère.

Par son offrande périodique, Paz constituait à Marguerite Turquet une rente de trois cent vingt francs par mois. Cette somme, jointe à ses maigres appointements du Cirque, lui fit une existence splendide en comparaison de sa misère passée. Il se répéta d’étranges récits au Cirque entre les artistes sur le bonheur de Malaga. La vanité de l’écuyère laissa porter à soixante mille francs les six mille francs que son appartement coûtait au prudent capitaine. Au dire des clowns et des comparses, Malaga mangeait dans l’argent. Elle venait d’ailleurs au Cirque avec de charmants burnous, des cachemires, de délicieuses écharpes. Enfin, le Polonais était la meilleure pâte d’homme qu’une écuyère pût rencontrer : point tracassier, point jaloux, laissant à Malaga toute sa liberté.

― Il y a des femmes qui sont bien heureuses ! disait la rivale de Malaga. Ce n’est pas à moi, qui sais faire le grand écart, à qui pareille chose arriverait.

Malaga portait de jolis bibis, faisait parfois sa tête (admirable expression populaire) en voiture, au bois de Boulogne, où la jeunesse élégante commençait à la remarquer. Enfin, on commençait à parler de Malaga dans le monde interlope des femmes équivoques, et l’on y attaquait son bonheur par des calomnies. On la disait somnambule, et le Polonais passait pour un magnétiseur qui cherchait la pierre philosophale. Quelques propos beaucoup plus envenimés que celui-là rendirent Malaga plus curieuse que Psyché ; elle les rapporta tout en pleurant à Paz.

― Quand j’en veux à une femme, dit-elle en terminant, je ne la calomnie pas, je ne prétends pas qu’on la magnétise pour y trouver des pierres ; je dis qu’elle est bossue, et je le prouve. Pourquoi me compromettez-vous ?

Paz garda le plus cruel silence. La Chapuzot finit par savoir le nom et le titre de Thaddée ; elle apprit à l’hôtel Laginski des choses positives : Paz était garçon, on ne lui connaissait de fille morte ni en Pologne ni en France. Malaga ne put alors se défendre d’un sentiment de terreur.

― Mon enfant, dit la Chapuzot, ce monstre-là...

Un homme qui se contentait de regarder d’une façon sournoise — en dessous, — sans oser se prononcer sur rien, — sans avoir de confiance, — une belle créature comme Malaga, dans les idées de la Chapuzot, devait être un monstre.

― Ce monstre-là vous apprivoise pour vous amener à quelque chose d’illégal, de criminel !...